Thèmes et interprétations

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Terme
CANNIBALISME

En Occident, le cannibalisme a fort mauvaise réputation et fait partie des tabous qui ont la vie dure depuis des lustres. Préférant oublier les nombreux exemples où, au cours des derniers siècles, des cas de cannibalisme ont bel et bien été recensés dans le continent prétendument « civilisé », la préservation de notre confort moral exige d’en laisser le douteux apanage aux populations de l’Océanie, de l’Afrique ou de l’Amérique précolombienne, où l’anthropophagie, rituelle ou alimentaire, était, non seulement fréquente, mais parfaitement admise. Ce qui, du même coup, permet de rassurer les Européens qui, dans la continuité de Montaigne, seraient tentés d’émettre des doutes sur la supériorité morale de leur « civilisation », au nom de laquelle ont été entreprises les plus sanglantes conquêtes coloniales.

L’originalité de Mirbeau a été, dans le cadre de son entreprise de  démystification de toutes les valeurs occidentales, d’inverser la relation entre les prétendus « sauvages » et les pseudo-« civilisés ». À l’en croire, ce ne sont pas les « nègres », « doux et gais comme des enfants », mais bien les Européens qui, à l’occasion, pratiquent le cannibalisme alimentaire sans le moindre scrupule, comme l’avoue sans fard un explorateur rencontré par le narrateur, dans la première partie du Jardin des supplices (passage repris d’un des Dialogues tristes paru en 1892, « Profil d’explorateur ») : « Dans les pays noirs, il n’est d’anthropophages que les blancs… Les nègres mangent des bananes et broutent des herbes fleuries. Je connais un savant qui prétend même que les nègres ont des estomacs de ruminants… Comment voulez-vous qu’ils mangent de la viande, surtout de la viande humaine ? » Puis, « fièrement et d’un ton qui établissait une indiscutable supériorité sur nous » [ses auditeurs], il confesse à la curieuse Clara, qui en salive par avance, qu’il a bel et bien « mangé de la viande humaine » : selon lui, elle a le goût « du cochon un peu mariné dans de l’huile de noix », mais on ne la mange pas « par gourmandise », car « ça n’est pas très bon », et il « aime mieux le gigot de mouton, ou le beefsteak ». Circonstance aggravante, aux yeux du lecteur moyen : au lieu de dévorer de « la viande de nègres », êtres jugés « inférieurs » et matière première inépuisable et corvéable sans merci, ce qui serait plus facile à digérer pour les délicates consciences européennes, c’étaient des « blancs », des Européens comme eux, que ses compagnons et lui-même ingurgitaient en toute sérénité d’âme, comparant leurs mérites culinaires respectifs, comme s’il s’agissait de discuter de la valeur comparée des morceaux de viande de bœuf : « Du nègre ?… s’écria-t-il, en sursautant… Pouah !… Heureusement, chère miss, je n’en fus pas réduit à cette dure nécessité… Nous n’avons jamais manqué de blancs, Dieu merci !… Notre escorte était nombreuse, en grande partie formée d’Européens… des Marseillais, des Allemands, des Italiens… un peu de tout… Quand on avait trop faim, on abattait un homme de l’escorte… de préférence un Allemand… L’Allemand, divine miss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage… Et puis, pour nous autres Français, c’est un Allemand de moins !… L’Italien, lui, est sec et dur… C’est plein de nerfs… / – Et le Marseillais ?…  / – Peuh !… déclara le voyageur, en hochant la tête… le Marseillais est très surfait… il sent l’ail… et, aussi, je ne sais pas pourquoi, le suint… Vous dire que c’est régalant ?… non… c’est mangeable, voilà tout... » L’humour noir de ce passage est, comme d’habitude, destiné à susciter une réaction, à ébranler la force d’inertie de lecteurs blasés, en choquant roidement leurs préjugés et leur bonne conscience. Du coup, toutes leurs certitudes et toutes leurs valeurs, chrétiennes ou laïques, se trouvent mises en déroute, et ils ne savent comment recevoir des propos aussi dérangeants : est-ce une simple « plaisanterie », comme fait semblant de le croire Clara au début de l’échange, ce qui serait bien rassurant ? Ou bien s’agit-il de pratiques courantes dans des situations d’exception, où les cadres moraux des « civilisés » et leur vernis superficiel de culture se volatilisent pour laisser place à l’animalité la plus vorace et la plus cruelle ? En ce cas, qu’est-ce qui distingue l’homme « civilisé » du fauve primitif, féroce et lubrique ? Et comment, dès lors, trouver la moindre justification au génocide des Africains, qui n’est perpétré, comme l’avoue sans ambages l’explorateur, que « pour leur prendre leurs stocks d’ivoires et de gommes » ? Notons aussi, au passage, que Mirbeau en profite pour glisser dans l’échange quelques piques à l’encontre de la conception chrétienne d’un dieu bon, d’une part, et des « revanchards » assoiffés de sang teuton, d’autre part : le « Dieu merci » du cannibale blanc met en effet en cause la divinité suprême, qui, si elle existait, porterait seule la responsabilité d’avoir établi la loi du meurtre qui règne dans toute la nature et qui condamne toutes les espèces à s’entredévorer ; quant au commentaire sur les Allemands, dont il serait séant de réduire le nombre dans la perspective de la prochaine boucherie, il fait écho au populationnisme des nationalistes, avides de « revanche » et fort inquiets de la supériorité démographique, et par conséquent militaire, de nos voisins d’outre-Rhin.

Mirbeau revient sur le sujet du cannibalisme cinq ans plus tard, dans une chronique de L’Humanité, « Âmes de guerre » (9 octobre 1904). Un autre explorateur y confie sa répugnance à manger de la viande de « nègres ». Non pas qu’il ait le moindre tabou ni le moindre scrupule d’ordre moral, mais tout simplement parce qu’elle n’est pas « comestible » à son goût : il la juge même « détestable » à manger, voire « nauséabonde », mais consent tout de même à faire une exception en faveur de celle du « très jeune nègre, de trois ou quatre ans », car c’est, selon lui, un « aliment assez délicat » rappelant « le petit cochon de lait ». Aussi bien, lors des razzias sur les villages africains dûment réduits en cendres, après avoir, comme il se doit, égorgé les hommes et violé les (jeunes) femmes, sa troupe avait-elle pour habitude d’enlever « les enfants qui, les soirs de mauvaise chasse et de famine, nous étaient fort utiles ». Et d’ajouter, avec l’aveu d’une tardive gratitude qui fait froid dans le dos par la bonne conscience impitoyable dont elle témoigne : « Je leur ai de la reconnaissance, et j’avoue que, plusieurs fois, ils nous sauvèrent de la mort... »

Dans tous ces cas d’anthropophagie, l’ingestion de l’autre, qu’il s’agisse de « nègres », d’Allemands... ou de Marseillais,  n’est pas seulement une manière de se l’assimiler, c’est aussi et surtout un moyen d’anéantir son identité. Comme le note Philippe Ledru, « c’est faire acte de supériorité par la capacité de recevoir une altérité sans modifier radicalement sa propre structure », c’est donc « l’acte raciste total ».

Au-delà du cas particulier, des pratiques anthropophagiques d’explorateurs chargés de massacrer les Africains « pour mieux les civiliser », et par-delà la virulente dénonciation que fait Mirbeau du colonialisme cannibale, il semble bien que, pour lui, le cannibalisme obéisse à une pulsion primaire à laquelle se ramène toute volonté de possession, et que cette volonté d’ingérer l’autre soit symptomatique de la société bourgeoise tout entière et de l’économie capitaliste dans son fonctionnement normal, comme l’analyse finement Gaétan Davoult : « Tout désir de posséder, toute forme de possession s’inspire d’une pulsion cannibale : s’approprier, c’est ingérer, absorber, dévorer. » C’est ainsi, par exemple, que, comme l’illustre le journal de la femme de chambre Célestine, « le maître ingère le domestique ». Dès lors, il apparaît que le cannibalisme est bien inhérent à l’ordre social établi et à ses instances politiques et que le romancier anarchiste est bien habilité à les remettre radicalement en cause : « En stigmatisant le colonisateur et, à sa suite, les classes dominantes qui fondent dans l’acte anthropophagique la condition de leur supériorité, Mirbeau porte une attaque cinglante à l’encontre d’une société bourgeoise dominatrice, imbue d’elle-même, profondément stupide et d’un ultime racisme, qui se perçoit comme civilisation conquérante. Le discours alimentaire qui transforme l’individu en nourriture est non seulement d’ordre existentiel, mais aussi d’ordre politique, puisqu’elle révèle l’image latente du pouvoir. » Conclusion de la même farine chez Philippe Ledru : « Rouage de la société, l’homme n’est que chair à canon ; fétu dérisoire dispersé dans la nature, il n’est que “de la viande”. Son destin est celui qui échoit à toute nourriture. »

Voir aussi les notices Afrique, Meurtre, Colonialisme, Anticolonialisme et Humour noir.

P. M.

 

Bibliographie : Gaétan Davoult, « Déchet et corporalité dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 115-137 ; Philippe Ledru, « Symbolisme de la nourriture dans l'œuvre de Mirbeau »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 57-68 ; Octave Mirbeau, « Profil d’explorateur », L’Écho de Paris, 21 juin 1892 ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle, 1899.

 

 

 


CARICATURE

Bien que, dans un article connu (« Caricature », La France, 22 septembre 1885), Mirbeau affecte de déconsidérer la caricature, « où la satire le dispute à la grossièreté », celle-ci n’en constitue pas moins, dans ses formes et dans son esprit, une des lignes de force de l’œuvre de l’écrivain. Deux illustrations en sont immédiatement fournies par la publication des Grimaces, de juillet 1883 à janvier 1884, et le numéro de L’Assiette au beurre du 31 mai 1902, Têtes de Turcs,  qui allie l’écriture pamphlétaire aux portraits charges de Léopold Braun. Chez Mirbeau, la caricature est en fait omniprésente, car elle est à la fois, pour lui, une affaire de tempérament, c’est-à-dire d’instinct et de pulsion, et le résultat de choix littéraires et idéologiques dictés par la lucidité et la raison.

 

Une arme de guerre

 

Si Mirbeau sacrifie parfois à la caricature traditionnelle, celle qui consiste à outrer un trait physique ou vestimentaire pour souligner un ridicule ou un défaut, dans l’intention principale de faire rire, il ne manque pas d’en dénoncer lui-même les limites : « Quand elle a grossi un nez, allongé des moustaches, donné aux ventres l’aspect d’une tonne, elle a tout dit » (article « Caricature »). C’est que, en effet, la caricature a chez Mirbeau une fonction démystificatrice, mise au service d’une cause : elle est avant tout une arme de guerre. Loin d’être une fin en soi, la caricature ne l’intéresse que dans la mesure où elle permet de mieux stigmatiser les tares sociales et politiques, la sclérose des usages et des rituels indûment respectés, la violence des nantis et des exploiteurs, et de dénoncer, par les voies de l’outrance et du burlesque, les grands scandales de l’histoire contemporaine. En conséquence, nulle surprise à constater que les cérémonies religieuses, les institutions établies, l’armée, le monde des affaires sont les cibles privilégiées de ce jeu de massacre justifié par la nécessité de prendre la défense de tous les opprimés, de toutes les victimes de la misère et de la crédulité.

Parmi les centaines de pages et d’exemples que l’on pourrait citer, on retiendra le vicaire scandaleux d’« Un baptême » (L’Écho de Paris, 7 juillet 1891), qui se livre à un  simulacre de bénédiction sur le corps d’un enfant mourant ; le portrait du pasteur protestant dont « l’ombre astucieuse et féroce se profile sur la désolation des peuplades vaincues » dans « Colonisons » (Le Journal, le 13 novembre 1892), et celui de M. Roch qui, dans Sébastien Roch, incarne toute la suffisance et la bêtise conformiste du commerçant enrichi : « [Ses] yeux, enchâssés dans les capsules charnues et trop saillantes des paupières, accusaient des pensées régulières, l’obéissance aux lois, le respect des autorités établies, et je ne sais quelle stupidité animale. » On pourrait ajouter, pour bien prouver que la hargne de Mirbeau n’épargne personne, cette évocation monstrueuse de la cohorte des écrivains « qui se tordaient sur des moignons calleux, la bouche au ras de la fange, les poètes acclamés qui rampaient, visqueux, sur le sable comme des limaces… » (« Conte », Le Matin,  1er janvier 1886).

   

Les procédés caricaturaux

 

Utilisant avec brio toutes les ressources des procédés caricaturaux, les effets de contraste, les fantaisies onomastiques (du baron Bombyx à Monsieur Quart, encore plus petit que M. Thiers, en passant par Cléophas Ordinaire et Clément Sourd), O. Mirbeau en privilégie deux : l’hyperbole, surtout sous sa forme d’outrance verbale qui allie les avantages de la caricature et du pamphlet, et l’altération de l’apparence humaine en animal ou en objet.

L’outrance verbale, qui peut revêtir toutes les nuances allant de l’humour noir à l’imprécation véhémente, est toujours à la mesure de son indignation. Ainsi dans « Maroquinerie » (Le Journal, 12 juillet 1896), où l’on entend le général Archinard vanter le plus sérieusement du monde les qualités et les mérites incomparables du cuir de nègre, « joli…solide…inusable…[…] avec quoi on peut fabriquer de la maroquinerie d’art… […] et même des gants pour le deuil… Ha ! ha ! ha ! » Le jeu, qui repousse les limites du raisonnable et de l’imaginable, se reproduit de manière analogue dans « Âmes de guerre I » (L'Humanité,  25 septembre 1904), lorsque l’explorateur déplore que la chair du nègre ne soit pas comestible, exception faite de celle du « très jeune nègre, le nègre de trois ou quatre ans, [qui] est un aliment assez délicat… » Certains lecteurs, déroutés sans doute par la démesure de la charge, n’ont pas voulu comprendre que l’écriture de l’insoutenable était devenue la seule parade à opposer à la violence insoutenable de l’Histoire.

 

 

Une esthétique du désespoir et de la laideur

 

Mais il y a bien davantage. Le recours fréquent à l’animalisation de l’humain, ou à sa transformation en végétal, voire en matière minérale, révèle de la part de Mirbeau d’autres préoccupations et d’autres angoisses. Si, chez lui, les bouches se transforment si souvent en « mâchoires de bêtes », la voix humaine en cri ou en grognement et si la chair se minéralise ou, au contraire, s’avachit dans une molle déliquescence (cf. « Dans l’antichambre »,  L’Écho de Paris, 26 novembre 1889), c’est que la caricature est autre chose qu’un effet rhétorique ou une arme légitime entre les mains de l’imprécateur, même si ces caractéristiques conservent leur validité. Pour l’auteur de Sébastien Roch, la caricature est une manière viscérale d’appréhender le monde, l’homme et son milieu, l’expression d’un désespoir foncier et d’une lucidité inaltérable. Mirbeau ne déforme pas la réalité, il en projette sous nos yeux la laideur généralisée. À tel point qu’on est en droit de se demander si le terme de caricature convient encore pour parler de l’abbé Jules, du bourreau du Jardin des supplices ou de cette Rosalie, « larve humaine » qui, dans Les Mémoires de mon ami, ne fait que reproduire la laideur atavique de ses ascendants « trop bêtes, trop laids. » Au regard de Mirbeau, c’est l’ensemble de l’humanité, toutes classe confondues, qui relève d’une grotesque et abjecte caricature. Cette laideur universelle n’épargne rien d’ailleurs, ni les animaux – ce qui constitue une surenchère rare dans la volonté de dénigrer le réel – ni les choses.

Cette esthétique de la laideur, dans laquelle on pourrait voir une forme de complaisance de la part de Mirbeau, révèle en réalité deux terribles vérités qui dominent l’ensemble de son œuvre : les hommes sont laids et ne supportent pas la beauté (ils sont trop vils et trop veules pour cela) ; et ils sont condamnés à mourir. Instrument à double détente, la caricature est à la fois le révélateur de cette misère et le masque grimaçant derrière lequel se dissimule, à peine, l’effroi de tout être lucide : « Je m’efforce –  avoue Mirbeau dans « Le Dernier voyage » (Le Journal, 8 mars 1896) – d’accentuer le sens caricatural [des choses] pour ne pas voir ce qu’il y a, au fond, de terrible ennui et de véritable effroi. » Il n’est pas certain que ce pis-aller volontariste ait pu apaiser la souffrance de son idéalisme constamment démenti et forcément déçu.

Voir aussi les notices Contre-type, Dérision, Exagération, Pessimisme et Têtes de Turcs.

B. J.

 

Bibliographie : Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau : aspects, formes et signification(s) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 115-139 ; Lucien Refort, La Caricature littéraire, Librairie Armand Colin, 1932 ; Arnaud Vareille, « Un usage particulier de la caricature chez Mirbeau : le contre-type », Cahiers Octave Mirbeau, 2008, n° 15, pp. 102-124.


CENSURE

CENSURE

 

Mirbeau et la censure

 

            Mirbeau s’est opposé à maintes reprises à la censure théâtrale, tant dans son principe même qu’à l’occasion des problèmes rencontrés par des pièces telles que Germinal, de William Busnach, d’après le roman de Zola, en 1885 (voir « Émile Zola », Le Matin, 6 novembre 1885), de Quelqu’un troubla la fête, de Marsolleau, en 1900, puis, en 1901, de Décadence, d’Albert Guinon, de Ces Messieurs, de Georges Ancey, et des Avariés, d’Eugène Brieux, et ce indépendamment de la valeur théâtrale des pièces concernées : « En principe [...], je suis ardemment, furieusement contre la Censure. Je n’admets pas que quelqu’un... n’importe qui... lequel est généralement un ignorant et un imbécile, ait le droit de mettre des entraves à l’impression, à l’expression de la pensée humaine. Cela me paraît aussi fou que si on interdisant à un boulanger de vendre du pain dans une boulangerie » (« En flânant », Le Journal, 1er décembre 1901,

            Il voit dans la censure, confiée par la République à un « pâle fonctionnaire » qui n’y entend goutte, un moyen préventif d’empêcher les idées de se répandre dangereusement pour l’ordre établi : « Des idées, je vous demande un peu... N’est-ce point de la folie ?... Cela seul justifierait l’interdiction [de Décadence], car la République, de même que les monarchies, n’aime pas beaucoup qu’on vienne la troubler, dans sa digestion, avec des idées. Les idées peuvent germer, est-ce qu’on sait ? Il peut arriver que des gens qui ne pensaient pas, qui ne pensaient à rien, se mettent tout d’un coup à penser que tout n’est pas pour le mieux dans la société » (« Décadence », Le Journal, 24 février 1901) .

            Pour autant Mirbeau ne se fait pas d’illusions sur les effets qu’aurait la suppression de la censure théâtrale (laquelle est advenue en 1906) : cela ne changerait rien à la crise du théâtre. D’une part, parce que, tout bien pesé, et nonobstant certaines interdictions qui rappellent fâcheusement l’Empire ou font penser à l’Autriche et à l’Espagne, force lui est de reconnaître qu’en France, « la censure est, en général, assez tolérante ». Ensuite, parce que le régime de la totale liberté accorderait aux seuls directeurs de théâtre un droit de vie et de mort sur les pièces qui leur seraient présentées, et que leur censure préalable serait peut-être pire encore : « Il serait absolument impossible à un honnête auteur de faire représenter sa pièce sur un théâtre... Il suffirait qu’elle soit belle pour que le directeur, effrayé, la supprimât en la tripatouillant du fait seul de cette beauté » (« En flânant », loc. cit.). Enfin, parce que la crise du théâtre a des causes profondes et durables, liées au système théâtral en vigueur (voir la notice Théâtre), et que la censure n’y est pour rien.

 

La censure et Mirbeau

 

            Au théâtre, Mirbeau n’a pas été véritablement confronté à la censure institutionnelle. Tout juste a-t-il craint un moment, en 1900, lors d’un projet de tournée des Mauvais bergers en province –  projet qui, pour finir, n’a pas abouti – que des préfets ne fissent du zèle et n’interdissent la pièce par crainte de désordres publics. En revanche, en 1908, il s’est heurté à l’inflexibilité d’un directeur de théâtre, Jules Claretie, administrateur de la Comédie-Française, qui, après avoir reçu Le Foyer, a pris peur en découvrant les audaces de la pièce et en a suspendu les répétitions ; mais Mirbeau portera l’affaire devant les tribunaux et aura gain de cause. En province, certains maires, tel celui d’Angers, interdiront la pièce, lors de la tournée Baret de l’hiver 1909, mais la plupart du temps ces interdictions seront annulées par les préfets.

Par ailleurs, pour ce qui est des romans de Mirbeau, nous savons, par des extraits de lettres de l’éditeur Georges Charpentier au romancier, que la Justice suivait de près la publication de Sébastien Roch en feuilleton dans L’Écho de Paris, pendant l’hiver 1890. Mais aucune plainte ne fut déposée pour atteintes aux bonnes mœurs, comme le sujet pouvait le laisser craindre. Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900) échappèrent également aux ciseaux d’Anastasie, confirmant qu’en France la censure est effectivement plus « tolérante » qu’en Belgique, où Le Jardin des supplices a été interdit par un magistrat de Bruges, ou, a fortiori, qu’en Autriche et en Allemagne : en Autriche, Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre, publiés par le Wiener Verlag, sont carrément interdits par la censure, en 1901 ; en Allemagne, toutes les traductions allemandes de Mirbeau parues en Autriche, au Wiener Verlag, et en Hongrie, chez Grimm, sont également interdites ; et, en 1907, aucun éditeur n’a osé publier La 628-E8, par peur d’une condamnation à la prison ferme et à une lourde amende.

P. M. 

 

            Bibliographie : Norbert Bachleitner, « Traductions et censure de Mirbeau en Autriche », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 396-403; Octave Mirbeau, « À propos de la censure », Le Gaulois, 20 juillet 1885.


CHANSON

Le critique Mirbeau s’est montré assez sourd à la découverte et à l’approfondissement de sa connaissance du monde lyrique. C’est dans la fiction, en revanche, qu’il faut aller chercher les signes de cet intérêt spécifiquement romanesque. La forme circulaire et obsédante du refrain, par exemple, exprime assez bien dans les nouvelles la somme d’effroi, de trahison, de malaise qui écrase les figures romanesques, alors que la chanson déserte de façon inédite, chez l’anarchiste Mirbeau, le terrain de la contestation politique ou de la reconquête de la dignité sociale. Le refrain répété procède d’un travail de sape, d’un effet d’usure, qui aliène le narrateur de « La Chanson de Carmen » ou de « La Tête coupée ». En somme, il fait affleurer les impasses de la communication entre l’homme et la femme, et souligne les violences commises par l’individu envers l’individu. La chanson, comme le rire incoercible, désigne ainsi la réalité d’une trahison, d’un cocufiage, d’un manquement, volontiers sur le mode comique (« Le Pont », « Enfin seul »). Ingratitude, voire infidélité : la place de la faute rappelle à l’occasion que la chanson mirbellienne se déploie dans le cadre d’une variation sur le thème du possédé ou de l’hystérique. La chanson participe de l’annonce d’un événement funèbre (Les Mauvais Bergers), ou son caractère persécuteur renvoie à l’obsession de la mort en accélérant le drame à venir (Un homme sensible, 1901) dans une atmosphère marquée par un imaginaire de la transgression (« Le Petit gardeur de vaches »).

Dans l’œuvre romanesque, la chanson relève explicitement de la séduction malfaisante. Ce charme envoûtant qui passe par le sens auditif, complète le délire de Mintié, par exemple, dans Le Calvaire, qui s’organise non seulement autour d’images et de représentations visuelles voisines de l’hallucination, mais aussi de rythmes et de refrains vidés de leur sens rationnel pour mieux dire et susciter la psychose. Le jeune Sébastien, héros éponyme du roman de 1890, est lui aussi la proie de sa sensibilité impressionnable au chant des maîtrises, cependant que ses éducateurs lui interdisent l’apprentissage du chant. Flirter avec l’interdit : à l’article de la mort, l’abbé Jules accompagne cette profession de foi d’une ultime chanson, volontiers paillarde. Plus tournée vers la célébration de l’union de la vie et de la mort, la chanson « J’ai trois amies », susurrée par Clara dans Le Jardin des supplices, constitue néanmoins elle aussi un avatar sardonique du mal.

Si la chanson facilite aussi la compréhension du lien qui unit l’homme à la nature, l’animal chanteur s’inscrit sous le signe du mal universel, et le bestiaire annonce par sa voix l’imminence du drame à venir (« Le Colporteur », « Histoire de chasse »).

En définitive, la forme cyclique du chant révèle toujours, dans l’œuvre mirbellienne, un dialogue avec soi-même, en soulignant en creux l’incommunicabilité essentielle des êtres.

S. L.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « « Un obsédant refrain : sortilège d’Orphée chez Mirbeau », Cahiers Mirbeau n° 8, 2001, p.183-198.


CHARITE

CHARITÉ

 

            Dans les pays de tradition catholique, la charité, vertu théologale d’après l’Église romaine, a toujours bénéficié d’un préjugé favorable. Signifiant initialement l’amour de Dieu, ce terme a fini, dans la pratique, par désigner la façon dont les fidèles sont supposés manifester cet amour : en apportant aide et secours aux malheureux et aux déshérités, notamment sous la forme d’aumônes distribuées aux mendiants massés à la sortie de la messe. En 1665, dans la célèbre scène du Pauvre de Don Juan, qui fit scandale, Molière avait montré l’hypocrisie de cette pratique des riches et mis en lumière l’aliénation idéologique des pauvres, qui étaient censés en être les bénéficiaires. Mirbeau, pour sa part, n’a cessé de dénoncer la bonne conscience des nantis et la mystification que représente la charité, parce qu’elle entretient la servitude des miséreux et perpétue l’injustice sociale au lieu de chercher à y remédier : sous prétexte que « Dieu ordonne d'aimer... d'aimer même la souffrance » (« Tableaux de misère », Le Figaro, 3 avril 1888) , les pauvres sont supposés se soumettre aux épreuves qu'il leur envoie et attendre des jours meilleurs... dans l'autre monde. En 1884-1885,  Mirbeau a donc consacré à la charité une dizaine de chroniques fort critiques, d’autant plus surprenantes que plusieurs ont paru dans Le Gaulois, quotidien mondain et catholique qui s’était fait une spécialité des fêtes dites « de charité » ; et sa dernière grande pièce, Le Foyer (1908), qui a suscité un beau scandale, est une charge à fond contre la charité-business.

            Mirbeau adresse à la charité toute une série de critiques.

            * Le plus souvent la pseudo-charité n'est qu'une forme déguisée de publicité et une manière, pour les bonnes âmes fortunées, de se doter d'une irréfragable bonne conscience en battant « de la grosse caisse sur la peau des victimes » (« La charité se repose », Les Grimaces, 17 novembre 1883). C’est ce que Mirbeau s'emploie à démontrer dans une série d'articles dénonçant les fêtes de charité, où s’exhibent les vanités du monde immonde et qui ne peuvent que « nous dégoûter de la charité », au moment même où, « en France, la misère devient effroyable » et ne peut donc qu’alimenter la révolte populaire (« Encore les fêtes de charité », La France, 7 janvier 1885). Ainsi conçue,  « la charité s’est faite, non la guérisseuse, mais l’exploiteuse des misères humaines » : « Elle ne s’inquiète pas des malheurs qu’elle doit secourir, elle ne pense qu’aux vanités qu’il faut qu’elle flatte, aux plaisirs qu’il faut qu’elle se donne » (« Les Fêtes de charité »,  Le Gaulois, 6 octobre 1884).   

            * Quand bien même elle ne serait pas « pure grimace », elle est d’une totale inefficacité face à l’étendue des misères existantes : « Quand on aura remis deux francs cinquante à chaque pauvre, ce qui me paraît une jolie proportion, les deux francs mangés, qu'y aura-t-il de changé à la situation ? La vérité est qu'on ne soulage pas un peuple qui souffre par des aumônes distribuées de temps en temps, et la charité, si ingénieuse et si dévouée soit-elle, est impuissante contre la misère publique. Elle vient en aide à des souffrances particulières, [...] mais que peut-elle contre une crise effrayante ? [...] L’aumône n’est qu’une halte dans la misère, et elle vous rejette bien vite plus désespéré, plus meurtri que jamais, aux lendemains sans espoir » (« Le Travail et la charité », La France,  20 février 1885).

            * Même si elle est pratiquée d’un cœur pur et sans arrière-pensée, la charité n’en constitue pas moins, par-dessus le marché, un vol de « l’affection » des pauvres, parce que, au lieu de « sauter à la gorge » des riches pour leur prendre leur dû, ils leur baisent la main « comme un bon chien reconnaissant et fidèle » (« Fructidor », L'Écho de Paris, 15 septembre 1891).

            * Les foyers prétendument charitables ont des effets pervers pour les enfants pauvres qui y sont recueillis. Dans les foyers ordinaires, ils deviennent des « proies pour la misère, pour le vice, pour le crime » ; quant aux plus huppés, tel l’Orphelinat des Arts, qui était réservé aux filles, ils risquent fort de « faire des jeunes filles des déclassées », bientôt mûres pour « la chute », c’est-à-dire la galanterie ou la prostitution (« Les Enfants pauvres »,  Le Gaulois, 23 février 1885).

            * Dans nombre de ces foyers pour enfants pauvres se pratiquent toutes sortes d’abus, y compris sexuels, de la part des adultes, mais le scandale est toujours étouffé ; et la main-d’œuvre qu’on y trouve en abondance, excessivement bon marché, donne lieu à une surexploitation économique fort juteuse pour les entreprises et pour les businessmen de la charité, comme Mirbeau en donne un exemple éloquent dans Le Foyer.

            * Enfin, pas plus que la philanthropie, la charité n’apporte la moindre solution à la misère, puisqu’elle ne s’attaque nullement aux causes du mal : « Le mal n’est pas là où on va le chercher. Il est uniquement dans la mauvaise organisation sociale, d’où découlent fatalement crimes et misères. C’est contre elles qu’il faudrait déployer toutes les énergies à une lutte sans merci » (« Les Petits martyrs », L'Écho de Paris, 3 mai 1892).

            À la charité des chrétiens Mirbeau oppose donc la justice ; à la bienveillance intéressée des riches, il oppose les droits des pauvres ; à la résignation des misérables et souffrants de ce monde, il oppose la nécessaire révolte.

            Voir aussi Philanthropie et Religion.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28.  

 


CHIEN

Si, par affinité, certains écrivains sont plutôt chats, il semble que Mirbeau réserve sa dilection au genre canin. Non que l’espèce apparaisse invariablement sous la forme de la bête résolument intelligente : le chien Spy, grêle animal sans « personnalité », reflétant le tempérament capricieux, frivole et inconséquent de sa maîtresse Juliette, dans Le Calvaire, en 1886, est là pour démontrer que les chiens de salon baudelairiens existent dans l’œuvre ; les bas-rouges du récit de 1913 incarneront le mythe de la soumission domestique du chien servile. En 1907, le ton n’est pas plus amène : le chien, réduit au statut de « pauvre cabot déguisé, devient le « stupide héros de sa fidélité », qualité à laquelle l’auteur de La 628-E8 n’est pas prêt à faire crédit. Mais en 1913, Dingo semble bien constituer un paradigme mirbellien. Frère de ces bêtes dotées d’un sixième sens pour élucider les tares humaines, qui ont nom Velu, dans L’Ennemi des lois, de Barrès, ou Agar, dans D’un château l’autre de Céline, le chien éponyme est à la fois le témoin  et le modèle, qui cristallise les plus ardentes pulsions individualistes de Mirbeau. Il y a, certes, un paradoxe à trouver sagesse et bonté, non dans l’esprit humain, puisque ces dernières l’ont résolument déserté, mais au cœur sensible des bêtes. Mais la misanthropie mirbellienne a tôt pris les formes d’un amour des bêtes, toutes espèces ou races confondues ; rappelons son combat contre la déshonorante vivisection, sa préoccupation de la mise en place de la loi Grammont, en 1881, ou son intérêt pour le fonctionnement des S.P.A. À travers Dingo, le chien devient l’exemple d’un humanisme animal. Sa force obscure et primitive (il appartient à une espèce antédiluvienne, celle des fameux dingos d’Australie) constitue sa facette dionysiaque ; mais son instinct enfante une forme d’intelligence, qui s’exprime harmonieusement dans la finesse apollinienne de ce qu’il faut bien appeler son esprit.

Les procédés de sa caractérisation soulignent non pas tant les écarts avec la personnalité humaine que sa conformité à une sensibilité humaine idéale. Il a gardé en lui « les saines allégresses de la nature », entretient « la violence de sa haine » contre les moutons, regorge « d’ardentes passions individualistes, d’énergiques vouloirs, de combativités généreuses », conserve « son indépendance et sa personnalité ». Au vrai, la présence de ces traits chez le chien inscrit en creux leur absence effective chez l’homme. Dingo cristallise en son âme les qualités morales que son maître désespère de rencontrer en ses semblables : il se révèle « plus intelligent » que son maître qu’il « aime », il est « enjoué, câlin, très tendre, lyrique même », prodigue de « délicate indulgence » et « d’esprit de justice », déborde « d’altruisme ». Le chien emprunte certes davantage à l’imaginaire exalté et fécond de son auteur qu’à la transcription fidèle de son expérience de vie auprès de son chien Dingo – race mâtinée de griffon, plus que véritablement héritière du prédateur australien. Ce qui est incontestable, en revanche, c’est l’affection sans bornes et douloureuse que Mirbeau voua à ce compagnon à quatre pattes.

S. L.

 

Bibliographie : Michel Contart, « Dingo vu par un vétérinaire cynophile », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 142-168 ; Pierre-Jean Dufief, « Le monde animal dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », Actes du colloque d’Angers, Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 281-293 ; Samuel Lair, « Dingo, l’ultime sursaut », in Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 211-221 ; Samuel Lair, « Paul Léautaud et Octave Mirbeau : Arlequin, l’animal et la mort », Cahiers Octave Mirbeau, n°12, 2005, pp. 154-167 ; Christopher Lloyd, « Octave Mirbeau et Jack London fabulistes : de Dingo à Croc-blanc », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, 281-291. 


CHRISTIANISME

CHRISTIANISME

 

            Mirbeau a été élevé, dans le Perche, dans la religion chrétienne et a fait ses études au collège des jésuites de Vannes. Baignant dans un milieu chrétien et dans une culture chrétienne omniprésente, à une époque où l’Église catholique est encore extrêmement puissante et continue de régir la vie quotidienne des quarante millions de Français, il n’a pu qu’en être durablement marqué et en conserver longtemps ce qu’il appelle « l’empreinte », nonobstant sa précoce émancipation intellectuelle, comme il le reconnaîtra en 1902 : « De cette éducation, qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur, j’ai conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique. Et c’est après beaucoup de luttes, au prix d’efforts douloureux, que je suis parvenu à me libérer de ces superstitions abominables par quoi on enchaîne l’esprit de l’enfant pour mieux dominer l’homme plus tard. Je n’ai qu’une haine au cœur, mais elle est profonde et vivace : la haine de l’éducation religieuse » (« Réponse à une enquête sur l’éducation », Revue blanche, 1er juin 1902). De cette imprégnation chrétienne témoignent, entre mille autres choses, le titre du premier roman signé de son nom, Le Calvaire (1886), auquel Mirbeau entendait donner une suite intitulée La Rédemption, le titre de sa tragédie prolétarienne Les Mauvais bergers (1897) et l’étrange discours que la pasionaria des corons, incarnée par Sarah Bernhardt, y tient, devant un calvaire, aux grévistes affamés qu’elle invite à bien mourir. Plus éloquente encore est la logique de rédemption et d’expiation à l’œuvre dans la vie même de l’écrivain : après avoir prostitué sa plume pendant douze ans dans la presse, comme l’abbé Jules dans son Église, et en avoir conçu d’amers remords et un sentiment de honte ineffaçable, il a entrepris sa rédemption par le verbe (et accessoirement par des espèces sonnantes), en se mettant au service de ses idéaux éthiques et esthétiques ; et, parallèlement, il a expié ses compromissions passées en épousant une réprouvée et ancienne femme galante, Alice Regnault, qui avait vendu son corps comme il avait vendu son âme, ce qui l’a mis immédiatement au ban de l’hypocrite « bonne société » et a fait par la suite, de sa vie conjugale, un enfer (voir Mémoire pour un avocat, 1894). Comme quoi on peut très bien s’être débarrassé de toutes les « superstitions abominables » et tourner en dérision des dogmes tout juste bons « pour des pensionnaires de Charenton » et des rites religieux comparés à une « arlequinade »,  et néanmoins conserver, profondément enfoui dans son psychisme, le mécanisme comportemental inculqué par ces « pétrisseurs d’âmes » que sont les prêtres.

            Dès ses premières lettres à Alfred Bansard, il apparaît que le jeune Mirbeau se pose en héritier des Lumières et qu’il est totalement libéré, non seulement de toutes croyances religieuses, mais même de tout respect à l’égard de ce qu’on lui a présenté comme sacré au cours de ses quinze premières années : tout ce qui relève du religieux ne suscite de sa part que sarcasmes et dérision. Quant à la « morale » répressive en vigueur dans son village de Rémalard ou au collège de Vannes, il a tôt fait de n’y voir qu’hypocrisie et compression contre-nature de besoins parfaitement sains et naturels, et il n’a qu’une hâte : jeter sa gourme dès sa première visite dans la Babylone moderne. Plus jamais il ne reviendra sur cette vision extrêmement critique du christianisme. Ce qui ne l’empêche pas, comme l’abbé Jules du roman homonyme de 1888, de considérer qu’il peut y avoir de la noblesse dans le personnage du Christ, dans « son œuvre sublime de rédemption humaine » et « sa grande mission d’amour ». Mais il s’agit là de prédications aussi vagues que généreuses, dont les institutions chrétiennes, et au premier chef l’Église catholique, se sont empressées d’oublier la portée et qu’elles ne cessent de trahir, comme l’abbé Jules le jette au visage des prêtres de son diocèse qui n’ont que faire, dans leur vie quotidienne, du message évangélique (voir la notice Église).

            Le christianisme, comme toutes les religions institutionnalisées, est devenu un « opium du peuple » destiné à l’anesthésier par « l’opium de l’espérance », pour l’empêcher de se révolter, et à le crétiniser par des croyances grotesques, pour  pouvoir le dominer et le tondre plus facilement. Et il s’est fait tout naturellement, dans le cadre de l’alliance traditionnelle du sabre et du goupillon, le complice de tous les crimes perpétrés en Europe par les pouvoirs en place et par leur soldatesque, qu’il s’agisse des expéditions coloniales (voir la notice Colonialisme), des guerres entre les peuples bénies par les prêtres dans les deux camps, de la sanglante répression de la Commune, ou encore de l’affaire Dreyfus (voir la notice), où Mirbeau voit un « crime exclusivement jésuite » (« Souvenirs », L’Aurore, 22 août 1898). De ce point de vue-là, il ne fait pas de différences entre catholiques et protestants et renvoie dos à dos le curé et le pasteur, aussi criminels, aussi hypocrites et aussi cupides l’un que l’autre.

            On pourrait penser que ses exigences éthiques et libertaires trouvent plus naturellement leur compte avec le protestantisme qu’avec le catholicisme, dans la mesure où la Réforme a facilité le libre examen des textes dits « sacrés », ouvrant ainsi la voie auxLumières, et où la morale y est prise au sérieux et ne constitue pas seulement un masque commode, comme chez tant de Tartuffes catholiques, toujours prêts à passer « avec le Ciel des accommodements ». Certes. Reste que Mirbeau est rebuté par la dangereuse rigueur des luthériens, des calvinistes et de ceux qui, parmi les fidèles de l’Église romaine, sont le plus proches des réformés, les jansénistes. Comme le docteur Vuillet, de Genève, rencontré à Menton, il trouve « les protestants insupportables » par leurs exigences persécutrices. Dans deux des romans qu’il a écrits comme “nègre” au début de sa carrière, il a montré les dangers de l’intériorisation d’une morale trop compressive sans possibilité d’exutoire : dans L’Écuyère (1882), c’est une luthérienne finlandaise, Julia Forsell, qui, après avoir été violée, comme le sera le petit Sébastien Roch du roman homonyme de 1890, finit par se suicider, souillée à jamais et persuadée de ne plus jamais pouvoir « marcher entre les lys » ; dans La Duchesse Ghislaine (1886), c’est une janséniste qui se refuse longtemps à celui qu’elle aime, qui ne se donne à lui qu’une fois qu’il est trop tard et qui finit par mourir prématurément des suites de cette vie ratée à cause d’une intransigeance morale déplacée : à force de réprimer ses pulsions et  de s'interdire des actions qu’elle juge « dégradantes », alors qu’elles seraient au contraire indispensables à son épanouissement, et de voir une « déchéance » dans le don de son corps à celui qu’elle aime, elle est l'artisan de son propre malheur. La morale chrétienne en général aboutit donc à une répression contre-nature des besoins les plus naturels, et les effets en sont gravement pernicieux pour l’individu, perpétuellement frustré ou coupable, mais aussi pour la société, qui subit les conséquences de ce refoulement collectif, source de perversions, de harcèlements et de crimes sexuels. L’abbé Jules, qui est ici le porte-parole du romancier, s’en plaint amèrement : « J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux... » (L’Abbé Jules, II, 3). Les catholiques sont cependant moins sauvagement brimés que les protestants car, par le miracle de la confession, qui accorde aux prêtres le pouvoir exorbitant de l’absolution, ils ont du moins la possibilité de se débarrasser de leurs fautes et de se remettre à « pécher », sinon en toute sérénité, du moins avec la satisfaction de savoir qu’ils seront facilement absous. Ce que la « morale » y perd en rigueur et en sérieux, l’individu qui n’a point trop intériorisé les règles répressives le gagne en satisfactions de la chair.

            Quand Mirbeau dénonce ce qu’il appelle « le poison religieux », il ne s’en prend pas seulement aux dogmes infantiles du christianisme et aux superstitions les plus grossières dont on gave le bon peuple et qu’il tourne en dérision, notamment dans Sébastien Roch (1890). Le poison le plus dangereux à ses yeux est celui de la culpabilité. Car, quoi qu’il fasse, le chrétien est jugé coupable et se sent coupable, parce que, chaque fois qu’il jouit d’un plaisir quelconque, il a intériorisé l’idée qu’il va lui falloir le payer, fût-ce d’un prix modique imposé par le confesseur. Le personnage de l’abbé Jules illustre à merveille cet aspect éminemment pervers du christianisme, car il a beau se répéter avec lucidité que les plaisirs de la chair sont sains et naturels, il n’en continue pas moins à n’y voir que des « cochonneries » dont il a honte et dont il se punit. La « morale » sexuelle imposée par le christianisme se révèle donc éminemment perverse et criminogène : « Ô brave et honnête morale, que de bêtises… et aussi… que de crimes on commet en ton nom ! » (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901).

            Mirbeau n’est pas seulement anticlérical, irréligieux et athée, il est aussi radicalement antichrétien, et il est d’autant plus hostile au christianisme qu’il a lui aussi été durablement « pétri »  et en a beaucoup souffert.

Voir aussi les notices Religion, Église, Jésuites, Charité et Morale.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau,  L'Abbé Jules, Ollendorff, 1888 ;Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Le Limon, 1989 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.

 


CINEMA

Si les références explicites au cinématographe dans l’œuvre de Mirbeau se comptent sur les doigts d’une main, il n’en est pas moins remarquable que la première allusion date de 1898 et révèle l’extraordinaire réactivité de l’écrivain, si l’on veut bien se rappeler que la première séance publique de projection filmée remonte au 28 décembre 1895. Dans L'Épidémie, en effet, qui se passe au cours d’un conseil municipal, un membre de la majorité s’en prend à un conseiller de l’opposition en lui reprochant de tenir un cabaret dont la présence en ville constitue « une honte…une immoralité…un attentat à la pudeur… » Le conseiller se défend en répliquant que son établissement est « de premier ordre » puisqu’il y « a installé un cinématographe !… » Dernier cri de la technique de l’image animée, déjà promu au rang de divertissement populaire, le cinématographe, dont le nom ne s’abrège pas encore, est avant tout un gage de modernité, un signe évident de l’avancée du Progrès.

Dans le « Frontispice » du numéro de L’Assiette au beurre consacré aux Têtes de Turcs d’Octave Mirbeau (n° 61 du 31 mai 1902), l’allusion aux « écrans lumineux [des] cinématographes » se réduit pourtant à l’évocation d’une simple lanterne magique qui projette, comme autant d’ombres chinoises, les portraits des personnages qui font « l’actualité parisienne ». La référence est d’ailleurs placée sous le signe de la mystification et fait penser à une allusion analogue, au début de La 628-E8, qui assimile les « foules qui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumières aveuglantes, [à] des projections de lanterne magique… » Dans les deux cas, nous avons affaire à de simples jeux d’ombres et de lumière qui délimitent les contours, un théâtre de silhouettes comme il y en a tant à Paris dans les dernières décennies du XIXe siècle et dont le cinéma naissant n’est alors, pour la grande majorité du public, qu’une variété, sans véritable avenir culturel.

En revanche, le ton et la perspective sont sensiblement différents dans l’article « Questions sociales » que Mirbeau publie dans Le Journal le 18 février 1900, et qui s’inscrit dans le contexte de la bataille qu’il est en train de mener en faveur de la création d’un théâtre populaire. Dans un cadre fictionnel qui lui est familier, O. Mirbeau feint de recevoir un interlocuteur qui propose de régler la question du théâtre populaire en équipant les trente-six mille communes de France d’un cinématographe et d’un phonographe. Ce dispositif permettrait de montrer et de faire entendre « les pièces les plus admirables de notre répertoire classique », ainsi que les phases de notre histoire nationale. Les entractes, quant à eux, permettraient de faire « défiler, sur les plaques lumineuses, des réclames variées, sous une forme amusante, et même au besoin instructive. » Ainsi, le cinématographe et le phonographe deviendraient « les deux plus formidables éléments d’instruction publique, d’enseignement populaire qu’on aura jamais vus. »  Les rares interventions, ou interruptions, de l’auteur disent assez bien la méfiance et le scepticisme avec lesquels il accueille ces propos enthousiastes, tout particulièrement en ce qui concerne le rôle dévolu à la publicité, « corruptrice et menteuse, devenant le plus merveilleux agent de la vérité et le sublime véhicule de la moralisation universelle ! » Riche, sans doute, de potentialités éducatives, le cinéma n’en reste pas moins entaché, dès sa naissance, de deux risques majeurs : le populisme et le mercantilisme, qui expliquent la méfiance de Mirbeau.

Dans ce contexte, il paraît significatif que, dans un épisode de La 628-E8, « Une soirée au music-hall », le cinématographe soit simplement cité dans une énumération d’attractions où il côtoie, sur un pied d’égalité, « les acrobates japonais, les chanteuses viennoises, les danseuses espagnoles », autant de divertissements susceptibles de « satisfaire la moyenne des aspirations amoureuses et artistiques de nos contemporains. »

Cependant, il ne serait ni juste ni pertinent de reprocher à O. Mirbeau de n’avoir su prévoir l’essor et la richesse de la production cinématographique du XXe siècle, encore moins la contribution qu’elle allait apporter à la culture mondiale. Reconnaissons à l’auteur le mérite de n’être pas resté indifférent ou aveugle face à la naissance du cinéma. Pour le reste, O. Mirbeau partage manifestement le scepticisme des écrivains et des intellectuels de son époque, à la manière de Georges Duhamel, par exemple, et s’en tient à une « méfiance amusée », pour reprendre le mot de Y. Lemarié. On peut seulement regretter que Mirbeau n’ait pas perçu, semble-t-il, les convergences et les interactions qui existent entre l’écriture romanesque et l’écriture cinématographique. Et pourtant, si l’on veut bien y songer, quel extraordinaire roman cinématographique que La 628-E8, avec son art du déplacement, le foisonnement de ses personnages et la multiplicité des points de vue ! Au reste, ce que l’auteur dit de l’automobile dans « Avis au lecteur » pourrait, tout aussi bien, s’appliquer au cinéma : « L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige. » Renoir, Buñuel, pour ne citer qu’eux, ne resteront pas insensibles au potentiel cinématographique offert par l’œuvre d’Octave Mirbeau.

 

B.J.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Mirbeau et le cinéma : Le Journal d’une femme de chambre, de Jean Renoir », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 373-384 ; Yannick Lemarié, « La 628-E8 et le cinéma : un art du montage », in L’Europe en automobileOctave Mirbeau écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp. 161-173 ; Deepa Nair, « From Page to Screen : A Study of Octave Mirbeau’s The Diary of a Chambermaid and the Screen Adaptations by Jean Renoir and Luis Buñuel », Fiction To Film, Delhi, vol. 21, n° 1-2, janvier-décembre 2008 ; Charles Tesson, « Jean Renoir et Luis Buñuel – Autour du Journal d'une femme de chambre », in Nouvelles approches de l'œuvre de Jean Renoir, Presses de l'Université de Montpellier, 1995, pp. 39-61 ; Francis Vanoye,  « Trois femmes de chambre (note sur deux adaptations du Journal d’une femme de chambre. d’Octave Mirbeau) », Actes du colloque de Nanterre, Relecture des “petits” naturalistes, Université Paris X, octobre 2000, pp. 451-455 ;  Elizabeth Ann Vitanza, « Lost in Translation : Diary of a Chambermaid » (1945-46) » , in Rewriting the rules of the game : Jean Renoir in America, 1941-1947, Ph. D. Thesis, U.C.L.A., Los Angeles, 2007, chapitre IV, pp. 143-193.


CIRQUE

Le cirque est un spectacle qui comporte des numéros de dressage, d'acrobatie, de domptage et de clowns.  L'âge d'or du cirque était le XIXe siècle, dont les programmes offraient souvent des pantomimes, et dont le public était, selon le jour de la semaine, aussi bien élégant que populaire. Le cirque que Mirbeau fréquentait comme journaliste, mais aussi pour son propre plaisir, était le cirque fixe (par opposition au cirque ambulant). Dans la deuxième moitié du siècle, Paris en possédait quatre : le Cirque d'été (qui a été plus tôt dans le siècle le Cirque des Champs-Élysées, puis le Cirque de l'Impératrice) ; le Cirque d'hiver (qui a été d'abord le Cirque national) ; le Cirque Fernando (qui deviendra le Cirque Médrano en 1897) ; et le Nouveau Cirque.  À partir de 1845, il y avait aussi à Paris trois hippodromes consacrés aux spectacles équestres (par opposition au champ de courses), qui faisaient concurrence aux grands cirques fixes de la ville: l'Hippodrome de l'Étoile, l'Hippodrome de la Porte Dauphine, l'Hippodrome de l'Alma (ou l'Hippodrome de Paris) ; au tournant du siècle, il y avait aussi l'Hippodrome du Champ-de-Mars et l'Hippodrome de la Place Clichy, qui ont fermé leurs portes respectivement six ans et sept ans après leur ouverture.

 

Supériorité physique et morale des artistes de cirque



Dans son Écuyère, il est possible que Mirbeau se soit inspiré de « La Vieille funambule : Hébé Caristi » de Théodore de Banville, dont la danseuse de corde, tout comme la Julia Forsell du roman de Mirbeau, se voue à son art et refuse toutes les avances et tout ce qui pourrait souiller la chasteté dont elle est si fière. Au « pur sang » douteux des hommes et des femmes de la haute société qui font la cour à Julia et qui sont plus répugnants les uns que les autres, Mirbeau oppose la pureté réelle du corps et de l'esprit de son écuyère : pureté du corps, qui provient de la rigide discipline physique ; pureté de l'esprit, corollaire naturel du perfectionnement et de la maîtrise exercés sur le corps.

Dans ses reportages du Gaulois sur le cirque, Mirbeau admirait la supériorité physique et morale des écuyères de haute école, Émilie Loisset et Élisa Petzhold, de la trapéziste, Miss Zaeo et de la fil-de-ferriste, Miss Océana, Presque tous les écrivains du XIXe siècle qui avaient adopté l'acrobate de cirque comme allégorie de l'artiste faisaient aussi grand cas de cette pureté. Mais, à la différence des autres écrivains de son époque pour qui l'allégorie de l'acrobate était très personnelle et qui y voyaient surtout  le signe et la  preuve de leur altérité et de leur singularité en tant qu'artistes, Mirbeau s'est plutôt servi de l'acrobate de cirque pour démasquer l'hypocrisie de la haute société.


 La véritable aristocratie



Au début des années 1880, Mirbeau fréquentait le cirque parisien et, comme beaucoup d'écrivains de sa génération, il vouait aux artistes du cirque une admiration profonde, à l’instar des frères Goncourt, qui écrivaient en 1859 : « Nous n'allons qu'à un théâtre. Tous les autres nous ennuient et nous agacent. [...] Le théâtre où nous allons est le cirque ». Mais, alors que les Goncourt se servaient de l'acrobate de cirque pour bien distinguer deux types d’artistes, ceux qui ne font qu'imiter (les acteurs de théâtre) et ceux, les vrais, qui créent des œuvres d'une originalité incontestable (les artistes du cirque), Mirbeau s'appuie sur leurs mérites et l’image positive qu’il donne d’eux pour s'attaquer aux privilégiés de la haute société, aux riches, aux nobles de naissance, bref à tous ceux qui sont singulièrement dépourvus de ces vertus et de ces talents qu'il trouve dans l'acrobate de cirque. S'il y a une aristocratie composée d'êtres supérieurs (non seulement physiquement, mais surtout moralement), on ne la trouvera certainement pas chez ceux qui « [se sont] donné la peine de naître, et rien de plus » – comme disait Figaro dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, dont Mirbeau se fait l’écho –, mais bien plutôt chez ces acrobates qui méritent leurs titres sans pour autant bénéficier du moindre privilège.

J. F.

 

Bibliographie : Jennifer Forrest, « Death Rather Than Dishonor” in  Octave Mirbeau’s L’Ecuyère », 2005 ; Jennifer Forrest, « “La mort plutôt que le déshonneur” dans L’Écuyère d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 4-21 ; Octave Mirbeau, « La Journée Parisienne – Le Birth-Day de Mlle Océana », Le Gaulois, 12 juin 1880 ; Octave Mirbeau, « La Journée parisienne – Paris-Élisa », Le Gaulois, 22 juillet 1880 ;  Octave Mirbeau, « Miss Zaeo », Le Gaulois, 15 août 1880 (Paris déshabillé, Caen, L’Échoppe, 1991, pp. 28-34) ; Octave Mirbeau, « Petits poèmes parisiens – Émilie Loisset », Le Gaulois, 19 avril 1882 ; Octave Mirbeau, L’Ecuyère, in Œuvre romanesque, tome I, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, pp. 773-967.


CIVILISATION

Le terme de « civilisation » est un de ces mots, aussi présomptueux qu’hypocrites, dont Mirbeau se méfie a priori, car ils servent le plus souvent à camoufler une camelote nettement moins ragoûtante. C’est ainsi que, reprenant un sien article intitulé « Colonisons » et paru dans Le Journal sous le pseudonyme de Jean Maure, le 13 novembre 1892,  il le rebaptise ironiquement « Civilisons », quand il le republie, sous sa signature, le 22 mai 1898, dans le même Journal. Dans une interview imaginaire du général Archinard, conquérant du Soudan, qui se vante  d’avoir tapissé ses murs de « peaux de nègres », pour ne rien perdre de la matière première de tous les Africains dûment massacrés par ses soins, il lui fait dire : « Je ne connais qu’un moyen de civiliser les gens, c’est de les tuer... Quel que soit le régime auquel on soumette les peuples conquis... protection, annexion, etc., etc., on en a toujours des ennuis, ces bougres-là ne voulant jamais rester tranquilles... En les massacrant en bloc, je supprime les difficultés ultérieures... (« Maroquinerie », Le Journal, 12 juillet 1896). Mirbeau fait ainsi découvrir à ses lecteurs à l’inoxydable bonne conscience que la prétendue « mission civilisatrice » du colonialisme n’est en réalité qu’un abominable système d’exploitation des Africains et que le massacre y est bien la règle, et non une regrettable exception. Que valent, dès lors, les valeurs proclamées par la République, troisième du nom ? Peut-on qualifier de « civilisés » des États, certes modernes et industrialisés, mais qui utilisent leur supériorité technique et militaire pour s’approprier le monde à leur profit et transformer des continents entiers en de terrifiants jardins des supplices ? Si l’on ajoute que, au grand scandale de Mirbeau, les gouvernements européens sont restés d’une totale différence devant le massacre des Arméniens par le sultan Abdul-Hamid, en 1895-1896, puis face aux atrocités de la guerre russo-japonaise en Mandchourie, en 1904, le bilan de ces prétendus « civilisés » risque fort d’apparaître bien mince...

Pour justifier les massacres des Africains, la mise en esclavage des populations colonisées  et le pillage de toutes les richesses des pays conquis par la force, les grandes puissances européennes, si délicieusement « civilisées », ne trouvent pas d’autre argument que de prétendre, avec l’aval d’ethnologues complices, que les populations soumises ne sont que des sauvages ou des barbares, restés fort en arrière sur le chemin de l’évolution, et par conséquent incapables de gérer intelligemment leurs ressources. Mirbeau s’inscrit en faux contre cette monstrueuse prétention européocentriste et, dans le droit fil de Montaigne et de son relativisme culturel, il dénonce « cette obstination stupide et cette ethnologie inférieure de vouloir juger les gens d’après nous-mêmes » et à tenir « pour barbares des mœurs qui sont seulement différentes des nôtres ». Ainsi, fait-il dire à un diplomate qui connaît parfaitement les civilisations d’extrême Orient : « On prétend que les Chinois sont mal civilisés en ce qu’ils ne fabriquent pas de canons et qu’ils considèrent comme inférieur et un peu dégradant le métier militaire. Mais ils fabriquent des laques admirables. Ajoutez qu’ils adorent les lettres, que tous sont plus ou moins poètes et qu’ils ont des livres d’un charme rare » (« Chinoiserie », Le Journal, 15 juillet 1900). Il oppose ainsi deux conceptions de la civilisation : l’une qui repose sur la supériorité de l’industrie et des armes, c’est-à-dire sur la force brute, sur la violence institutionnalisée et sur le meurtre de masse ; l’autre qui est, certes, moins évoluée techniquement et qui est figée dans des traditions millénaires, mais qui est beaucoup plus raffinée, que ce soit dans les laque, la poésie, le jardinage, ou... les supplices. Bien sûr, dans ce passage, Mirbeau idéalise les Chinois, comme Clara dans Le Jardin des supplices (1899), et il généralise abusivement d’une minorité de lettrés à l’ensemble du peuple, mais, de toute évidence, il ne prétend pas qu’on doive le croire au pied de la lettre  et ne cherche nullement à faire œuvre d’ethnologue : il veut seulement obliger ses lecteurs à se poser des questions sur le bien-fondé des présupposés de la civilisation à laquelle ils appartiennent.

On pourrait objecter que, barbares dans leurs conquêtes militaires, les pays européens n’en sont pas moins civilisés en interne, dans la mesure où ils disposent d’un système de lois garantissant les droits des « citoyens », ou supposés tels, où le peuple bénéficie démocratiquement du droit, inconnu ailleurs, de choisir ses dirigeants, où il existe des écoles et des hôpitaux, etc. Mirbeau ne nie certes pas que d’appréciables progrès sociaux et médicaux aient pu être réalisés et, à l’occasion, il lui arrive même de se battre pour défendre un système social qu’il critique vigoureusement, mais qui est menacé par un danger bien pire encore, comme on a pu le voir pendant la crise boulangiste (voir Boulangisme) et, plus encore, pendant l’affaire Dreyfus (voir cette entrée). Mais, dans l’ensemble, les progrès ne lui semblent pas aussi évidents qu’on le prétend : la prétendue démocratie n’est à ses yeux qu’une vaste blague ; la loi n’est ni juste, ni égale pour tous ; le droit de la minorité de nantis et d’exploiteurs exclut celui des larges masses dominées et paupérisées ; les prolétaires sont exploités, opprimés, aliénés, tués à petit feu, dans le bagne des usines ; l’armée et le système pénitentiaire sont des monstruosités sociales ; la famille est un étouffoir ; le christianisme est un opium du peuple, etc. Bref, les institutions sociales reposent toutes sur le meurtre et l’oppression du plus grand nombre, et c’est bien là le contraire de ce qu’on entend d’ordinaire par « civilisation ».

Par opposition aux Européens et aux Américains, Mirbeau ne manque pas une occasion de donner des peuples dominés une image plus positive : ainsi de l’Inde dans les Lettres de l’Inde (1885), de la Chine, dans nombre de chroniques où il nous montre, par exemple, en Lao Tseu un sage supérieur et un « homme, à coup sûr unique dans l'histoire de l'humanité », ou encore de l’Afrique, dans les articles où la naïveté et le caractère pacifique des villages africains contrastent avantageusement avec le visage barbare du blanc massacreur, accompagné du curé ou du clergyman, toujours prêts à bénir ses atrocités au nom de leur religion d’amour... Il choque encore plus le conformisme béat de ses lecteurs quand il va jusqu’à prêter aux colonisateurs des pratiques cannibales qu’on croit généralement être l’apanage des colonisés. Il s’agit toujours, pour lui, d’ébranler la force d’inertie de ses lecteurs et de susciter des doutes et des questionnements.

L’anarchiste Mirbeau se garde bien pour autant de donner sa propre définition de ce que devrait être une vraie civilisation. Mais il la dessine en creux et il s’emploie à la faire désirer : dans une société vraiment civilisée, les individus seraient libres et solidaires, ils vivraient en paix avec leurs voisins, leur travail serait une source de dignité et suffirait à assurer leur subsistance, et ils auraient du temps à consacrer à leur développement intellectuel et spirituel. Mais il sait pertinemment que, les hommes étant ce qu’ils sont, ce n’est là qu’une utopie, et que ce qu’on appelle « civilisation » ne sera jamais qu’un mince vernis sous lequel perdure le fauve primitif, toujours prêt à resurgir et à tuer.

Voir aussi les notices Anarchie, Colonialisme, Anticolonialisme, Guerre, Meurtre, Violence, Cruauté, Prison, Travail, Cannibalisme, Utopie, Afrique, Arménie, Chine, Inde, Madagascar, Mandchourie, Colonisons, Lettres de l’Inde et Le Jardin des supplices.

P. M.

 

Bibliographie : Lucie Bernier, « L'Imaginaire chinois chez Octave Mirbeau : Le Jardin des supplices », Actes du XIIIe congrès de l'Association internationale de littérature comparée, The Force of vision, Tokyo, I. C. L. A., 1995, pp. 448-455 ; Ioanna Chatzidimitriou, « Lettres de l’Inde : Fictional Histories as Colonial Discourse », Dalhousie French Studies, Halifax, Canada, n° 84, automne 2008, pp. 13-21 ; Angela Di Benedetto,  « Chinoiseries d’esthètes fin de siècle », in Pierre Loti et l'exotisme fin de siècle, Lisi editore, Tarente, 2007, pp. 115-124 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau et le discours anticolonialiste dans La 628-E8 », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l’Université de Strasbourg,  2009, pp. 299-307 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le colonialisme », postface de Colonisons, Émile Van Balberghe, Bruxelles, 2003, pp. 16-23 ; Christian Petr, « L’Être de l’Inde », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 329-337 ; Gianna Quach, « Mirbeau et la Chine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 87-100 ; Yinde Zhang, « Octave Mirbeau et la Chine : paradoxes du jardin exotique », in Crise fin-de-siècle et tentation de l'exotisme, Presses de l’Université Lille III, 2002, pp. 85-100. 

 

 

 

 

 


COLLAGE

Le collage est une pratique mise en œuvre par Mirbeau au tournant du siècle et qui consiste à mettre bout à bout des textes écrits à des époques différentes, dans des registres qui ne sont pas forcément compatibles et dans des perspectives qui peuvent également être différentes. C’est une forme de recyclage de textes publiés antérieurement dans la presse, selon un processus inverse, mais complémentaire, de celui de la fragmentation. Mirbeau a recouru à ce procédé dans toutes ses dernières œuvres narratives, surtout dans les cas extrêmes que sont Le Jardin des supplices (1899) et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901). Même si le souci d’une bonne gestion de ses propres articles a pu expliquer pour une part leur réutilisation dans des romans postérieurs, la raison majeure du recours au collage est d’ordre littéraire.

L’intérêt principal du collage, qui fait coexister des textes conçus selon des modalités différentes, avec des personnages différents, c’est d’établir une franche rupture avec les normes de la composition romanesque en vigueur, sur le modèle de Balzac ou de Zola, et avec le finalisme qui lui est inhérent. Les habitudes du lectorat en sont toutes chamboulées : au lieu d’un récit cohérent, où tout se tient, et qui respecte les codes de la vraisemblance et de la crédibilité romanesque, il se trouve face à un agencement arbitraire de textes dissemblables, dont les coutures, loin d’être cachées comme il se doit pour faire croire à la « vérité » du texte, s’exhibent au contraire, faisant apparaître le travail du démiurge qu’est le romancier qui tire les ficelles. Comme l’écrit Anita Staron, « l’arbitraire devient donc la règle majeure de la composition, ou plutôt, de la décomposition ».

Cette juxtaposition, qui choque roidement les habitudes culturelles et les traditions romanesques et a suscité l’incompréhension de nombre de critiques, peut avoir un effet pédagogique, pour peu que, sous l’effet de la transgression, le lecteur soit amené à se poser des questions et à envisager des remises en cause de ses propres normes et valeurs. D’autre part, la réutilisation des mêmes textes dans des contextes différents permet de multiplier les approches et les interprétations, de même que, dans les séries des toiles impressionnistes de Claude Monet, la perception du motif change en fonction de la lumière, au fil des heures et des saisons. Enfin, la cohabitation de textes d’inspirations différentes est susceptible de produire, chez le lecteur, des effets inattendus et des significations indépendantes de celles que le romancier a pu imaginer, à l’instar des assemblages auxquels procédait Auguste Rodin, par exemple Fugit amor.

Voir aussi les notices Recyclage, Fragmentation, Roman, Le Jardin des supplices et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Bertrand Marquer, « Travaux de couture : Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau », Nouveaux Cahiers François Mauriac, 2005, pp. 119-136 ; Anita Staron, « Le Puzzle façon Octave Mirbeau, ou de l’utilité des redites », in Actes du colloque Quelques aspects de la réécriture de Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 2008, pp. 59-97.

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COLLECTIVISME

COLLECTIVISME

 

Pour Mirbeau, le collectivisme est le pire des systèmes sociaux imaginables, et il accuse Jaurès, malgré ses dénégations, d’en être partisan : « Qu’est-ce donc le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l’État, sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d’un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de tout son outillage, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu’aucun autre, par une discipline d’État plus étouffante et qui n’a d’autre nom dans la langue, que l’esclavage d’État ? Car enfin je voudrais bien savoir comment M. Jaurès concilie, avec la servitude de ses doctrines collectivistes, son respect avoué de l’individualisme, et comment, toutes ses idées s’étayant sur l’État, il peut, un jour, rêver la disparition de cet État qui est la seule base où il prétend instaurer sa société future » (« Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896).

L’anarchie, qui suppose la réduction de l’appareil d’État à son « minimum de malfaisance », est donc aux antipodes du collectivisme, qui en suppose au contraire l’extension incontrôlée et liberticide.

Voir Anarchie, État et Jaurès.

P. M.

 


COLONIALISME

COLONIALISME

        

         Au cours des années 1880, les grandes puissances prédatrices, l’Angleterre victorienne, la France de la Troisième République et l’Allemagne de Bismarck, étendent leurs tentacules sur le monde et dépècent l’Afrique, dont le roi des Belges Léopold II exige une part pour sa consommation personnelle. Pourtant, bien peu de voix s’élèvent, parmi les écrivains et les “ intellectuels ”,  pour dénoncer les génocides dont se rendent coupables les Empires en compétition pour le partage du monde, pour le plus grand profit des esclavagistes modernes, des affairistes de tout poil, des gangsters de la spéculation, des commerçants et fonctionnaires coloniaux et, plus largement, de tous ceux qu’Octave Mirbeau appelle des « âmes de guerre ». Tous sont également pénétrés de leur bon droit, tous convaincus de l’incontestable supériorité de l’homme blanc, chrétien et civilisé, sur les « sauvages », païens et cannibales.   Le grand mérite d’Octave Mirbeau a été de ne pas se contenter de critiques superficielles, ne remettant en cause, ni le principe même du colonialisme, ni les formes prises par la colonisation de continents entiers, mais de stigmatiser au vitriol la sanglante appropriation du monde par les grandes puissances européennes au nom de valeurs – la « civilisation », le « progrès » et l’Évangile – , auxquelles les conquêtes militaires par le fer et par le feu ne cessent pourtant d’apporter des démentis sanglants et qui n’apparaissent plus, dès lors, que comme d’hypocrites mystifications.

En 1885, Mirbeau fait paraître sous son nom une douzaine d’articles, dans les colonnes du Gaulois et de La France, où il critique la politique coloniale de Jules Ferry, président du Conseil, et de Félix Faure, secrétaire d’État aux colonies. Il fait aussi paraître,  sous pseudonyme (Nirvana), une étonnante mystification littéraire, les Lettres de l’Inde, qui ne seront publiées en volume qu’en 1991. Il vient alors d’achever sa mue et entreprend sa rédemption par le verbe en entamant ses grands combats pour son idéal de Justice et de Vérité dans tous les domaines, mais il n’en a pas encore fini avec les besognes alimentaires, dont font précisément partie ces pseudo-lettres. Il les a en effet rédigées pour le compte d’un haut fonctionnaire versé dans les langues orientales, François Deloncle, envoyé en mission officieuse en Inde et auteur de rapports confidentiels expédiés à Jules Ferry. Son rôle de nègre  (voir la notice Négritude) consiste à donner une forme littéraire et à conférer le plus d’écho possible aux recommandations de son commanditaire. Ce statut de négritude explique ses prises de position ambiguës et contradictoires, dans la mesure où les vœux de Deloncle ne coïncident pas vraiment avec ses positions personnelles : ainsi, d’un côté, Nirvana chante les louanges des bouddhistes cinghalais, admire le détachement philosophique des Hindous et leur sagesse faite de résignation, loue l’admirable capacité de résistance des peuples de l’Inde à l’impérialisme britannique, et préconise leur indépendance ; mais, de l’autre, il oppose le bon colonialisme français, pacifique et respectueux des cultures locales, tel qu’il est censé être mis en œuvre à Pondichéry, au sanglant et arrogant colonialisme anglais, qui planifie criminellement la famine des Indiens et ne leur reconnaît aucun droit humain. Il contribue ainsi, à sa façon, à la mystification colonialiste qu’il combat par ailleurs…

Quand il pourra enfin voler de ses propres ailes, il n’aura plus besoin de recourir à ce type d’équilibrisme douteux. C’est ainsi qu’une de ses premières contributions au nouveau quotidien à très grand tirage, Le Journal, est un article rédigé à l’occasion de la sanglante conquête du Dahomey par les troupes du colonel Dodds. Intitulé « Colonisons », il est signé du pseudonyme de Jean Maure.  Six ans plus tard, au cours de l’affaire Dreyfus, Mirbeau le reprendra, avec quelques variantes, mais en le signant de son nom cette fois, et sous un nouveau titre, férocement ironique : « Civilisons ! ». Pour toucher les quelque deux millions de lecteurs potentiels du quotidien de Fernand Xau, il met en œuvre une pédagogie de choc, destinée à les obliger à regarder en face ce qu’ils s’obstinent à ne pas voir, ou à  leur révéler sous un jour nouveau ce que la propagande habituelle enrobe dans un verbiage cynique. Procédant par étapes, et avec circonspection, il évoque tout d’abord les atrocités commises par les Anglais à Ceylan, que les lecteurs français, facilement anglophobes, sont à coup sûr prêts à condamner, avant de généraliser à toutes les expéditions coloniales passées (celles des Espagnols en Amérique) et d’en arriver aux guerres présentes (celles de la République Française en Afrique). Avant d’asséner l’idée-force de son article – « l’histoire des conquêtes coloniales sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps » –, il prend bien soin de préciser que le recul n’est pas suffisant pour juger du présent, mais que le passé est lourd d’enseignements consignés par l’histoire. Il s’appuie aussi sur l’autorité du philosophe anglais Herbert Spencer et de l’écrivain américain Washington Irving pour donner plus de poids à son implacable condamnation. Et surtout il joue avec brio de trois oppositions saisissantes qui ne peuvent que frapper les lecteurs :

Entre la charmante innocence des indigènes de Ceylan ou l’état de légitime défense des pauvres bougres d’Arabes à qui on vole leurs femmes et leurs terres, et la barbarie inexpiable des militaires coloniaux, anglais ou français, qui perdent tout sentiment humain dès qu’ils se trouvent en présence de l’autre, jugé inassimilable.

Entre la morale évangélique, qui prêche le dévouement, le désintéressement et l’amour de l’humanité, et la rapacité des missionnaires, protestants ou catholiques, chargés de bénir les rapines et les massacres au nom d’un dieu d’amour et qui sont tous également bons à jeter dans le même sac d’infamie.

Entre l’horreur des supplices infligés en toute bonne conscience à de prétendus « traîtres », qui ne sont jamais que de « pauvres diables », à la bonhomie du brave grand-père qui, à la veillée, charme ses innocents petits-enfants en leur racontant avec fierté de prétendus exploits, qui ne font en réalité que révéler son sadisme et sa férocité.

Mirbeau combine les évocations atroces de massacres et de supplices, qui ont pour fonction de susciter l’horreur et de choquer la sensibilité, et l’humour noir et grinçant, qui vise à choquer l’esprit et à obliger à se poser des questions. Bien sûr, nombre de lecteurs, soucieux de préserver leurs paisibles digestions, ne manqueront pas de se donner bonne conscience à bon compte en prétendant que le chroniqueur exagère. Mais d’autres ne manqueront sans doute pas de s’interroger sur le bien-fondé d’une entreprise qui, sous couvert de progrès et de civilisation, pratique le vol et le massacre à grande échelle, transformant des continents entiers en de terrifiants jardins des supplices.

En juin 1899, Octave Mirbeau publie précisément Le Jardin des supplices,  où il réutilise des thèmes abordés dans ses Lettres de l’Inde et dans « Colonisons ». Dans la deuxième partie du récit, « Le Jardin des supplices » stricto sensu, il renonce à plaider l’innocence édénique des populations indigènes, car la Chine a une culture pluri-millénaire, et ne cache aucunement les pratiques « barbares », selon nos critères d’occidentaux, de l'Empire du Milieu, qui, parvenu à son plus haut stade de civilisation, a entamé sa décadence. Mais, en donnant la parole à l’Autre et en exprimant une forme de fascination pour lui,  il n’en amène pas moins ses lecteurs à faire deux découvertes qui devraient contribuer à éradiquer leurs préjugés racistes et européocentristes : d'une part, l'Europe est largement aussi barbare que la Chine, en dépit de son vernis de civilisation humaniste et chrétienne, comme en témoignent les atrocités perpétrées par les Anglais en Inde et par les Français en Afrique ; d’autre part, les horreurs des supplices chinois témoignent, paradoxalement, d'un culte de l'art, d'un culte de la beauté, et d'un culte de la nature, dont le somptueux jardin est la preuve éclatante, et qui font si cruellement défaut chez les masses abêties de nos sociétés mercantiles.

En refusant de faire de la vieille Chine un contre-modèle idéalisé pour les besoins de la jeune Europe, Mirbeau joue son rôle d’inquiéteur et d’empêcheur de penser en rond. Il incite son lectorat, non seulement à se demander si les vrais barbares sont vraiment ceux qu’on lui a fait croire et à remettre en cause les trop commodes catégories du Bien et du Mal, mais aussi à saper les fondements mêmes de l’ordre social. Et il l’oblige à exercer sa liberté et à choisir : soit de se révolter et d’entrer en dissidence par solidarité avec toutes les victimes de l’iniquité, telles que le capitaine Alfred Dreyfus ; soit de se rendre complice, mais en toute connaissance de cause désormais, de toutes les monstruosités qui se perpètrent quotidiennement à la surface de la Terre.

En 1900, Mirbeau dénonce de nouveau les exactions coloniales dans des articles du Journal sur la guerre des Boxers. L’année suivante, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, il recourt à un procédé nouveau, « le retournement du regard civilisé sur lui-même » :  dans ce patchwork en forme de zoo humain où il fait défiler de monstrueux spécimens d’humanité occidentale, cela se révèle une « formule efficace de la contestation des principes mêmes du colonialisme », comme l’explique Arnaud Vareille (art. cit.). En 1904, nouvelle salve dans trois articles intitulés « Àmes de guerre », qui paraissent dans les colonnes de L’Humanité de Jaurès. En 1907 enfin, dans un sous-chapitre de La 628-E8, intitulé « Le caoutchouc rouge » – traduction du titre anglais, Red rubber, de l'ouvrage de l'anti-esclavagiste anglais E. D. Morel, paru à Londres en 1906 –, Mirbeau évoque, pour le stigmatiser, le travail forcé et les supplices infligés aux noirs du Congo, propriété personnelle de Léopold II, dénonce publiquement le génocide en cours, et révèle aux occidentaux, et au premier chef aux automobilistes, à quel prix ils peuvent se permettre de consommer du caoutchouc sous toutes ses formes : « Et voici que, tout à coup, je vois sur eux [les « nègres puérils » et « charmants » du Congo], et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n'en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d'Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu'ils n'étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu'on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j'ai distingué le tronc trop joli d'une négresse violée et décapitée, et j'ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés. / Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillot isolant. Mais on ne sait pas toujours d'où vient le caoutchouc. [...] De même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines. »

 P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le colonialisme », postface de Colonisons, Émile Van Balberghe, Bruxelles, 2003, pp. 16-23 (http://www.scribd.com/doc/9090760/Pierre-Michel-Octave-Mirbeau-et-le-colonialisme) ;Émile Van Balberghe, « Un Sadisme colonial », postface du Caoutchouc rouge, Les Libraires Momentanément Réunis, Bruxelles, 1994, pp. 11-29 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien – La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169 (http://start5g.ovh.net/~mirbeau/darticlesfrancais/Vareille-anticolonialisme.pdf).

 

 


COMBAT

Octave Mirbeau était un révolté et avait en lui une capacité d’indignation qui l’a constamment poussé à se jeter dans la lutte chaque fois que ses exigences éthiques et esthétiques étaient bafouées. C’est par référence à cette inépuisable combativité qu’ont été intitulés des recueils de ses articles tels que Combats politiques, Combats pour l’enfant, Combats esthétiques et Combats littéraires.

Les nombreux combats dans lesquels il s’est lancé pour les causes les plus diverses n’en présentent pas moins un aspect paradoxal : Mirbeau était d’un pessimisme noir, tant sur l’homme que sur la société, et cela eût pu suffire à l’empêcher de s’engager et à préférer le douillet cocon de la tour d’ivoire. Mais, on le sait, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, et le désespoir (voir la notice), condition de la lucidité et de l’action, a été, chez lui, un moteur, alors que l’espoir lui apparaissait au contraire comme un « opium ».

Autre paradoxe : ce Don Quichotte pessimiste n’en a pas moins gagné tous les combats dans lesquels il s’est lancé, que ce soit pour imposer Monet ou Rodin, pour lancer Maeterlinck ou Marguerite Audoux, pour faire reconnaître l’innocence de Dreyfus, ou pour conquérir de haute lutte ce bastion du conservatisme théâtral qu’était la Comédie-Française, à l’occasion des deux grandes batailles des Affaires sont les affaires (1903) et du Foyer (1908). Certes, ce ne sont là que des victoires provisoires et très limitées, qui ne changent rien à la nature profonde des hommes, ni à un ordre social inique. Mais du moins prouvent-elles que des avancées ne sont pas impossibles et constituent-elles un encouragement à poursuivre la lutte. Elles prouvent aussi que, même si son engagement initial est passionné et dépourvu de calculs, Mirbeau sait conserver son sang-froid et sa capacité rationnelle d’analyse pour s’organiser efficacement et être en mesure de remporter les batailles qu’il mène.

Voir aussi les notices Indignation, Révolte, Donquichottisme, Engagement, Intellectuel, Éthique, Désespoir et Anarchie.

P. M.


COMEDIE-FRANCAISE

Mirbeau s’est toujours montré extrêmement sévère à l’endroit de cette institution, qui lui apparaissait comme le bastion du conservatisme théâtral. Et pourtant, c’est là que, au terme de deux longues batailles, il a réussi à faire représenter ses deux grandes comédies : Les affaires sont les affaires (1903) et Le Foyer (1908). Le soutien de l’administrateur Jules Claretie, dreyfusard rencontré lors du procès de Rennes et qui lui a proposé d’écrire pour la Maison de Molière, explique qu’il ait pris le risque calculé de soumettre Les Affaires au comité de lecture en mai 1901. Et c’est dans la foulée du triomphe européen de sa pièce qu’il a par la suite proposé à Claretie, désormais seul maître à bord, sa deuxième grande comédie, sans imaginer les sueurs froides du prudent administrateur face aux subversives provocations du Foyer.

L’hostilité de Mirbeau à la Comédie-Française s’explique par trois types de critiques :

* La première concerne le jeu des acteurs, « cabotins » incapables, selon lui, de comprendre les œuvres qu’ils interprètent et qui « n’ont appris qu’à mal parler et à se mettre des perruques sur la tête et des peintures au visage » (« Les Faux bonshommes de la “Comédie” », La France, 19 mars 1885). Et Mirbeau d’ironiser sur « le secret de cette belle et illustre  diction nasale, d’où lui sont venues la réputation, la gloire universelle et les grosses subventions » (« La Comédie-Française », La France, 2 juillet 1885).

* La seconde vise le comité de lecture institué par Napoléon dans le fameux décret de Moscou de 1812 et qui laisse aux comédiens le choix arbitraire des pièces à monter. Mirbeau dénonce l’aberration que constitue « cette institution éminemment moscovite et subventionnée » (« La Comédie-Française », loc. cit.)  : « Il n’est pas admissible qu’une bande de personnes ignares s’érigent en juges souverains de littérature et qu’un écrivain en soit réduit à toujours passer sous les fourches caudines de leurs sottises et de leurs tripotages » (« Cabotinisme », La France, 25 mars 1885). Si « la Comédie-Française, telle qu’elle est réglée, est certainement la forme d’anarchie la plus monstrueuse et la plus indécente qui se puisse rencontrer sur notre terrestre planète », c’est parce que des comédiens seuls dépend « qu’une pièce bonne soit refusée et qu’une mauvaise soit acceptée ». Pour mettre un terme à cette « anarchie » contre-nature, il suggère, tout d’abord, que les dramaturges boycottent le comité de lecture et, ensuite et surtout, que l’initiative du choix des créations soit laissée à l’administrateur (ce qui sera fait en octobre 1901, après le scandale suscité par la réception « à corrections » des Affaires sont les affaires) : « J’aime encore mieux l’insuffisance despotique d’un seul homme que la despotique imbécillité d’une bande de comédiens » (« Les Faux bonshommes de la “Comédie” », loc. cit.). Quelques mois plus tard, il propose soit une privatisation de la Maison de Molière, qui fonctionnerait alors à ses risques et périls comme les autres théâtres, soit une administration directe par l’État, qui nommerait un directeur et réduirait les comédiens à leur seule fonction, qui est de jouer (« La Comédie-Française », loc. cit.).

* Mais il ne se berce pas pour autant d’illusions sur les effets de la dissolution du comité de lecture, qu’il appelle de ses vœux, car en fait c’est l’institution même qui est en cause, car elle est devenue « un véritable musée » et elle « s’en va », comme il le réaffirme en 1902 : « Elle s’en va parce qu’elle est une survivance, depuis longtemps morte, du passé ; parce qu’elle ne correspond plus aux modes nouvelles et plus simplifiées du décorum national, ni aux besoins nouveaux et plus libres, et plus hardis d’un art qui s’émancipe de jour en jour ».  Elle ne fait en effet que « conserver les traditions » et en arrive « à ce prodige de rendre Molière presque haïssable et Racine presque ennuyeux »  (« La Comédie-Française », Le Journal, 19 janvier 1902).

Mais au moment où sa comédie vient d’être reçue et doit entrer prochainement en répétitions, il ne peut plus se permettre de rejeter une maison où il espère bien faire pénétrer un souffle nouveau : « On peut la faire revivre », ajoute-t-il donc, « il s’agit de la reconstituer ». Seulement, à défaut d’une solution idéale, il se contente d’en revenir, comme moindre mal, à une de ses préconisations de 1885, inattendue sous la plume d’un anarchiste pourfendeur de l’État : « liquider les parts sociales des sociétaires et constituer une société civile, avec un directeur nommé par l’État, qui voudra exercer un contrôle financier, en raison de la subvention qu’il continuera de verser », mais qui devra laisser le directeur « seul responsable de sa gestion » (ibidem).  

Après l’expérience des répétitions des Affaires et de la fréquentation quotidienne de ses interprètes, qu’il a appris à connaître et à apprécier, en dépit des rancœurs passées, Mirbeau reconnaîtra ses torts à l’égard des comédiens en général et des Comédiens-Français en particulier, dans un article qui paraît le jour même de la première et dont le titre constitue un mea culpa public : « Pour les comédiens » (Le Figaro, 20 avril 1903).

Voir aussi les notices Comédiens, Théâtre, Le Comédien, Les affaires sont les affaires et Le Foyer.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel,  « La Bataille du Foyer », Revue d'histoire du théâtre, 1991, n° 3, pp. 195-230 ;  Octave Mirbeau, Gens de théâtre, Flammarion, 1924, 274 pages.

 

 

 

 


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