Thèmes et interprétations

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Terme
IMPRESSIONNISME

[D’après Jean Clay (L’Impressionnisme, Hachette Réalités, 1987), la peinture impressionniste présente six caractéristiques principales :

            - « Le point de vue de l’artiste se déplace. »

            - « Objets et paysage s’interpénètrent. »

            - « La couleur conquiert son autonomie. »

            - « L’œuvre est un morceau de nature qui se prolonge au-delà du cadre. »

            - « Le peintre écrase la perspective. »

            - « L’artiste sollicite le nerf optique du spectateur. »]

 

Des peintres foncièrement novateurs explorent des voies nouvelles dans les dernières décennies du XIXe siècle, Octave Mirbeau rencontre les œuvres de ces peintres dans des salons, des galeries, chez des particuliers, dans leurs ateliers… À propos de ces peintres, « […] les critiques bien informés – à qui il faut inventer des mots pour affirmer leurs compétences – [ont inventé ce néologisme ]: les impressionnistes […] » (La France, 15 novembre 1884). Octave Mirbeau est de ceux qui ont été conquis,  d’emblée, par ces peintres qui renouvellent notre perception de la nature, des paysages, des falaises normandes, des cours d’eau près de Paris, mais aussi des ports, des villes… S’adressant à un personnage, M. Boulanger, un artiste peintre, dans une chronique, il plaide pour les peintres qui sont l’objet de critiques, voire de mépris : « Ceux que vous appelez des impressionnistes, monsieur, sont des travailleurs acharnés, des chercheurs patients, des courageux et de convaincus qui ont un idéal d’art bien supérieur au vôtre. […] Ils ont bravé vos insultes et méprisé vos haines, et ils n’en sont pas morts » (La France, 13 avril 1885). Il voit dans ces peintres des artistes qui s’inscrivent dans une tradition, qui poursuivent dans des voies ouvertes par d’autres artistes, avant eux. Mirbeau songe à Delacroix, Corot, Ingres, des coloristes. « [Ingres] Ce coloriste complet a été le premier à nous donner les formules de ce qu’on appelle aujourd’hui l’impressionnisme, en disant à ses élèves : “Regardez bien. Mon chapeau n’est pas noir.” Oui, Ingres a été la couleur, comme il a été le dessin. »  (La France, 23 avril 1885). Ils ne sont pas toujours reçus dans les Salons officiels ? Qu’importe. Ils sont « en dehors des académies et des coteries. Il est évident que c’est à Manet, à Degas et à Monet que nous devons ce retour à la lumière […]. Cette école, qui est en germe encore, a rendu ce service à la peinture de chasser la nuit des ateliers […] » (La France, 1er mai 1885).

Mirbeau a écrit sur les peintres impressionnistes, Sisley, Monet, Pissarro qui se préoccupent d’impression et de lumière ; il a écrit sur des peintres qui vont adopter des couleurs pures, violentes, Van Gogh, Gauguin… Il a correspondu avec quelques-uns d’entre eux, Claude Monet, Camille Pissarro…

Dans le domaine de la sculpture, Mirbeau met au plus haut Rodin ; pour ce qui est de la peinture, il est un thuriféraire de Monet. « Je ne connais pas, parmi les paysagistes modernes, un peintre plus complet, plus vibrant, plus divers d’impression que Claude Monet ; on dirait que pas un frisson de la nature ne lui est inconnu. […] Les motifs des paysages de Monet sont simples toujours : aucun arrangement, aucun décor, aucune préoccupation de l’effet, aucune recherche de la mise en scène. L’effet, il le tire seul de l’exactitude des choses, mises dans la lumière propre et dans l’air ambiant, et de ce qu’elles donnent au cœur du poète de rêverie et d’infini » […] (La France, 21 novembre 1884).  Mirbeau apprécie aussi beaucoup Camille Pissarro : « Le paysage, tel que l’a conçu et rendu M. Camille Pissarro, c’est-à-dire l’enveloppement des formes dans la lumière, c’est-à-dire l’expression vivante de la lumière sur les objets qu’elle baigne et dans les espaces qu’elle remplit, est d’invention toute moderne » (L’Art dans les Deux Mondes, 10 janvier 1891). Ici et là une attention à la lumière dans les toiles impressionnistes.

Les jardins des peintres sont souvent sources d’inspiration, ils sont présents dans les toiles de Monet, de Pissarro par exemple. Ils sont construits, pour certains d’entre eux, comme des tableaux impressionnistes. Mirbeau réalisera un texte « impressionniste » lorsqu’il décrira le jardin de Monet à Giverny, faisant vivre à la conjugaison des noms de fleurs une tension qui fait songer à celle des couleurs dans un tableau représentant des fleurs (voir « Claude Monet et Giverny », L’Art dans les Deux Mondes, 7 mars 1891).

Dans la presse Mirbeau soutiendra les peintres que l’on a coutume d’associer à l’impressionnisme, peintres dont il a perçu l’apport dans l’histoire de l’art. On leur doit une « révolution radicale dans l’art de peintre », [une] « révolution dans l’art de voir la nature » (L’Art dans les Deux Mondes, 10 janvier 1891). Il célèbre les peintres impressionnistes contre les peintres symbolistes. Là où un symboliste, voyant une feuille de chou, regrette que ce chou ne soit pas un lys, un peintre impressionniste est à même de peindre un chou, ou une asperge ! (d’après une lettre à Camille Pissarro, 16 décembre 1891). Il a des mots très durs pour les préraphaélites, pour Gustave Moreau… Octave Mirbeau manifestera de l’incompréhension à l’égard des peintres désireux d’explorer des voies nouvelles, tel Matisse, après l’impressionnisme. Dans une lettre à Monet, de mi-février 1910, il dit son étonnement devant le succès remporté par une exposition présentant des œuvres de Matisse : « On ne peut croire à tant de folie, à tant de pauvre folie – Matisse est […] un paralytique général. […] dans la seule journée d’hier, presque toute l’exposition était vendue ! Au premier rang des acheteurs, les musées, celui de Munich, de Moscou, de Petersbourg, etc., etc.… ». Matisse est ridiculisé, les acheteurs sont étrangers : Mirbeau fait preuve ici d’un refus de la nouveauté qui peut surprendre. Il aura été le héraut de l’impressionnisme, le célébrant jusqu’à l’excès.

G. Po.



Bibliographie : Octave Mirbeau, Combats esthétiques, 2 volumes, édition établie et présentée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Séguier, 1993.

IMPRESSIONNISME LITTERATURE

L’expression d’“impressionnisme littéraire”, par laquelle on désigne la tendance de certains écrivains du deuxième dix-neuvième siècle à appliquer, dans leurs œuvres romanesques, l’équivalent des techniques et des approches propres aux peintres dits “impressionnistes”, n’est pas admise par tous les chercheurs : soit pour des raisons de fond (l’abîme séparant l’art de la peinture de celui de l’écriture et qui devrait interdire les parallélismes artificiels), soit du fait des parcours d’écrivains tels que Goncourt, Maupassant ou Zola, souvent taxés d’impressionnisme, bien que les deux premiers aient été étrangers à l’impressionnisme pictural et que le troisième ait renié sur le tard son enthousiasme juvénile. Mais il semble pourtant bien qu’on puisse, sans abuser des mots, parler d’“impressionnisme littéraire” à propos d’Octave Mirbeau, qui fut l’ami et le chantre quasiment attitré de Claude Monet et de Camille Pissarro : il partageait leur esthétique, il était au plus près de leurs propres recherches picturales, ses romans suscitaient leur admiration, et il n’est pas étonnant qu’il ait tenté, dans le domaine qui était le sien, des expériences comparables à celles qu’ils menaient dans le leur. Il n’est donc pas inutile de dégager quelques traits qui puissent légitimer, à son propos, l’emploi de cette expression controversée. * Tout d’abord, Mirbeau partage aussi la conviction que, pour faire œuvre d’art, il convient de jeter sur les choses un œil innocent, c’est-à-dire débarrassé des épaisses couches de préjugés et de conditionnements accumulés qui obscurcissent la vue du commun des mortels : l’artiste est celui qui voit ce que les hommes ordinaires jamais ne verront, qui découvre, derrière les apparences, des réalités cachées et inaccessibles. Cela nécessite une ascèse douloureuse et continue et entraîne bien souvent, chez Monet notamment, des désespérances que Mirbeau a évoquées, en connaissance de cause, dans son roman Dans le ciel. En tant qu’écrivain, il s’est précisément fixé pour objectif d’obliger ses lecteurs à « regarder Méduse en face » et à voir toutes choses sans verres déformants, à travers un regard neuf qui contribue à dessiller leurs yeux. * Une œuvre d’art ne peut donc être que subjective. Dans un récit, cette totale subjectivité ne fait apparaître que ce que perçoit le narrateur ou le personnage, sans qu’on ait la moindre garantie sur la réalité objective de ce qui nous est présenté. Ainsi le monde est-il toujours réfracté à travers une conscience, qui lui impose inévitablement des distorsions : ce que nous découvrons, en lisant, ce ne sont que des impressions, souvent floues et éphémères, susceptibles de se modifier en fonction des états d’âme fluctuants du narrateur ou du personnage. C’est alors au lecteur qu’il revient d’interpréter comme il l’entend les indices qui lui sont fournis. * Si l’œil est si important, si, a fortiori, il est la condition sine qua non d’une véritable œuvre d’art, alors la raison et l’intelligence passent au second plan, voire sont carrément perçues comme des obstacles liés aux conditionnements socioculturels et qu’ils convient donc d’éliminer. L’anti-intellectualisme esthétique de Mirbeau, qui se méfie des théories, des analyses et des étiquettes, est le corollaire de son extrême méfiance, sur d’autres plans, à l’égard du scientisme et du collectivisme (voir ces mots). * Cette défiance envers la raison, qui tendrait illusoirement à faire croire que tout est intelligible et obéit à des lois fixes et immuables que l’homme serait capable de dégager et d’exploiter à son profit, a pour effet, dans le domaine du roman, de refuser de plus en plus la composition telle que l’entendaient Balzac ou Zola. Car composer, c’est imposer au “réel” des déformations arbitraires et suspectes, c’est faire croire à un univers ordonné, où tout se tient, alors que ce n’est qu’un chaos où rien ne rime à rien. De même que les peintres impressionnistes refusent de faire entrer de force, dans le cadre qu’ils ont eux-mêmes librement choisi, la matière qui n’y a pas sa place, de même Mirbeau romancier se refuse à coucher son récit sur le lit de Procuste de la composition et à faire croire mensongèrement qu’une finalité est à l’œuvre dans ses récits. Les techniques de la fragmentation et du collage (voir ces mots), auxquelles il recourt de plus en plus systématiquement, ont pour but de détruire cette illusion finaliste.
* Enfin, dans le domaine des descriptions, qui sont, dans un roman, ce qui justifie le plus évidemment le rapprochement avec la peinture, Mirbeau a effectivement transposé dans la littérature « ce grand fait de la peinture contemporaine : la lumière ». L’absence de contours, la vibration de l’air, l’interaction des couleurs, la juxtaposition de taches, sont des constantes de ses textes descriptifs. Des verbes tels que « vaporiser », « iriser », « opaliser », « poudroyer » sont fréquemment utilisés pour rendre compte d’une impression floue et ondoyante produite par la nature environnante. Et, toujours, quand description il y a, c’est à travers le regard d’un personnage, ou du narrateur, à un moment précis de la journée, à partir d’un certain point de vue bien précisé, sous tel type de lumière, et à un moment où son état d’âme conditionne la perception qu’il a du monde qu’il aperçoit. Voir aussi les notices Impressionnisme, Artiste, Roman, Fragmentation et Collage. P. M.

Bibliographie : Samuel Lair, « L'Impressionnisme et ses apôtres : Zola et Mirbeau, divergence des approches critiques », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994 , pp. 47-55 ; Pierre Michel, « La 628-E8 : de l’impressionnisme à l’expressionnisme », introduction à La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’impressionnisme », in Numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, 1992, pp. 31-46.

IMPRESSIONNISME LITTERAIRE

L’expression d’“impressionnisme littéraire”, par laquelle on désigne la tendance de certains écrivains du deuxième dix-neuvième siècle à appliquer, dans leurs œuvres romanesques, l’équivalent des techniques et des approches propres aux peintres dits “impressionnistes”, n’est pas admise par tous les chercheurs : soit pour des raisons de fond (l’abîme séparant l’art de la peinture de celui de l’écriture et qui devrait interdire les parallélismes artificiels), soit du fait des parcours d’écrivains tels que Goncourt, Maupassant ou Zola, souvent taxés d’impressionnisme, bien que les deux premiers aient été étrangers à l’impressionnisme pictural et que le troisième ait renié sur le tard son enthousiasme juvénile. Mais il semble pourtant bien qu’on puisse, sans abuser des mots, parler d’“impressionnisme littéraire” à propos d’Octave Mirbeau, qui fut l’ami et le chantre quasiment attitré de Claude Monet et de Camille Pissarro : il partageait leur esthétique, il était au plus près de leurs propres recherches picturales, ses romans suscitaient leur admiration, et il n’est pas étonnant qu’il ait tenté, dans le domaine qui était le sien, des expériences comparables à celles qu’ils menaient dans le leur.

Il n’est donc pas inutile de dégager quelques traits qui puissent légitimer, à son propos, l’emploi de cette expression controversée.

* Tout d’abord, Mirbeau partage aussi la conviction que, pour faire œuvre d’art, il convient de jeter sur les choses un œil innocent, c’est-à-dire débarrassé des épaisses couches de préjugés et de conditionnements accumulés qui obscurcissent la vue du commun des mortels : l’artiste est celui qui voit ce que les hommes ordinaires jamais ne verront, qui découvre, derrière les apparences, des réalités cachées et inaccessibles. Cela nécessite une ascèse douloureuse et continue et entraîne bien souvent, chez Monet notamment, des désespérances que Mirbeau a évoquées, en connaissance de cause, dans son roman Dans le ciel. En tant qu’écrivain, il s’est précisément fixé pour objectif d’obliger ses lecteurs à « regarder Méduse en face » et à voir toutes choses sans verres déformants, à travers un regard neuf qui contribue à dessiller leurs yeux.

* Une œuvre d’art ne peut donc être que subjective. Dans un récit, cette totale subjectivité ne fait apparaître que ce que perçoit le narrateur ou le personnage, sans qu’on ait la moindre garantie sur la réalité objective de ce qui nous est présenté. Ainsi le monde est-il toujours réfracté à travers une conscience, qui lui impose inévitablement des distorsions : ce que nous découvrons, en lisant, ce ne sont que des impressions, souvent floues et éphémères, susceptibles de se modifier en fonction des états d’âme fluctuants du narrateur ou du personnage. C’est alors au lecteur qu’il revient d’interpréter comme il l’entend les indices qui lui sont fournis.

* Si l’œil est si important, si, a fortiori, il est la condition sine qua non d’une véritable œuvre d’art, alors la raison et l’intelligence passent au second plan, voire sont carrément perçues comme des obstacles liés aux conditionnements socioculturels et qu’ils convient donc d’éliminer. L’anti-intellectualisme esthétique de Mirbeau, qui se méfie des théories, des analyses et des étiquettes, est le corollaire de son extrême méfiance, sur d’autres plans, à l’égard du scientisme et du collectivisme (voir ces mots).

* Cette défiance envers la raison, qui tendrait illusoirement à faire croire que tout est intelligible et obéit à des lois fixes et immuables que l’homme serait capable de dégager et d’exploiter à son profit, a pour effet, dans le domaine du roman, de refuser de plus en plus la composition telle que l’entendaient Balzac ou Zola. Car composer, c’est imposer au “réel” des déformations arbitraires et suspectes, c’est faire croire à un univers ordonné, où tout se tient, alors que ce n’est qu’un chaos où rien ne rime à rien. De même que les peintres impressionnistes refusent de faire entrer de force, dans le cadre qu’ils ont eux-mêmes librement choisi, la matière qui n’y a pas sa place, de même Mirbeau romancier se refuse à coucher son récit sur le lit de Procuste de la composition et à faire croire mensongèrement qu’une finalité est à l’œuvre dans ses récits. Les techniques de la fragmentation et du collage (voir ces mots), auxquelles il recourt de plus en plus systématiquement, ont pour but de détruire cette illusion finaliste.

* Enfin, dans le domaine des descriptions, qui sont, dans un roman, ce qui justifie le plus évidemment le rapprochement avec la peinture, Mirbeau a effectivement transposé dans la littérature « ce grand fait de la peinture contemporaine : la lumière ». L’absence de contours, la vibration de l’air, l’interaction des couleurs, la juxtaposition de taches, sont des constantes de ses textes descriptifs. Des verbes tels que  « vaporiser », « iriser », « opaliser », « poudroyer » sont fréquemment utilisés pour rendre compte d’une impression floue et ondoyante produite par la nature environnante. Et, toujours, quand description il y a, c’est à travers le regard d’un personnage, ou du narrateur, à un moment précis de la journée, à partir d’un certain point de vue bien précisé, sous tel type de lumière, et à un moment où son état d’âme conditionne la perception qu’il a du monde qu’il aperçoit.

Voir aussi les notices Impressionnisme, Artiste, Roman, Fragmentation et Collage.

 P. M.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « L'Impressionnisme et ses apôtres : Zola et Mirbeau, divergence des approches critiques », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994 , pp. 47-55 ; Pierre Michel, « La 628-E8 : de l’impressionnisme à l’expressionnisme », introduction à La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’impressionnisme », in Numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, 1992, pp. 31-46.


INCOMMUNICABILITE

Mirbeau est un des premiers écrivains français à faire de l’incommunicabilité un thème littéraire de première importance, et il y a d’autant plus de mérite qu’il est un professionnel des mots et un intellectuel engagé, pour qui il est décisif de parvenir à communiquer avec ses lecteurs pour leur faire découvrir une autre perception des choses que la leur et contribuer à leur dessiller les yeux.

Mais la communication se heurte à deux obstacles majeurs.

- D’une part, les mots sont un matériau souillé par les mauvais usages qui en sont faits et qui les discréditent, et ils véhiculent le plus souvent des mensonges. Dès lors, la communication s’avère bien difficile, voire carrément impossible.

- D’autre part, de multiples barrières sont érigées entre les hommes et les séparent presque hermétiquement : les sexes sont séparés par un « abîme » d’incompréhension et de rancune, et hommes et femmes sont perpétuellement en guerre ; les classes sociales sont vouées à des antagonismes sanglants et tout dialogue s’avère impossible, comme Mirbeau l’a illustré tragiquement dans sa tragédie de 1897, Les Mauvais bergers, qui devait  initialement – et symptomatiquement – être intitulée Les Cœurs lointains ; quant aux civilisations, ou prétendues telles, elles sont autocentrées et le plus souvent fermées aux autres cultures, et chacune a tendance à se croire seule détentrice des bons usages et des bonnes mœurs, au risque, pour les plus fortes militairement et techniquement, de prétendre les imposer aux autres, jugées « barbares », par le fer et par le feu, comme on le voit dans les sanglantes expéditions coloniales stigmatisées par Mirbeau.

Voir aussi les notices Mots, Amour, Conversation, Colonialisme, Anticolonialisme, Civilisation, Colonisons et Farces et moralités.

P. M.


INDIGNATION

Toute sa vie Mirbeau a conservé intacte sa capacité d’indignation. Malgré son pessimisme sur les hommes et les sociétés, il ne s’est jamais résigné à voir les choses rester en l’état et n’a cessé de se battre, fût-ce sans espoir d’améliorations en profondeur, pour tâcher de les rendre un peu moins mauvaises – pour ne pas dire « un peu moins pires ». C’est pourquoi, dans toute son œuvre journalistique et littéraire, il n’a eu de cesse de dénoncer les maux de la société qui l’indignaient, au risque de susciter des scandales et de devenir lui-même scandaleux : « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis », confie-t-il à Louis Nazzi en 1910 (Comoedia, 25 février 1910).

Son indignation n’était pas sélective, et, après son grand tournant de 1884-1885, il a toujours dit tout haut ce qu’il pensait, quelle qu’ait été l’étiquette de ses cibles : c’est ce qui l’a rendu politiquement incorrect. Quoique républicain, socialisant et anarchiste, il n’a pas hésité à dénoncer la corruption et la politique antisociale des élus qui se disaient républicains, ou le double langage des députés socialistes, ou l’irresponsabilité de leaders anarchistes (dans Les Mauvais bergers, 1897), ou encore les expéditions coloniales menées au nom de la « civilisation, du « progrès » et de la « démocratie », autant de grands mots creux destinés à occulter la réalité des choses au lieu de la révéler. De même, après avoir été proche de Clemenceau et d’Aristide Briand, pendant l’affaire Dreyfus, il s’est éloigné d’eux lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir et ont mené une politique répressive. 

Et pourtant, par-delà l’incontestable sincérité de ses indignations, on sent poindre chez Mirbeau une fascination pour les belles crapules, autrement attrayantes que les larves humaines qu’elles exploitent ou que les « honnêtes gens » qui lui répugnent : comme le constate Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), « si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens ». Certaines de ces « canailles », tel Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires (1903), sont dotées de telles qualités qu’il ne peut s’empêcher de les admirer et que, nonobstant leur égoïsme criminel, il leur reconnaît malgré tout, tout bien pesé, un rôle progressiste. Face à une fripouille de grand calibre, tel le ministre Eugène Mortain du Jardin des supplices (1899), ou face au jardinier-cocher Joseph, l’habile voleur de l’argenterie des Lanlaire, dans Le Journal d’une femme de chambre, on a comme l’impression qu’il ne serait pas loin d’apprécier la performance et de saluer l’artiste. Ce n’est sans doute pas un hasard si, à propos de Joseph, précisément, Célestine confie cet aveu à son journal : « Il n'y a plus à douter. Joseph doit être une immense canaille. Et cette opinion que j'ai de sa personne morale, au lieu de m'éloigner de lui, loin de mettre entre nous de l'horreur, fait, non pas que je l'aime peut-être, mais qu'il m'intéresse énormément. C'est drôle, j'ai toujours eu un faible pour les canailles... Ils ont un imprévu qui fouette le sang... une odeur particulière qui vous grise, quelque chose de fort et d'âpre qui vous prend par le sexe » (chapitre IX). Certes, il est plus que douteux que « le sexe » joue un grand rôle dans la fascination du romancier pour Lechat, Mortain, Joseph ou l’un quelconque de ces fripouilles qui grouillent dans son œuvre. Mais il est clair que, dans ses fictions, l’intérêt de l’écrivain Mirbeau va en priorité à des personnages hors normes, qui se situent par-delà les habituelles notions de bien et de mal, mais qui, dans la vie réelle, indigneraient au plus haut point le citoyen Mirbeau.  

Voir aussi les notices Révolte, Engagement, Éthique, Intellectuel, Pessimisme et Scandale.

P. M.


INTELLECTUEL

INTELLECTUEL

 

            On sait que c’est au cours de l’affaire Dreyfus qu’est né le terme d’« intellectuel » employé dans un sens nouveau, pour désigner des écrivains, artistes, historiens, journalistes et savants intervenant, sans y être invités, dans les affaires publiques. Au départ, le terme a été utilisé par les anti-dreyfusards, tels que Ferdinand Brunetière ou Paul Bourget, pour discréditer les plus célèbres des dreyfusards, tels que Zola et Mirbeau, coupables à leurs yeux de se mêler de choses auxquelles ils n’entendent rien : les questions militaires et les affaires d’espionnage. Mais le mot, qui était au début utilisé en mauvaise part, a très vite acquis une connotation positive pour désigner ceux qui interviennent publiquement afin de défendre une cause juste, en jetant dans la balance le poids de leur notoriété et en prenant des risques, dans la mesure où, ce faisant, ils se heurtent forcément au pouvoir en place.

            Même si ces intellectuels sont bien des travailleurs de l’intelligence, par opposition aux travailleurs manuels, ce n’est évidemment pas une définition sociologique qui suffit à les caractériser : la majorité de ceux qui, à l’époque, avaient une profession intellectuelle ne sont pas pour autant devenus des intellectuels au sens nouveau du terme, soit parce qu’ils se sont prudemment abstenus d’intervenir, soit parce qu’ils ont fait chorus avec les institutions en place, qu’ils ont confortées de leur autorité au lieu de s’y confronter. Au contraire, l’intellectuel dreyfusard, plus tard rebaptisé « intellectuel de gauche », s’est mis au service des deux valeurs cardinales que sont la Vérité et la Justice, contre tous les mensonges des pouvoirs et de la presse, contre toutes les injustices perpétrées par le gouvernement, l’armée ou la si mal nommée Justice. La responsabilité de l’intellectuel ainsi défini est d’autant plus importante s’il est célèbre et si ses interventions dans le champ médiatique sont susceptibles de faire avancer la cause qu’il entend servir.

            Mirbeau a fait partie de ces intellectuels éminents, qui se sont engagés parce que ne pas prendre position, c’eût été devenir complice des forfaitures de l’État-Major et des gouvernements successifs, c’eût été être co-responsable d’une injustice doublée d’une infamie, et c’était impensable pour lui. Mais son engagement se distingue de celui des experts, tels que les épigraphistes ou les historiens, qui ont mis leur savoir en œuvre pour prouver l’innocence de Dreyfus, et de celui des professionnels de la politiques, tels que Georges Clemenceau, Joseph Reinach ou Jean Jaurès, qui ont aussi, derrière la tête, des objectifs politiques : Mirbeau n’est ni un expert, ni un politicien, il n’a aucune compétence particulière qui justifie son intervention, il ne cherche nullement à accéder ou à participer au pouvoir et il ne saurait être suspect d’ambitions personnelles. Certes, comme d’autres anarchistes, il a vu dans l’Affaire une bonne occasion pour démasquer publiquement les forces d’oppression et démystifier efficacement les mauvais bergers de toute obédience, et il s’est comporté en citoyen inquiet face aux menaces de césarisme ou de pré-fascisme à la française.. Mais les préoccupations politiques, chez lui, sont secondaires : il a réagi d’abord en homme doté d’une conscience, et sa priorité est d’ordre éthique.

À cet égard, l’affaire Dreyfus n’a rien de vraiment nouveau pour lui, depuis le grand tournant de 1884-1885. Car, chaque fois que ses exigences de justice ont été blessées, il s’est toujours indigné, et battu avec la seule arme dont il dispose, les mots, contre tous les maux qui le révoltent. C’est pour cela qu’il est peut-être celui qui incarne le mieux “l’intellectuel” engagé  tel qu’il se définit alors : un personnage conscient de ses responsabilités, qui met à profit son talent, sa notoriété, son entregent et son impact médiatique pour servir une cause éthique.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel et  Jean-François Nivet, préface de L’Affaire Dreyfus, Séguier, 1991, pp. 9-42 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : de l’antisémitisme au dreyfusisme », Mil neuf cent, n° 11, 1993, pp. 118-124 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146.


INTERVIEW IMAGINAIRE

Dans la presse française de la fin du dix-neuvième siècle, l’interview est apparue au cours des années 1880 et, peu à peu, est devenue un mode apprécié d’intervention sur la scène médiatique. Quant à l’interviewer, personnage nouveau d’un journalisme nouveau, on le craint et on tente par conséquent de le séduire pour offrir de soi une bonne image de marque, comme le fait par exemple l’Illustre Écrivain, inspiré par Paul Bourget, de la série de dialogues de Mirbeau intitulée Chez l’Illustre Écrivain (1897). Certains, le tout venant, tendent aux personnalités interrogées un miroir complaisant et se font le relais de leur propagande politique ou de leur promotion commerciale, que ce soit en échange de services, d’espèces sonnantes, ou simplement d’informations inédites, voire d’un scoop. D’autres, nettement plus rares, parviennent, à l’instar de Jules Huret dans ses deux grandes enquêtes, à préserver leur lucidité et leur intégrité et à arracher aux interviewés des bribes de vérité qui fassent apparaître leur véritable visage sous le masque qu’ils exhibent. On comprend que Mirbeau, admirateur et ami de Jules Huret – à qui, précisément, il dédiera son roman du dévoilement, Le Journal d’une femme de chambre (1900) – ait été tenté d’utiliser lui aussi le genre nouveau de l’interview. Sous deux formes différentes : soit en tant qu’interviewé désireux de faire connaître ses opinions sur divers sujets qui lui tiennent à cœur, par exemple sur Le Journal d’une femme de chambre, dont la presse ne dit mot et qui suscite tant d’incompréhensions (et c’est alors à Jules Huret qu’il se confie) ; soit en tant qu’interviewer fictif de personnalités bien réelles, ce qui lui donne toute latitude pour les mettre en scène, les faire parler comme il l’entend et donner d’elles l’image de personnages grotesques, stupides ou odieux, qu’il s’agit de réduire à leur minimum de malfaisance.

Mirbeau n’est peut-être pas l’inventeur de l'interview imaginaire, mais il est à coup sûr celui qui a utilisé le plus systématiquement et le plus efficacement cette arme satirique au service de la dérision. Comme la caricature, la bouffonnerie et la parodie, elle participe du travail de sape opéré par l’écrivain pour nous révéler les dessous peu ragoûtants des hommes et des institutions, en vue de les démystifier d’importance. Rien de tel, en effet, que le déballage naïf des insanités et des monstruosités prêtées aux grands de ce monde pour faire tomber les masques et interdire désormais aux « âmes naïves » d'être de nouveau dupes de leurs discours vides et de leurs « grimaces » avantageuses et mensongères. Car ce que le critique et polémiste leur fait dire, à ces fantoches abusivement respectés, à la faveur de la confiance qu’il est supposé leur inspirer en tant qu’ami ou que reporter, c’est la réalité camouflée sous de belles apparences trompeuses, ce sont leurs véritables intentions soigneusement recouvertes d’un vernis qui les rende plus présentables. L'interview imaginaire participe donc du dévoilement du monde et du dessillement des yeux des lecteurs, ce qui est, on le sait, l’objectif premier de l’intellectuel engagé qu’est Mirbeau quand il prend la plume. En cela elle s’oppose à la fois aux dialogues artificiels qu’échangent les personnages du théâtre de l’époque et aux dialogues de la vie sociale réelle, qui sont le plus souvent placés sous le signe de la vacuité ou du mensonge, comme l’illustrent notamment les Farces et moralités : c’est alors par le truchement de la fiction que la vérité peut enfin sortir du puits !

C’est ainsi que bon nombre des interviewés, généraux (Archinard), politiciens (Leygues, Dupuy, Hanotaux), journalistes (Sarcey, Arthur Meyer), écrivains (Coppée, Houssaye, de Voguë), acteurs (Febvre, Coquelin) ou magistrats (Mazeau), tiennent des propos dévastateurs pour leur image de marque ou leur crédibilité. Par exemple, le général Archinard, conquérant du Soudan, déclare sans vergogne : « Je ne connais qu'un moyen de civiliser les gens, c'est de les tuer » – ce qui est évidemment absurde, mais renvoie, de fait, à la réalité historique des sanglantes conquêtes coloniales en cours, prudemment occultée par les déclarations officielles et par la presse vénale, qui ne parlent que de « civiliser » l’Afrique. Le ventripotent critique théâtral Francisque Sarcey, « son auguste Triperie », oracle des bourgeois affligés de « bon sens », avoue pour sa part au journaliste venu l’interroger : « Vous avez raison... Je suis une vieille canaille ! J'ai exalté tout ce qu'il y a de plus bas dans l'esprit de l'homme... J'ai adoré l'ordure et divinisé la stupidité » – ce qu’il a effectivement fait, aux yeux de Mirbeau, mais ce qu’il ne saurait bien évidemment reconnaître publiquement... (« Une Visite à Sarcey », Le Journal, 2 janvier 1898). De même l'inamovible ministre Georges Leygues, prototype des politiciens médiocres et bavards, bons à tout, c'est-à-dire bons à rien, avoue-t-il en toute ingénuité : « Je puis pendant cinq heures d'horloge discourir sur n'importe quoi... Mais c'est dire quelque chose qui me gêne énormément. Ça, je n'ai jamais pu » (« L'Art et le ministre », Le Journal, 15 avril 1900). Pour sa part, le cabotin Coquelin déclare avec une désarmante franchise, et en toute modestie : « Il apparaît lumineusement que je suis le centre, le pivot et, comment dirai-je ? l'âme même de la patrie »... (« Dies illa », Le Journal, 17 juin 1894). Quant au juge Mazeau, antidreyfusard notoire, il accueille son visiteur, qui se fait passer pour un colonel, évidemment du même bord, par ces mots cordiaux autant que symptomatiques : « Colonel, faussaire, escroc et traître, vous êtes ici chez vous » (« Chez Mazeau », L'Aurore, 4 mai 1899).

Bien sûr, personne ne peut prendre au premier degré les propos des interviewés : les lecteurs savent pertinemment que ce n’est là qu’une fiction et que les personnalités sont outrancièrement chargées, comme dans les caricatures et dans les farces. Mais ils rient d’elles, ce qui est un premier pas nécessaire pour les faire tomber de leur piédestal, et certains d’entre eux, allant plus loin, comprendront ce qui se cache derrière leurs postures et leurs gesticulations. Dès lors il s’avère que l’interview imaginaire a une fonction éminemment pédagogique, au même titre que les Farces et moralités.

Voir aussi les notices Conversation, Parodie, Caricature, Démystification, Dérision, Désacralisation et Interview.

P. M.

Bibliographie : Claude Herzfeld, « L'Interview imaginaire façon Mirbeau », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque Mirbeau de Cerisy-la-Salle, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 81-92 ; Vincent Laisney, « “Une comédie bien humaine” : L’interview selon Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 140-149.

 

 

 


IRONIE

Octave Mirbeau use et abuse, semble-t-il, dans des chroniques littéraires de ces mots : « ironique » et « ironie ». À propos de Barrès devenu député, il lui prête « l’ironique espoir » d’observer l’homme à partir d’une position stratégique ; d’un livre de Paul Hervieu, L’Exorcisée, il dit qu’il est « tendre », « ironique », « douloureux à la fois » ; à propos d’une description de la Rome d’Héliogabale dans un livre de Jean Lombard, L’Agonie, il parle d’une « colossale et fracassante et ironique folie ». Octave Mirbeau salue « l’admirable ironie » de Daudet, il parle de la « très particulière ironie » de Robert de Montesquiou, qui « a quelquefois l’émoi d’un sanglot » ; de l’ironie « charmante et vive » de Jules Huret à l’égard des écrivains dont il rapporte les propos dans L’Enquête sur l’évolution littéraire (« C’est évidemment le plus ironique monument qu’on ait élevé à la bêtise littéraire, la pire de toutes les bêtises », août 1891) ; de la passion de Félix Fénéon pour les questions d’art et de littérature « atténuée de quelque ironie ». Pour Mirbeau L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam contient de « presque sublimes ironies »… Les mots « ironique » et « ironie » sous la plume de Mirbeau sont entendus comme un hommage à la qualité d’une écriture, à la façon dont tel ou tel écrivain appréhende le monde. Les écrivains cités appartiennent à une fraternité d’ironistes, ils côtoient des rêveurs, des poètes, des fous même, ils sont aux antipodes de ces opportunistes infatués d’eux-mêmes qui se préoccupent de leurs seuls intérêts et sont bien peu attentifs à la douleur du peuple et aux beautés de l’art.

Mirbeau lui-même a recours à l’ironie dans des articles de presse, des nouvelles, des romans. Dans « Les Beautés du patriotisme » (Le Figaro, 18 mai 1891), un article rédigé pour servir la cause de Remy de Gourmont, il met en scène des défenseurs de la Revanche, des acteurs de la Ligue des patriotes : les propos qu’il leur prête sont cohérents dans leur dimension obsessionnelle. En procédant ainsi il entre en connivence avec ses lecteurs pour les amener à réfléchir. Dans telle page du Jardin des supplices, il propose un dialogue entre un candidat à la députation et un ministre : tous deux, sous couvert de servir la France, ne songent qu’à leurs intérêts. Dans une nouvelle, « Un point de vue », un homme corrompu plaide sa bonne foi face à un juge. Ici et là, en particulier dans des entretiens imaginaires dont il maîtrisait la rédaction, Mirbeau laisse sourdre une ironie dénonciatrice afin d’exposer une satire sociale, une critique de tel ou tel groupe partisan ; « égratignant les uns, ironisant sur les autres », « Daumier du journalisme », selon J.-F. Nivet, Mirbeau ne transige pas sur ses convictions. Il n’a pas recours à l’injure, mais à la raillerie à l’égard de ceux qu’il combat, il met dans la bouche de ses adversaires des propos excessifs jusqu’à l’écœurement. En écrivant il poursuit des conversations passionnées dans lesquelles les paradoxes fusent, les anecdotes ouvrent des perspectives inattendues, la mise au pilori d’attitudes abjectes, de comportements étroits est allègrement assumée. L’ironie, comme sous la plume de Voltaire, a pour objet de conquérir les intelligences et les cœurs des lecteurs de façon à les détourner de divers conformismes et de diverses adhésions qui trop souvent en font des moutons de Panurge.

À côté de l’ironie dénonciatrice, il est une autre ironie, l’ironie tendre – « c’est par elle qu’on atteint au très grand art, voyez Laforgue et Villiers... », écrit-il à Jules Huret. Cette ironie est une sœur de la compassion face à la souffrance, en soi et hors de soi, afin de pouvoir prendre de la distance vis-à-vis d’elle et la nommer à l’adresse des lecteurs, sans tomber dans la sensiblerie.

Voir aussi les notices Ironie de la vie, Humour noir, Dérision, Éloge paradoxal et Interview imaginaire.

G. P.

 

Bibliographie : Anna Jodłowiec, L'Ironie dans “Le Journal d'une femme de chambre” d'Octave Mirbeau, mémoire de maîtrise dactylographié, université de Wroclaw, juin 2010, 75 pages ; Octave Mirbeau, Combats littéraires, L’Âge d’homme, Lausanne, 2006 ; Pierre Schoentjes, « Ironie et anarchie : de l’esthétique à l’éthique », in Silhouettes de l’ironie, Droz, Genève, 2007, pp. 209-224 ; John Walker, L'Ironie de la douleur - L'Œuvre d'Octave Mirbeau, thèse dactylographiée, Université de Toronto, 1954, 514 pages.

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IRONIE DE LA VIE

Mirbeau aime bien parler d’ironie de la vie chaque fois que les événements se déroulent à rebours de ce qu’on était logiquement en droit d’imaginer. Ainsi, dans « Agronomie » (1885), le narrateur voit dans le couple Lechat « deux pauvres êtres, égarés dans les millions par une inquiétante ironie de la vie », et, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), Célestine observe avec étonnement que, « par une inexplicable ironie de la vie », elle a refusé net le « bonheur, tant de fois souhaité et qui s'offrait, enfin ». Que faut-il entendre par cette expression ?

Pour un existentialiste avant la lettre tel que Mirbeau, l’existence terrestre apparaît comme une farce sinistre. Tout se passe en effet comme si une puissance sardonique se jouait des fantoches humains et s’amusait à tromper leur attente ou à leur infliger des  souffrances incongrues ou des récompenses imméritées, tel un gamin qui prendrait plaisir à perturber le bon ordre d’une fourmilière et à affoler, ou à écraser, les pauvres fourmis, au gré de sa fantaisie. Évidemment, pour un athée, cette farce sans farceur, ou ce crime sans criminel, est la preuve même qu’il n’y a aucune providence, aucune harmonie pré-établie, aucune fatalité autre que la mortalité de notre condition : l’univers est un chaos livré au hasard, sans rime ni raison, où, à l’instar de la femme de chambre, les pauvres humains errent à l’aventure, en quête de boussoles (les mauvais bergers de la politique, de la religion, de la presse ou de la pseudo-science), qui, en fait, les égarent au lieu de les guider. Face à cette ironie de la vie, qui déjoue les pronostics les plus assurés et condamne arbitrairement les projets les mieux conçus, plutôt que de s’en désespérer, autant trouver, sinon une consolation, du moins un dérivatif ou une compensation, dans la conscience amusée de l’universelle absurdité : l’humour est bien alors la plus efficace des formes de résistance de l’esprit aux forces disproportionnées qui nous écrasent.

Trois romans de Mirbeau constituent une particulière illustration de cette ironie de la vie :

* Dans le roman-tragédie qu’est Dans la vieille rue (1885), leffet tragique est renforcé par l’ironie de la vie, c’est-à-dire celle du romancier qui tire les ficelles, qui piège à loisir ses personnages et qui, à l’instar du dieu de Rimbaud, semble prendre plaisir à les voir se débattre entre les mâchoires d’effrayants dilemmes. En l’occurrence, il s’avère que le sacrifice de son amour et de son bonheur que consent Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que Maximin vient de mourir, sans qu'elle ait été présente pour lui offrir son aide au cours de son agonie ! Avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui est devenu “absurde”. Nouvelle ironie de la vie quand reparaît le tentateur, Lybine, qui lui fait entrevoir une vie d'aisance et de plaisir : Geneviève l'écarte vite, au nom de la « conscience du bien et du mal » que lui a inculquée sa religion, mais, si brève qu’ait été cette tentation d’une vie émancipée, elle est suffisante pour lui faire sentir plus douloureusement encore l'horreur de son emprisonnement à jamais dans une existence absurde et décolorée. Geneviève aura donc été dupée de bout en bout, et l’ironie du romancier met en lumière la mauvaise pioche de ceux qui ont eu le tort de parier pour un dieu qui, à l’expérience, se révèle absent, sourd, impuissant... ou sadique. Dans un univers où tout va à rebours des aspirations de l’homme à la justice, chaque bonne action semble devoir recevoir aussitôt sa punition, comme dans l’univers du Divin Marquis.

* Sébastien Roch  (1890) est également un roman placé tout entier sous le signe de l’ironie, qui culmine dans la scène de la communion et qui ressort aussi du récit de la mort absurde de Sébastien. Généralement discrète, cette ironie nous incite à jeter un regard critique sur chacun des épisodes de la passion de Sébastien et à nous en faire découvrir toute la monstrueuse absurdité.  L’ironie du roman tout entier tient à la légère distance, teintée d’apitoiement, avec laquelle le romancier observe ses personnages et les regarde se démener dérisoirement, comme si leurs faits et gestes avaient un sens, comme s’ils pouvaient être les maîtres de leur propre vie, comme s’ils avaient la capacité de conformer le monde à leurs pitoyables aspirations. Ainsi Sébastien croit-il naïvement obéir à sa raison, qui ne cesse pourtant de l’égarer, lors même qu’il se démène lamentablement dans les rets du prédateur de Kern. L’ironie du romancier est bien alors le reflet de l’ironie de la vie, où tout se passe comme si un malin génie s’évertuait à se moquer des velléités de liberté des misérables humains et jouait avec eux comme le chat avec la souris.

* Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), l’ironie qui est dans la vie se reflète dans la façon dont Célestine perçoit et nous restitue les choses, en mettant en lumière leur tragique cocasserie, dont, à tout prendre, il vaut bien mieux rire que pleurer. Tout, dans la société où elle vit, donne l’impression d’aller à rebours du bon sens et de la logique, comme Mirbeau ne cesse de le répéter depuis son article à scandale sur le comédien, en 1882 :  de même qu’il voyait dans le triomphe des cabotins qui se pavanent sur le devant de la scène médiatique le symptôme le plus éclatant de la déliquescence sociale, de même, ici, au chapitre XVI, c’est le triomphe du cocher-piqueur Edgar, qui témoigne du déboussolement d’une société où tout est cul par-dessus tête et où règne la plus totale confusion des valeurs, rendant le réel indéchiffrable. Le récit de Célestine offre nombre d’autres exemples, hétéroclites, de cette ironie de la vie, qui veut que les êtres et les choses ne soient jamais ce qu’ils devraient être. Ainsi, la richesse des Lanlaire est inversement proportionnelle à leurs mérites, mais le respect et la fascination qu’ils suscitent sont fonction de leurs millions qui, de notoriété publique, ont pourtant été mal acquis. Il en va de même dans les domaines les plus divers : la pauvre Marianne engrossée par son maître se sent très honorée et reconnaissante de lui avoir servi à assouvir bestialement des ardeurs éveillées par Célestine, laquelle, de son côté, garde un souvenir ému de sa sordide et précoce défloration par un vieillard puant du nom de Cléophas Biscouille ; les invités des Charrigaud, au chapitre X, bénéficient d’un respect et d’une aura proportionnels à leurs vices et à leurs tares, réels ou supposés, de même que Rose, saluée bien bas, sur le pavé du Mesnil-Roy ; les domestiques méprisent et exploitent sans vergogne les faiblesses des maîtres qui ont le malheur d’être bons avec eux, cependant qu’ils filent doux devant les plus crapuleux ; le saint homme, lecteur du polisson Fin de siècle, qui organise de pieux pèlerinages à Lourdes, en profite pour « rigoler aux frais de la chrétienté » ; les pseudo-patriotes et les cléricaux applaudissent aux forfaitures des grands chefs de l’armée et accablent un bouc émissaire dont le seul crime est d’être innocent sans l’autorisation expresse de ses supérieurs, etc. Bref, tout choque nos exigences d’intelligibilité et notre soif de justice. Mais c’est surtout l’épilogue, qui met le plus en lumière ce renversement de toutes les valeurs : alors que Célestine nous est souvent apparue comme une révoltée assoiffée de justice, elle a été peu à peu fascinée par l’impénétrable Joseph, non pas malgré ses soupçons, mais, bien au contraire, parce qu’elle s’est mis dans la tête qu’il avait bel et bien violé et assassiné la petite Claire ! Après avoir revendiqué sa liberté, crié sa haine des bourgeois et proclamé les droits imprescriptibles des domestiques, la voilà qui finit par épouser Joseph, qui bénéficie bourgeoisement de l’argent volé à ses maîtres, qui houspille ses bonnes et qui se dit prête à  suivre son nouveau maître « jusqu’au crime » !

En mettant en lumière l’ironie de la vie, Mirbeau permet à ses lecteurs de prendre conscience de l’abîme qui sépare la réalité de l’idéal.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 68 pages.

 

 

 

 

 

 

           

 

           

 


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