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SEBASTIEN ROCH

Sébastien Roch est un roman de formation, paru d’abord en feuilleton, dans les colonnes de L'Écho de Paris, du 15 janvier au 2 avril 1890, puis en volume, chez Charpentier, dans la collection à 3,50 francs, le 26 avril 1890.

Ce troisième roman signé de son nom est considéré comme largement   autobiographique, car Mirbeau y situe l’action au collège des jésuites de Vannes, où il a fait ses études et passé quatre années d’« enfer », et dont il a été chassé, comme son héros éponyme, dans des conditions plus que suspectes, en 1863, quelques semaines à peine avant la fin de l’année scolaire. D’où la question que les biographes et commentateurs sont bien obligés de se poser : les causes de son renvoi sont-elles les mêmes que celles qui ont motivé celui du petit Sébastien Roch, séduit et violé par son maître d’études, le père de Kern, en qui on peut précisément reconnaître bien des traits du propre maître d’études du romancier, le père Stanislas Du Lac ? Néanmoins, il s’agit bien d’un roman, qui ne cherche pas à rester fidèle aux événements réellement advenus et qui les triture en fonction des objectifs de son auteur, et on ne saurait donc identifier le personnage et le romancier créateur qui, lui, a survécu aux traumatismes de sa jeunesse et a pu, grâce à sa forte personnalité qui l’a poussé à se révolter, grâce aussi à l’exutoire de l’écriture, manifester une forme de résilience.

Dans Sébastien Roch, Mirbeau transgresse un tabou majeur, non seulement à l’époque, mais encore aujourd’hui : celui du viol d’adolescents par des prêtres. En l’occurrence, le prêtre infâme du roman possède sur l’innocent Sébastien, au prénom et au nom fortement connotés, une triple autorité, en tant que prêtre, que professeur et que substitut du père, ce qui confère un caractère incestueux au crime qu’il commet sur sa proie. C’est seulement ces dernières années, plus d’un siècle après la publication du roman, qu’on a commencé à parler de ces horreurs, si longtemps passées sous silence, même si beaucoup de gens étaient au courant,  ce qui a suscité, ces dernières années, d’énormes scandales, notamment aux États-Unis et en Irlande. Mais pendant des siècles ni la  “Justice”,  ni le pouvoir politique, ni les journaux n’ont voulu les reconnaître. Ils ont au contraire ignoré et occulté systématiquement les faits, dans l’espoir de décourager les victimes d’ouvrir la bouche, tant la révélation de ces crimes leur apparaissait constituer une menace pour l’ordre social tout entier. Si en effet, même dans une société qui se prétend laïque comme la France, depuis 1905, ce qu’on appelle “l’ordre” continue de reposer sur la confiance accordée aux représentants de Dieu sur terre et aux défenseurs autoproclamés de la prétendue “morale” tombée du ciel, il ne peut être que subversif de dévoiler les horreurs qui se perpétuent de génération en génération derrière les murs des collèges. On comprend qu’en soulevant ce lièvre, Mirbeau ne pouvait que s’attirer une réprobation générale et devait s’attendre, de la part de la presse et des critiques littéraires, à une véritable conspiration du silence : on lui a fait chèrement payer son audace, à un moment où il se rallie officiellement à l’anarchie.

 

« Le meurtre d’une âme d’enfant »

 

Comme dans les romans écrits antérieurement comme “nègre” (L’Écuyère, La Maréchale, Dans la vieille rue, et La Duchesse Ghislaine), Sébastien Roch est le récit d’un sacrifice, et qui pis est, le sacrifice inutile d’un innocent. Il ne saurait donc avoir aucune espèce de justification, ni bénéficier de la moindre circonstance atténuante, bien au contraire. Ce récit est divisé en deux parties : la première est rédigée à la troisième personne – ce qui est exceptionnel dans les romans signés Mirbeau – par un narrateur qui préserve son anonymat et qui, en fait, joue le rôle d’un romancier omniscient ; la deuxième partie, située cinq ans plus tard, est constituée pour une bonne partie par des extraits du journal de Sébastien, choisis par l’anonyme narrateur, ce qui redonne toute sa place à la subjectivité. C’est de la confrontation de ces deux parties, avant et après le viol et le traumatisme mortifère qu’il a constitué pour la victime, que peut naître, chez le lecteur un tant soit peu sensible, le questionnement susceptible de l’amener à remettre en cause les apparences des institutions en général, et de l’Église romaine en particulier. Le « style artiste », inhabituellement adopté par Mirbeau, a visiblement pour objectif de permettre au lecteur de faire sienne la vision du monde de Sébastien, bien que les trois quarts du récit soient à la troisième personne.

Pendant ses premières années, le petit Sébastien Roch a mené une vie saine et insouciante, dans un bourg du Perche, Pervenchères, qui ressemble fort à Rémalard  : il a  « la viridité fringante, la grâce élastique des jeunes arbustes qui ont poussé, pleins de sève, dans les terres fertiles » et « la candeur introublée de leur végétale vie ». Jusqu’au jour où son père, M. Roch, un quincaillier stupide et pérorant, imbu de son importance et hautement respecté par ses administrés, a la malencontreuse idée de décider péremptoirement, dans l’espoir de renforcer son autorité, d’inscrire son fils au prestigieux collège Saint-François-Xavier de Vannes, où le jeune adolescent aura l’honneur de côtoyer les rejetons des grandes familles de l’Ouest. Confronté au mépris de ses camarades, à cause de ses origines plébéiennes, ignoré de ses maîtres indifférents, consciencieusement abruti par un enseignement rébarbatif et coupé de la vie, aliéné par l’empreinte d’une religion doloriste et culpabilisante, il est si malheureux qu’il songe même à se suicider. Et, naturellement, ses résultats scolaires sont fort mauvais, au grand désespoir de son père.  Alors qu’il se trouve en quatrième année, son nouveau maître d’études, le père de Kern, commence à s’intéresser à lui et l’initie peu à peu aux beautés de l’art et de la littérature. Mais c’est pour mieux enrober sa proie, inhiber sa résistance et la « chloroformer d’idéal » : inversant la devise des jésuites, c’est « per augusta » que le prêtre infâme parvient « ad angusta ». L’ingénu Sébastien sent bien qu’il y a, dans le comportement du prêtre, quelque chose de trouble, à quoi il tente en vain de se soustraire, car il fait plus confiance à ce qu’il croit être sa raison qu’à son instinct. Pour finir, le prêtre vient le chercher dans son lit, une nuit, et l’emmène dans sa chambre. Le récit du viol stricto sensu est remplacé par une ligne de points, comme dans L’Écuyère. Aussitôt après son crime, de Kern plaide coupable, mais c’est pour mieux demander à l’enfant de prier pour lui et exiger de lui qu’il se taise. Pour comble, le criminel se permet cyniquement d’absoudre sa victime... Cependant, craignant d’être dénoncé à ses supérieurs, à l’instar de la Phèdre de Racine, il prend les devants et accuse l’innocent Sébastien de relations contre-nature avec son ami et confident, le taiseux Bolorec, un révolté qui rêve d’étriper les jésuites. Sébastien est alors chassé comme un malpropre, sans pouvoir compter sur le soutien du seul jésuite qui semblait doté d’une âme, mais qui fait corps avec son institution. Son père, obligé de venir le chercher, supplie en vain le recteur de garder son fils pour lui éviter le déshonneur.

De retour dans son village, Sébastien sent peser sur lui un œil inquisiteur, moitié amusé, moitié réprobateur, pour les mœurs qu’on lui suppose, et se heurte à l’inflexibilité de son père, furieux et inconsolable, qui, hors de lui, est, un beau jour, sur le point de poignarder son propre fils désarmé, qui, tel Isaac face à Abraham, lui offre sa gorge. Après quoi il ne leur reste plus qu’à coexister tant bien que mal, en silence. Pendant plusieurs années, la vie de Sébastien se poursuit, ennuyeuse et vide : il n’a de goût à rien, ne caresse aucune ambition, ne croit plus en rien, ne se sent capable de rien, a perdu tout idéal éthique et esthétique ; sa révolte et son dégoût ne débouchent sur rien ; et il ne manifeste aucune appétence pour le beau sexe, pas même pour la jeune Marguerite, la fille d’une voisine, qui n’a pourtant d’yeux que pour lui. Lorsqu’éclate la guerre de 1870, il est mobilisé, bien que son père lui ait payé un remplaçant. La veille de son départ, Marguerite sort en catimini de chez sa mère pour venir à un rendez-vous qu’elle lui a imposé et se donne à lui. Sébastien, frissonnant de dégoût et de « haine »,  en proie à une espèce de vertige, « entre un abîme de sang et un abîme de boue »,. est pris alors d’une frénésie qui aurait pu tourner au meurtre. Dans le camp où est encaserné son régiment de l’armée de la Loire, il a le bonheur de retrouver son vieux complice Bolorec, toujours révolté, qui rêve d’une « grande chose » et qui attend la première occasion pour abattre un officier. Sébastien, lui, est trop dégoûté de la guerre pour accepter de tuer. Il meurt absurdement, sans avoir tiré une balle, victime de tirs de l’artillerie prussienne en riposte à  un coup de canon irresponsable d’un jeune officier qui a voulu s’amuser. Et Bolorec emporte, sous les balles, à travers la fumée, le corps de son camarade, en murmurat : « Ça n’est pas juste. ». 

 

Un roman de la déformation

 

Sébastien Roch est une œuvre engagée. Il y souffle un esprit radicalement anarchiste et qui vise à désacraliser et à démystifier toutes les institutions de la société bourgeoise. L’Église catholique est évidemment la première cible : elle nous est présentée comme un corps parasitaire, incrusté dans la société civile qu’elle empoisonne de ses superstitions grossières, du venin de la culpabilité et de sa morale hypocrite, répressive et contre-nature ; elle est comme une pieuvre qui étend ses tentacules partout à la recherche de proies dont elle puisse pomper voracement les forces vives  ; elle est totalement étrangère aux vertus qu’elle prêche, la justice et la pitié y sont inconnues, et seul prime l’esprit de corps qui garantit son pouvoir sacralisé et la durée pluriséculaire de l’institution ecclésiale.

Il ne faudrait pas réduire pour autant Sébastien Roch à un simple pamphlet anticlérical. Car les institutions civiles sont également stigmatisées. La famille n’est qu’un étouffoir, où le père possède une autorité absolue et destructrice et n’a de comptes à rendre à personne. L’école, et pas seulement la confessionnelle,  est conçue, non pas pour ouvrir l’esprit et développer l’esprit critique et la capacité de penser, mais au contraire pour les étouffer dans l’œuf : c’est un viol de l’esprit complémentaire du viol du corps ; le résultat d’une semblable “éducastration”, ce sont des êtres dénaturés et dépersonnalisés, inaptes à la vie de l’esprit et du corps, mais adaptés aux besoins d’une société misonéiste et niveleuse, où le conformisme est impératif et où la pensée est perçue comme une menace pour le désordre établi. Quant à l’armée, elle parachève le travail de la famille, de l ‘école et de l’Église et ce n’est évidemment pas par hasard si c’est elle qui tue physiquement Sébastien Roch, dont l’âme a déjà été mise à mort. Dès lors que le parcours du combattant de l’enfant, au lieu de le conduire à l’émancipation intellectuelle et à l’épanouissement affectif et sexuel, ne fait au contraire que déprimer ses potentialités, frustrer ses désir et ses besoins et détruire en lui toute curiosité et tout sentiment du beau, le récit d’une éducation telle que celle de Sébastien n’a plus rien à voir avec ce qu’est en principe un roman de formation : c’est en réalité d’un roman de la déformation qu’il s’agit.  

Par opposition à cette société qui tue l’homme dans l’enfant pour fabriquer des larves, Mirbeau entend défendre les droits naturels des enfants au développement harmonieux de ses instincts, à la liberté, à la dignité et à la pensée critique, droits impunément bafoués dans toutes les familles, dans toutes les écoles et dans l’ensemble de la société bourgeoise de l’époque. À travers le destin de son pitoyable héros, il entreprend de nous ouvrir les yeux sur les pratiques quotidiennes d'une société où, en toute bonne conscience et en toute légalité, on perpètre impunément ce qu'il appellera « le massacre des innocents ». Et s’il déboulonne toutes les valeurs mystificatrices et toutes les institutions homicides au nom desquelles on transmet de génération en génération ce « legs fatal », c’est dans l’espoir de nous faire désirer une autre société, plus conforme à nos aspirations les plus secrètes.

Sébastien Roch est tout à la fois un exutoire thérapeutique pour le romancier, qui peut enfin évacuer les traumatismes de son enfance ; un roman de l’enfance, où est finement analysée la perception subjective du monde vu par un adolescent sensible, qui est confronté à la méchanceté des hommes et à l’hypocrisie des valeurs et des institutions ; un bouleversant plaidoyer pour tous les Mozart qu’on assassine ; et un acte d’accusation lancé à la face d’une société inique. 

Voir aussi les notices Du Lac, Vannes, École, Église et Christianisme.

P. M.

Bibliographie : Lola Bermúdez, « Un violon cassé : Sébastien Roch d’Octave Mirbeau », Estudios de Lengua y Literatura Francesa, U.C.A., Cadix, n° 17, 2007, pp. 49-65 ;  Fernando Cipriani,  « Sébastien Roch : roman d'enfance ou de formation ? », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 15, 2008, pp. 34-53 ; Laurent Ferron, « Le Viol de Sébastien Roch : l’Église devant les violences sexuelles », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001 pp. 287-297 ; Bernard Gallina, « Monsieur Roch : un personnage en clair-obscur », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 9, 2002, pp. 113-125 ; Bérangère de Grandpré, « La Figure de saint Sébastien de Mirbeau à Trakl  », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 55-72 ; Caroline  Granier, « Le Désordre du je ou l’ordre en jeu - Quatre romans d’éducation anarchiste de Georges Darien et Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 51-66 ; Samuel Lair, « Jean-Jacques et le petit rousseau »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 31-50 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 117-138 ; Pierre Michel,  « Octave Mirbeau, Édouard Estaunié et l'empreinte », in Mélanges Georges Cesbron, Presses de l'Université d'Angers, 1997, pp. 209-216 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Stanislas du Lac », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 129-145 ; Pierre Michel, «  Introduction » à Sébastien Roch, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Paris, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2000, t. I, pp. 519-536 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’école – De la chronique au roman », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, 2001,  pp. 157-180 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Ida Porfido, « Introduzione - Ritratto dell’artista da giovane martire », préface de Sébastien Roch, Marsilio, Venise,  2005, pp. 5-29 ; Ida Porfido, « Quelques figures du martyrologe mirbellien », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes,  Presses Universitaires de Caen, 2007, pp. 193-202 ; Julia Przybos, « Sébastien Roch, ou les traits de l’éloquence », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 26-36 ; Robert  Ziegler, « Between Nature and Utopia : Time and Text in Mirbeau's Sébastien Roch », Studi francesi, mai-août 1997, pp. 275-282 ; Robert Ziegler, « Toward Death and Perfection in Octave Mirbeau’s Sébastien Roch », site Internet de la Société Mirbeau, octobre 2005 ; Robert Ziegler, « Vers la mort et la perfection dans Sébastien Roch », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 36-54 ;   Robert Ziegler, « The Perfect Death : Sébastien Roch », chapitre III de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, septembre 2007, pp. 57-74.

 

 

 

 

 

 

 


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