Thèmes et interprétations
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ATHEISME |
ATHÉISME
Quoique nourri de Pascal, et infiniment sensible lui aussi à « la misère de l'homme sans Dieu », Mirbeau est athée et matérialiste depuis son adolescence. Pour lui, Dieu est bien mort, comme le proclame son contemporain Nietzsche, dont il avait toutes les œuvres dans sa bibliothèque. Ce n'est qu'une « chimère », inventée par les dominants pour mieux écraser les faibles, et il n'existe en réalité aucune puissance supérieure, ni bienveillante, ni sadique – cette dernière interprétation serait, d’ailleurs, bien moins invraisemblable que l’autre, au vu d’un univers livré à « la loi du meurtre » et qui constitue « un crime », mais un crime sans criminel. Cependant, pas plus que Sartre ou Camus, Mirbeau ne tente de prouver l’inexistence de Dieu par des arguments philosophiques : pour lui, c’est une évidence, qui devrait sauter aux yeux de quiconque regarde le monde tel qu’il va, sans rime ni raison, sans essayer de s’aveugler en se berçant d’illusions. En l’absence de Dieu, il n’y a plus personne à qui remettre en toute confiance son destin. Personne non plus à qui s'en prendre, ou contre qui on puisse du moins se révolter, histoire de se défouler et de donner du même coup à sa misérable existence terrestre une dignité qui lui fait singulièrement défaut. Comme Maupassant, il arrive à Mirbeau de le regretter, comme il le confie à Camille Pissarro : « Je voudrais que Dieu existât pour l'injurier »... Mais il n'a même pas cette piètre consolation. Si, comme lui, on élimine d'entrée de jeu le recours illusoire à un être supérieur immatériel et néanmoins tout-puissant, alors il n’y a plus rien non plus qui donne un sens à la vie. Car, en l'absence d'un grand architecte ordonnateur de l'univers, qui l’aurait fait passer du chaos primitif au cosmos, rien ne saurait avoir la moindre signification. Les êtres et les choses se contentent d’exister, n'ont par eux-mêmes aucun sens, ne correspondent à aucun projet, ne visent à aucune fin, et il serait bien présomptueux de s'imaginer qu'ils puissent en avoir une. En bon héritier de Voltaire, Mirbeau ironise sur les naïfs partisans du finalisme : « Les choses n'ont pas de raison d'être, et la vie est sans but, puisqu'elle est sans lois. » Et d'ajouter plaisamment, pour se mettre au diapason des Pangloss de toutes les époques : « Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange animal d'Edison qui s'imagine l'avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d'inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature ?... » (« ? », L'Écho de Paris, 25 août 1890). Mais la plupart des hommes s'avèrent incapables de « regarder Méduse en face » et d’assumer le désespoir inhérent à la lucidité. Ils préfèrent pratiquer lâchement la politique de l'autruche, ce que Pascal appelait « le divertissement ». Ils tâchent de ne pas y penser et s'absorbent dans leurs agitations dérisoires et larvaires. Et ils se raccrochent tant bien que mal à des illusions, qu'ils supposent consolantes : les uns se forgent une représentation de Dieu, imaginent une providence, un destin, histoire de se rassurer en donnant un sens à ce qui n'en a pas ; d'autres prennent bien acte de l'absence de Dieu, mais refusent pour autant la conclusion qui s'impose et font comme s’il en existait un, de peur de bouleverser un ordre mental et un ordre social dont ils jouissent confortablement. Ainsi en va-t-il des scientistes de la Troisième République, où le savant, succédané du prêtre catholique d’autrefois, tend à devenir, pour les républicains au pouvoir, l'autorité bienfaisante et infaillible dont la société bourgeoise a besoin pour se rassurer et préserver son ordre. Bien sûr, Mirbeau n'est pas de ceux qui s'effraient des lumières de la science, et il souhaite au contraire qu'elles soient aussi largement diffusées que possible, histoire de refouler ce qu’il appelle le « poison » religieux et d’éliminer définitivement l'obscurantisme au moyen duquel les puissants perpétuent leur domination sur les larves humaines, dûment anesthésiées et « chloroformées d'idéal », comme le petit Sébastien Roch. Mais il se méfie comme de la peste du scientisme, qui ne lui apparaît que comme une dangereuse dégénérescence de la vraie science (voir la notice Lombroso). À la différence de ceux qui tentent dérisoirement de combler le vide existentiel par des valeurs sacralisées ou divinisées – l’argent, le pouvoir, le succès, la consommation, les honneurs, le plaisir, l’amour, etc. –, Mirbeau est un véritable athée : il n’a substitué aucun dieu nouveau à ceux des vieilles religions charlatanesques démonétisées, et il a entrepris un énorme effort de démystification, de désacralisation et de dérision en vue de dessiller les yeux de ses lecteurs et de les « dés-illusionner » comme il s’est « dés-illusionné » lui-même au cours de ses années de formation. P. M. Bibliographie : Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 228-240 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001.
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