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COLONIALISME |
COLONIALISME
Au cours des années 1880, les grandes puissances prédatrices, l’Angleterre victorienne, la France de la Troisième République et l’Allemagne de Bismarck, étendent leurs tentacules sur le monde et dépècent l’Afrique, dont le roi des Belges Léopold II exige une part pour sa consommation personnelle. Pourtant, bien peu de voix s’élèvent, parmi les écrivains et les “ intellectuels ”, pour dénoncer les génocides dont se rendent coupables les Empires en compétition pour le partage du monde, pour le plus grand profit des esclavagistes modernes, des affairistes de tout poil, des gangsters de la spéculation, des commerçants et fonctionnaires coloniaux et, plus largement, de tous ceux qu’Octave Mirbeau appelle des « âmes de guerre ». Tous sont également pénétrés de leur bon droit, tous convaincus de l’incontestable supériorité de l’homme blanc, chrétien et civilisé, sur les « sauvages », païens et cannibales. Le grand mérite d’Octave Mirbeau a été de ne pas se contenter de critiques superficielles, ne remettant en cause, ni le principe même du colonialisme, ni les formes prises par la colonisation de continents entiers, mais de stigmatiser au vitriol la sanglante appropriation du monde par les grandes puissances européennes au nom de valeurs – la « civilisation », le « progrès » et l’Évangile – , auxquelles les conquêtes militaires par le fer et par le feu ne cessent pourtant d’apporter des démentis sanglants et qui n’apparaissent plus, dès lors, que comme d’hypocrites mystifications. En 1885, Mirbeau fait paraître sous son nom une douzaine d’articles, dans les colonnes du Gaulois et de La France, où il critique la politique coloniale de Jules Ferry, président du Conseil, et de Félix Faure, secrétaire d’État aux colonies. Il fait aussi paraître, sous pseudonyme (Nirvana), une étonnante mystification littéraire, les Lettres de l’Inde, qui ne seront publiées en volume qu’en 1991. Il vient alors d’achever sa mue et entreprend sa rédemption par le verbe en entamant ses grands combats pour son idéal de Justice et de Vérité dans tous les domaines, mais il n’en a pas encore fini avec les besognes alimentaires, dont font précisément partie ces pseudo-lettres. Il les a en effet rédigées pour le compte d’un haut fonctionnaire versé dans les langues orientales, François Deloncle, envoyé en mission officieuse en Inde et auteur de rapports confidentiels expédiés à Jules Ferry. Son rôle de nègre (voir la notice Négritude) consiste à donner une forme littéraire et à conférer le plus d’écho possible aux recommandations de son commanditaire. Ce statut de négritude explique ses prises de position ambiguës et contradictoires, dans la mesure où les vœux de Deloncle ne coïncident pas vraiment avec ses positions personnelles : ainsi, d’un côté, Nirvana chante les louanges des bouddhistes cinghalais, admire le détachement philosophique des Hindous et leur sagesse faite de résignation, loue l’admirable capacité de résistance des peuples de l’Inde à l’impérialisme britannique, et préconise leur indépendance ; mais, de l’autre, il oppose le bon colonialisme français, pacifique et respectueux des cultures locales, tel qu’il est censé être mis en œuvre à Pondichéry, au sanglant et arrogant colonialisme anglais, qui planifie criminellement la famine des Indiens et ne leur reconnaît aucun droit humain. Il contribue ainsi, à sa façon, à la mystification colonialiste qu’il combat par ailleurs… Quand il pourra enfin voler de ses propres ailes, il n’aura plus besoin de recourir à ce type d’équilibrisme douteux. C’est ainsi qu’une de ses premières contributions au nouveau quotidien à très grand tirage, Le Journal, est un article rédigé à l’occasion de la sanglante conquête du Dahomey par les troupes du colonel Dodds. Intitulé « Colonisons », il est signé du pseudonyme de Jean Maure. Six ans plus tard, au cours de l’affaire Dreyfus, Mirbeau le reprendra, avec quelques variantes, mais en le signant de son nom cette fois, et sous un nouveau titre, férocement ironique : « Civilisons ! ». Pour toucher les quelque deux millions de lecteurs potentiels du quotidien de Fernand Xau, il met en œuvre une pédagogie de choc, destinée à les obliger à regarder en face ce qu’ils s’obstinent à ne pas voir, ou à leur révéler sous un jour nouveau ce que la propagande habituelle enrobe dans un verbiage cynique. Procédant par étapes, et avec circonspection, il évoque tout d’abord les atrocités commises par les Anglais à Ceylan, que les lecteurs français, facilement anglophobes, sont à coup sûr prêts à condamner, avant de généraliser à toutes les expéditions coloniales passées (celles des Espagnols en Amérique) et d’en arriver aux guerres présentes (celles de la République Française en Afrique). Avant d’asséner l’idée-force de son article – « l’histoire des conquêtes coloniales sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps » –, il prend bien soin de préciser que le recul n’est pas suffisant pour juger du présent, mais que le passé est lourd d’enseignements consignés par l’histoire. Il s’appuie aussi sur l’autorité du philosophe anglais Herbert Spencer et de l’écrivain américain Washington Irving pour donner plus de poids à son implacable condamnation. Et surtout il joue avec brio de trois oppositions saisissantes qui ne peuvent que frapper les lecteurs : • Entre la charmante innocence des indigènes de Ceylan ou l’état de légitime défense des pauvres bougres d’Arabes à qui on vole leurs femmes et leurs terres, et la barbarie inexpiable des militaires coloniaux, anglais ou français, qui perdent tout sentiment humain dès qu’ils se trouvent en présence de l’autre, jugé inassimilable. • Entre la morale évangélique, qui prêche le dévouement, le désintéressement et l’amour de l’humanité, et la rapacité des missionnaires, protestants ou catholiques, chargés de bénir les rapines et les massacres au nom d’un dieu d’amour et qui sont tous également bons à jeter dans le même sac d’infamie. • Entre l’horreur des supplices infligés en toute bonne conscience à de prétendus « traîtres », qui ne sont jamais que de « pauvres diables », à la bonhomie du brave grand-père qui, à la veillée, charme ses innocents petits-enfants en leur racontant avec fierté de prétendus exploits, qui ne font en réalité que révéler son sadisme et sa férocité. Mirbeau combine les évocations atroces de massacres et de supplices, qui ont pour fonction de susciter l’horreur et de choquer la sensibilité, et l’humour noir et grinçant, qui vise à choquer l’esprit et à obliger à se poser des questions. Bien sûr, nombre de lecteurs, soucieux de préserver leurs paisibles digestions, ne manqueront pas de se donner bonne conscience à bon compte en prétendant que le chroniqueur exagère. Mais d’autres ne manqueront sans doute pas de s’interroger sur le bien-fondé d’une entreprise qui, sous couvert de progrès et de civilisation, pratique le vol et le massacre à grande échelle, transformant des continents entiers en de terrifiants jardins des supplices. En juin 1899, Octave Mirbeau publie précisément Le Jardin des supplices, où il réutilise des thèmes abordés dans ses Lettres de l’Inde et dans « Colonisons ». Dans la deuxième partie du récit, « Le Jardin des supplices » stricto sensu, il renonce à plaider l’innocence édénique des populations indigènes, car la Chine a une culture pluri-millénaire, et ne cache aucunement les pratiques « barbares », selon nos critères d’occidentaux, de l'Empire du Milieu, qui, parvenu à son plus haut stade de civilisation, a entamé sa décadence. Mais, en donnant la parole à l’Autre et en exprimant une forme de fascination pour lui, il n’en amène pas moins ses lecteurs à faire deux découvertes qui devraient contribuer à éradiquer leurs préjugés racistes et européocentristes : d'une part, l'Europe est largement aussi barbare que la Chine, en dépit de son vernis de civilisation humaniste et chrétienne, comme en témoignent les atrocités perpétrées par les Anglais en Inde et par les Français en Afrique ; d’autre part, les horreurs des supplices chinois témoignent, paradoxalement, d'un culte de l'art, d'un culte de la beauté, et d'un culte de la nature, dont le somptueux jardin est la preuve éclatante, et qui font si cruellement défaut chez les masses abêties de nos sociétés mercantiles. En refusant de faire de la vieille Chine un contre-modèle idéalisé pour les besoins de la jeune Europe, Mirbeau joue son rôle d’inquiéteur et d’empêcheur de penser en rond. Il incite son lectorat, non seulement à se demander si les vrais barbares sont vraiment ceux qu’on lui a fait croire et à remettre en cause les trop commodes catégories du Bien et du Mal, mais aussi à saper les fondements mêmes de l’ordre social. Et il l’oblige à exercer sa liberté et à choisir : soit de se révolter et d’entrer en dissidence par solidarité avec toutes les victimes de l’iniquité, telles que le capitaine Alfred Dreyfus ; soit de se rendre complice, mais en toute connaissance de cause désormais, de toutes les monstruosités qui se perpètrent quotidiennement à la surface de la Terre. En 1900, Mirbeau dénonce de nouveau les exactions coloniales dans des articles du Journal sur la guerre des Boxers. L’année suivante, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, il recourt à un procédé nouveau, « le retournement du regard civilisé sur lui-même » : dans ce patchwork en forme de zoo humain où il fait défiler de monstrueux spécimens d’humanité occidentale, cela se révèle une « formule efficace de la contestation des principes mêmes du colonialisme », comme l’explique Arnaud Vareille (art. cit.). En 1904, nouvelle salve dans trois articles intitulés « Àmes de guerre », qui paraissent dans les colonnes de L’Humanité de Jaurès. En 1907 enfin, dans un sous-chapitre de La 628-E8, intitulé « Le caoutchouc rouge » – traduction du titre anglais, Red rubber, de l'ouvrage de l'anti-esclavagiste anglais E. D. Morel, paru à Londres en 1906 –, Mirbeau évoque, pour le stigmatiser, le travail forcé et les supplices infligés aux noirs du Congo, propriété personnelle de Léopold II, dénonce publiquement le génocide en cours, et révèle aux occidentaux, et au premier chef aux automobilistes, à quel prix ils peuvent se permettre de consommer du caoutchouc sous toutes ses formes : « Et voici que, tout à coup, je vois sur eux [les « nègres puérils » et « charmants » du Congo], et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n'en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d'Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu'ils n'étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu'on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j'ai distingué le tronc trop joli d'une négresse violée et décapitée, et j'ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés. / Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillot isolant. Mais on ne sait pas toujours d'où vient le caoutchouc. [...] De même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines. » P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le colonialisme », postface de Colonisons, Émile Van Balberghe, Bruxelles, 2003, pp. 16-23 (http://www.scribd.com/doc/9090760/Pierre-Michel-Octave-Mirbeau-et-le-colonialisme) ;Émile Van Balberghe, « Un Sadisme colonial », postface du Caoutchouc rouge, Les Libraires Momentanément Réunis, Bruxelles, 1994, pp. 11-29 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien – La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169 (http://start5g.ovh.net/~mirbeau/darticlesfrancais/Vareille-anticolonialisme.pdf).
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