Thèmes et interprétations
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INTELLECTUEL |
INTELLECTUEL
On sait que c’est au cours de l’affaire Dreyfus qu’est né le terme d’« intellectuel » employé dans un sens nouveau, pour désigner des écrivains, artistes, historiens, journalistes et savants intervenant, sans y être invités, dans les affaires publiques. Au départ, le terme a été utilisé par les anti-dreyfusards, tels que Ferdinand Brunetière ou Paul Bourget, pour discréditer les plus célèbres des dreyfusards, tels que Zola et Mirbeau, coupables à leurs yeux de se mêler de choses auxquelles ils n’entendent rien : les questions militaires et les affaires d’espionnage. Mais le mot, qui était au début utilisé en mauvaise part, a très vite acquis une connotation positive pour désigner ceux qui interviennent publiquement afin de défendre une cause juste, en jetant dans la balance le poids de leur notoriété et en prenant des risques, dans la mesure où, ce faisant, ils se heurtent forcément au pouvoir en place. Même si ces intellectuels sont bien des travailleurs de l’intelligence, par opposition aux travailleurs manuels, ce n’est évidemment pas une définition sociologique qui suffit à les caractériser : la majorité de ceux qui, à l’époque, avaient une profession intellectuelle ne sont pas pour autant devenus des intellectuels au sens nouveau du terme, soit parce qu’ils se sont prudemment abstenus d’intervenir, soit parce qu’ils ont fait chorus avec les institutions en place, qu’ils ont confortées de leur autorité au lieu de s’y confronter. Au contraire, l’intellectuel dreyfusard, plus tard rebaptisé « intellectuel de gauche », s’est mis au service des deux valeurs cardinales que sont la Vérité et la Justice, contre tous les mensonges des pouvoirs et de la presse, contre toutes les injustices perpétrées par le gouvernement, l’armée ou la si mal nommée Justice. La responsabilité de l’intellectuel ainsi défini est d’autant plus importante s’il est célèbre et si ses interventions dans le champ médiatique sont susceptibles de faire avancer la cause qu’il entend servir. Mirbeau a fait partie de ces intellectuels éminents, qui se sont engagés parce que ne pas prendre position, c’eût été devenir complice des forfaitures de l’État-Major et des gouvernements successifs, c’eût été être co-responsable d’une injustice doublée d’une infamie, et c’était impensable pour lui. Mais son engagement se distingue de celui des experts, tels que les épigraphistes ou les historiens, qui ont mis leur savoir en œuvre pour prouver l’innocence de Dreyfus, et de celui des professionnels de la politiques, tels que Georges Clemenceau, Joseph Reinach ou Jean Jaurès, qui ont aussi, derrière la tête, des objectifs politiques : Mirbeau n’est ni un expert, ni un politicien, il n’a aucune compétence particulière qui justifie son intervention, il ne cherche nullement à accéder ou à participer au pouvoir et il ne saurait être suspect d’ambitions personnelles. Certes, comme d’autres anarchistes, il a vu dans l’Affaire une bonne occasion pour démasquer publiquement les forces d’oppression et démystifier efficacement les mauvais bergers de toute obédience, et il s’est comporté en citoyen inquiet face aux menaces de césarisme ou de pré-fascisme à la française.. Mais les préoccupations politiques, chez lui, sont secondaires : il a réagi d’abord en homme doté d’une conscience, et sa priorité est d’ordre éthique. À cet égard, l’affaire Dreyfus n’a rien de vraiment nouveau pour lui, depuis le grand tournant de 1884-1885. Car, chaque fois que ses exigences de justice ont été blessées, il s’est toujours indigné, et battu avec la seule arme dont il dispose, les mots, contre tous les maux qui le révoltent. C’est pour cela qu’il est peut-être celui qui incarne le mieux “l’intellectuel” engagé tel qu’il se définit alors : un personnage conscient de ses responsabilités, qui met à profit son talent, sa notoriété, son entregent et son impact médiatique pour servir une cause éthique. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de L’Affaire Dreyfus, Séguier, 1991, pp. 9-42 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : de l’antisémitisme au dreyfusisme », Mil neuf cent, n° 11, 1993, pp. 118-124 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146.
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