Thèmes et interprétations

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Terme
PALINODIE

PALINODIE

 

            Le mot « palinodie » a une connotation nettement péjorative : il désigne, non sans une certaine dose de mépris, des changements radicaux d’opinion, des voltes-faces, des revirements complets, des rétractations d’idées émises antérieurement, qui font apparaître celui qui s’en est rendu coupable, soit comme un incohérent, dépourvu de toute logique, soit, pire encore, comme une girouette, qui tourne à tous les vents, pour ne pas dire qu’il se vend au plus offrant.

En ce qui concerne Mirbeau, l‘accusation revient comme un leitmotiv au cours des 130 dernières années, depuis le passage dans l’Ariège du « bonaparteux » expédié pour maintenir l’Ordre mac-mahonien, jusqu’au faux patriotique que constitue le prétendu « Testament politique d’Octave Mirbeau », qui continue de salir son image posthume, en passant par l’Affaire Dreyfus, au cours de laquelle les anti-dreyfusards ont republié un ancien article antisémitique des Grimaces de 1883. De la part de ses innombrables ennemis de toutes obédiences politiques et artistiques, il n’y a là rien d’étonnant, et, parmi beaucoup d’autres, Ernest-Charles, en 1902, dans La Littérature française d'aujourd'hui, ou Camille Mauclair en 1913, à propos de Dingo , ou encore Léon Deffoux en 1929 (« Octave Mirbeau et le naturalisme », Les Nouvelles littéraires, 14 septembre 1929), auraient eu bien tort de se priver de cet angle d’attaque bien pratique. Mais leur avis est bien souvent partagé par nombre de ses contemporains et de ses commentateurs posthumes, qui ne sont pas forcément mal intentionnés à son égard. Par exemple, Leben-Routchka, dans Pointes sèches (1909), Marcel Coulon, dans Témoignages (1911), ou Félix Guirand, en 1917, dans sa notice nécrologique du Larousse mensuel, ou encore, quinze ans plus tard, ses anciens collègues de l’Académie Goncourt : J.-H. Rosny aîné (« Les Incohérents – Octave Mirbeau », Les Nouvelles littéraires, 10 septembre 1932) et  Lucien Descaves (« Le Souvenir de Mirbeau », Le Petit Provençal, 13 septembre 1932). Il y a donc là un véritable problème, qu’il convient d’aborder sans ambages ni réticences, afin d’essayer d’y voir un peu plus clair. Comment rendre compte de ces multiples « palinodies » qui ternissent son image de marque, mais que Mirbeau assume avec courage dans un article paru dans L’Aurore en pleine affaire Dreyfus et qui porte précisément ce titre : « Palinodies ! » ?

 

Prostitution

 

            Une première explication possible tient aux conditions dans lesquelles le jeune Mirbeau a entamé sa carrière : il a vendu sa plume pendant une douzaine d’années (voir la notice Négritude) et a, en particulier, travaillé pour les bonapartistes, de 1872 à 1878, alors  que, sous l’Empire, il était hostile au régime (voir la notice Bonapartisme). Comment le pisse-copie de L’Ordre de Paris et de L’Ariégeois, le journaliste gagé par le légitimiste Arthur Meyer et le rédacteur en chef des Grimaces antisémites a-t-il pu se muer en  anarchiste radical et devenir, avec l’affaire Dreyfus, l’incarnation de l’intellectuel éthique ? Mirbeau traîne comme un boulet le souvenir de ces années d’humiliations et de compromissions, sur lesquelles il ne s’est expliqué – et encore, indirectement, par le truchement d’un personnage de fiction – que dans un roman inachevé, Un gentilhomme, qui ne sera publié qu’après sa mort. À défaut d’un aveu public et de son vivant, il a du moins essayé tardivement d’établir une continuité entre le jeune bonapartiste et l’anarchiste de la maturité, qui seraient, d’après lui, porteurs d’un même dégoût et d’une même aspiration : d’abord, en 1897, dans un article sur Ernest La Jeunesse, « On demande un empereur » ; ensuite, dans une interview par Georges Docquois, à qui, quelques mois avant sa mort, il confie qu’il n’a jamais cessé d’être anarchiste et rappelle qu’à ses débuts il a été « bonapartiste révolutionnaire » (Nos émotions pendant la guerre, 1917). Autrement dit, il aurait toujours été idéaliste et révolutionnaire, et les méandres de son itinéraire politique ne seraient que des péripéties secondaires. Un peu trop tiré par les cheveux pour être tout à fait honnête...

 

Adaptation

 

            Une deuxième explication de ce qu’on appelle ses palinodies tient à son réalisme et à la nécessaire adaptation à des situations qui évoluent — raison pour laquelle la sagesse populaire soutient que seuls les imbéciles ne changent jamais d’avis. Et Mirbeau d’expliquer, dans « Palinodies ! » : « Admirons, je vous en prie, les braves gens qui, du berceau à la tombe, n’eurent jamais qu’une idée – ce qui équivaut à n’en avoir pas du tout –, sont demeurés fidèles – ce qui veut dire qu’ils ne furent fidèles qu’à leur propre sottise – et sur qui l’étude, l’observation quotidienne, l’expérience et les révélations de la vie, l’enseignement des faits, les surprises de l’histoire ont passé sans avoir pu modifier quoi que ce soit à leur organisme intellectuel, à ce que, par un euphémisme inconvenant, ils appellent, sans rougir, “leur idéal”. C’est à croire qu’ils n’eurent ni un cœur, ni des bras, ni des jambes, ni rien par quoi l’on marche, voit, pense et aime... Pauvres larves !... » Mirbeau, lui, n’est pas une larve, il est doté d’un « organisme intellectuel » qui a tiré des leçons de « l’enseignement des faits », et il a donc eu les moyens de s’adapter. Citons trois exemples de cette adaptation à une réalité changeante :

* Après avoir proclamé à maintes reprises que le théâtre était mort et que rien ne pourrait le ressusciter, il a fini par utiliser le théâtre au service de ses combats et fait de la scène une retentissante tribune en y remportant des succès mondiaux. Faut-il le regretter ?

* Après avoir dénoncé le conservatisme mortifère de la Comédie-Français, c’est néanmoins à la prestigieuse Maison de Molière qu’il a donné ses deux grandes comédies, Les affaires sont les affaires et Le Foyer, au terme de deux grandes batailles hautement médiatisées, qu’il a remportées de haute lutte. Qui pourrait sérieusement le lui reprocher ?

* Le cas de la Société des Gens de Lettres est un peu différent, mais là encore l’adaptation fait loi. Mirbeau l’a stigmatisée en 1891, dans deux articles successifs (1,2)  et, lorsque il a pris la défense du pauvre Jean Grave (voir la notice) aux prises avec cette « Société tracassière et processive ». Il considérait alors qu’un écrivain digne de ce nom ne devrait « point entrer du tout dans une Société littéraire où vous n’avez qu’un droit, celui d’être déshonoré littérairement ». Mais dix ans plus tard, alors que l’ami Paul Hervieu en est devenu président, voilà que Mirbeau est bombardé membre de ladite Société, qui aura désormais à défendre ses intérêts d’écrivain contre les éditeurs français et étrangers. Ironie de la vie, dont s’amuse le principal intéressé : « Dire, mon cher Hervieu, que j’avais solennellement juré de ne jamais appartenir à cette Société ! Mais la vie – pour moi, du moins – se passe à faire le contraire de ce qu’on dit. Et puis, à l’époque de ces déclarations héroïques, vous n’étiez pas le Président, vous n’étiez même pas le Membre... » Et d’ajouter avec humour : « Est-ce que je vais être forcé aussi de me présenter à l’Académie ? » Il n’en est, certes, pas arrivé là, mais il a tout de même été membre de l’académie rivale, celle des Goncourt, non point par vaine gloriole, mais pour y défendre de jeunes écrivains originaux et talentueux, ce qui n’a rien de déshonorant.

 

Coups de sang et évolution

 

            Troisième explication envisageable : le caractère passionné et la sensibilité exacerbée de Mirbeau, qui le poussent à réagir au quart de tour et à foncer, sous l’effet d’impulsions soudaines qu’il ne parvient pas à maîtriser, sans toujours réfléchir aux effets de son emportement. Dans le domaine de l’amour, il en a donné une bonne illustration avec son double Jean Mintié du Calvaire. Dans le domaine littéraire, on sait, par sa correspondance, que c’est sous l’effet de la colère – « ab irato », comme il dit – qu’il rédige tel article où il accuse Maupassant d’abuser de la réclame, ou tel autre où il descend en flammes Émile Zola pour avoir postulé à l’Académie Française (« La Fin d’un homme »). Il s’est ainsi brouillé avec pas mal de gens, lors même qu’il était considéré, par tous ceux qui l’ont connu, comme un homme extrêmement affable, poli et charmeur. Il va de soi que, sous l’effet du sentiment de culpabilité qui le saisit peu après certaines attaques excessives ou carrément injustifiées, il n’a de cesse de faire amende honorable et de se racheter, comme on l’a vu, par exemple, avec Daudet et Zola : on ne manque pas alors de parler de « palinodies » pour mieux fustiger ses revirements...

            Une quatrième explication, tout aussi simple et banale, tient au fait que, au cours d’une vie, un homme évolue, ses manières d’être, ses goûts, certaines de ses opinions, se modifient au fil des péripéties de l’existence et des changements de toutes natures – politiques, sociaux, esthétiques – qui contribuent à façonner sa personnalité. On ne saurait bien évidemment être le même à cinquante ans qu’à vingt ans, sauf à n’avoir rien appris en trente ans. Dans son célèbre article « Palinodies ! », Mirbeau écrit ainsi : « Ce que je suis aujourd’hui je ne l’étais pas il y a dix ans ; ce que je fus, il y a dix ans, je ne l’étais pas, il y a vingt ans ; et, dans vingt ans – à supposer que je sois encore – je veux espérer, oui, je pousse le cynisme jusqu’à espérer que je ne serai pas celui que je suis aujourd’hui... Aujourd’hui, j’aime des personnes des choses, des idées, qu’autrefois je détestais, et je déteste des idées, des personnes que j’ai aimées jadis... C’est mon droit, je pense, et c’est mon honneur ; et c’est aussi la seule certitude par quoi je sente réellement que je suis resté d’accord avec moi-même. » Ce qui importe donc, ce n’est pas le changement lui-même, qui est universel et dont on ne peut faire grief à personne, mais la direction dans laquelle il s’opère et la fidélité à l’être profond qui le sous-tend et qui est traversé de contradictions. Si les bourgeois, au dire de Brel, « c’est comme les cochons » et si, « plus ça devient vieux, plus ça devient...», Mirbeau, lui,  a la satisfaction de constater qu’il s’est amélioré avec l’âge, en se débarrassant peu à peu d’une couche de préjugés et d’idées toutes faites qui sont supposés lui avoir collé à la peau pendant longtemps : « La joie d’un homme qui n’est pas un politicien, qui ne sert aucun parti, ni aucune bande, ni aucun fonds secret, [...] est d’acquérir, chaque jour, quelque chose de nouveau dans le domaine de la justice et de la beauté ! L’harmonie d’une vie morale, c’est d’aller sans cesse du pire vers le mieux... Devant les découvertes successives de ce qui lui apparaît comme la vérité, cet homme-là est heureux de répudier, un à un, les mensonges où le retiennent, si longtemps, prisonnier de lui-même ces terribles chaînes de la famille, des prêtres et de l’État. C’est plus difficile qu’on ne pense d’effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous Il faut des efforts persistants qui ne sont pas à la potée de toutes les âmes. Il faut passer par de multiples états de conscience, par bien des enthousiasmes différents, bien des croyances contraires, par des déceptions souvent douloureuses, des troubles, des erreurs, des luttes – et ne pas les maudire, pas même les regretter, puisque c’est tout cela, puisque c’est dans tout cela que s’est, peu à peu, recréée votre personnalité. »

            C’est beau comme l’antique, et André Gide, qui n’avait pourtant guère d’atomes crochus avec Mirbeau, a été touché par cet aveu public du droit à l’erreur et à l’évolution. Mais il n’en est pas moins problématique. Car s’il est vrai qu’en vieillissant Mirbeau a révisé à la baisse certaines de ses admirations (pour Goncourt, Whistler ou Raffaëlli, par exemple), et a noué amitié avec des hommes qu’il avait autrefois vilipendés (tels que Daudet, Zola, Mendès, Reinach), genre de « palinodies » qu’on ne saurait lui reprocher, il est tout de même un peu trop facile de parler d’ « empreintes » dues à l’éducation quand il est question de certains articles ignobles des Grimaces, qui pèsent lourd sur sa conscience, surtout en pleine affaire Dreyfus. Car c’est de ces articles antisémites qu’il essaie de se justifier, face aux anti-dreyfusards qui sont allés les repêcher dans les poubelles du journalisme. Et force est de constater que sa justification a posteriori ne convainc pas vraiment. Mais c’est évidemment plus facile de poser au naïf qui, parti de bas et victime des « mensonges » antisémites de son conditionnement social, n’a cessé d’aller « vers le mieux », jusqu’à se battre courageusement pour l’innocent Dreyfus, que de devoir avouer qu’il a jadis dirigé sans scrupules Les Grimaces pour le compte d’un banquier, Edmond Joubert, qui se servait de l’antisémitisme ambiant comme d’une arme décisive dans sa rivalité avec la banque Rothschild, au lendemain du krach de l’Union Générale.

             Il est donc bien vrai que Mirbeau a beaucoup changé au cours de sa vie. Mais, tout bien pesé, ni plus, ni moins que la plupart des hommes. Simplement, ces changements, non seulement il ne les camoufle pas, mais il les proclame et les assume, allant jusqu’à faire à plusieurs reprises de publics mea culpa par voie de presse. Il s’expose du même coup aux critiques de tous ceux qui ont eu à pâtir de ses attaques et qui ont beau jeu d’en profiter pour tenter de discréditer ses valeurs et ses combats en l’accusant d’être un incohérent et un palinodiste. Mais la plupart de ses pseudo-palinodies ne méritent pas ce qualificatif dépréciatif et ne sauraient être instruites à charge. Cependant il est non moins vrai que les années de prostitution journalistico-politique ont du mal à passer et qu’il n’est jamais parvenu à les assumer officiellement, alors qu’il y avait là le moyen d’expliquer, à défaut de le justifier, un itinéraire politique a priori surprenant..

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les “Palinodies” d'Octave Mirbeau ? À propos de Mirbeau et de Daudet », Cahiers naturalistes, n° 62, 1988, pp. 116-126 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Zola : entre mépris et vénération», Cahiers naturalistes, n° 62, 1990, pp. 47-77 ; Pierre Michel, « L’Itinéraire politique d’Octave Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 96-109 ; Pierre Michel, « Mirbeau vu par Leben-Routchla », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 239-242.

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