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CHRISTIANISME |
CHRISTIANISME
Mirbeau a été élevé, dans le Perche, dans la religion chrétienne et a fait ses études au collège des jésuites de Vannes. Baignant dans un milieu chrétien et dans une culture chrétienne omniprésente, à une époque où l’Église catholique est encore extrêmement puissante et continue de régir la vie quotidienne des quarante millions de Français, il n’a pu qu’en être durablement marqué et en conserver longtemps ce qu’il appelle « l’empreinte », nonobstant sa précoce émancipation intellectuelle, comme il le reconnaîtra en 1902 : « De cette éducation, qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur, j’ai conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique. Et c’est après beaucoup de luttes, au prix d’efforts douloureux, que je suis parvenu à me libérer de ces superstitions abominables par quoi on enchaîne l’esprit de l’enfant pour mieux dominer l’homme plus tard. Je n’ai qu’une haine au cœur, mais elle est profonde et vivace : la haine de l’éducation religieuse » (« Réponse à une enquête sur l’éducation », Revue blanche, 1er juin 1902). De cette imprégnation chrétienne témoignent, entre mille autres choses, le titre du premier roman signé de son nom, Le Calvaire (1886), auquel Mirbeau entendait donner une suite intitulée La Rédemption, le titre de sa tragédie prolétarienne Les Mauvais bergers (1897) et l’étrange discours que la pasionaria des corons, incarnée par Sarah Bernhardt, y tient, devant un calvaire, aux grévistes affamés qu’elle invite à bien mourir. Plus éloquente encore est la logique de rédemption et d’expiation à l’œuvre dans la vie même de l’écrivain : après avoir prostitué sa plume pendant douze ans dans la presse, comme l’abbé Jules dans son Église, et en avoir conçu d’amers remords et un sentiment de honte ineffaçable, il a entrepris sa rédemption par le verbe (et accessoirement par des espèces sonnantes), en se mettant au service de ses idéaux éthiques et esthétiques ; et, parallèlement, il a expié ses compromissions passées en épousant une réprouvée et ancienne femme galante, Alice Regnault, qui avait vendu son corps comme il avait vendu son âme, ce qui l’a mis immédiatement au ban de l’hypocrite « bonne société » et a fait par la suite, de sa vie conjugale, un enfer (voir Mémoire pour un avocat, 1894). Comme quoi on peut très bien s’être débarrassé de toutes les « superstitions abominables » et tourner en dérision des dogmes tout juste bons « pour des pensionnaires de Charenton » et des rites religieux comparés à une « arlequinade », et néanmoins conserver, profondément enfoui dans son psychisme, le mécanisme comportemental inculqué par ces « pétrisseurs d’âmes » que sont les prêtres. Dès ses premières lettres à Alfred Bansard, il apparaît que le jeune Mirbeau se pose en héritier des Lumières et qu’il est totalement libéré, non seulement de toutes croyances religieuses, mais même de tout respect à l’égard de ce qu’on lui a présenté comme sacré au cours de ses quinze premières années : tout ce qui relève du religieux ne suscite de sa part que sarcasmes et dérision. Quant à la « morale » répressive en vigueur dans son village de Rémalard ou au collège de Vannes, il a tôt fait de n’y voir qu’hypocrisie et compression contre-nature de besoins parfaitement sains et naturels, et il n’a qu’une hâte : jeter sa gourme dès sa première visite dans la Babylone moderne. Plus jamais il ne reviendra sur cette vision extrêmement critique du christianisme. Ce qui ne l’empêche pas, comme l’abbé Jules du roman homonyme de 1888, de considérer qu’il peut y avoir de la noblesse dans le personnage du Christ, dans « son œuvre sublime de rédemption humaine » et « sa grande mission d’amour ». Mais il s’agit là de prédications aussi vagues que généreuses, dont les institutions chrétiennes, et au premier chef l’Église catholique, se sont empressées d’oublier la portée et qu’elles ne cessent de trahir, comme l’abbé Jules le jette au visage des prêtres de son diocèse qui n’ont que faire, dans leur vie quotidienne, du message évangélique (voir la notice Église). Le christianisme, comme toutes les religions institutionnalisées, est devenu un « opium du peuple » destiné à l’anesthésier par « l’opium de l’espérance », pour l’empêcher de se révolter, et à le crétiniser par des croyances grotesques, pour pouvoir le dominer et le tondre plus facilement. Et il s’est fait tout naturellement, dans le cadre de l’alliance traditionnelle du sabre et du goupillon, le complice de tous les crimes perpétrés en Europe par les pouvoirs en place et par leur soldatesque, qu’il s’agisse des expéditions coloniales (voir la notice Colonialisme), des guerres entre les peuples bénies par les prêtres dans les deux camps, de la sanglante répression de la Commune, ou encore de l’affaire Dreyfus (voir la notice), où Mirbeau voit un « crime exclusivement jésuite » (« Souvenirs », L’Aurore, 22 août 1898). De ce point de vue-là, il ne fait pas de différences entre catholiques et protestants et renvoie dos à dos le curé et le pasteur, aussi criminels, aussi hypocrites et aussi cupides l’un que l’autre. On pourrait penser que ses exigences éthiques et libertaires trouvent plus naturellement leur compte avec le protestantisme qu’avec le catholicisme, dans la mesure où la Réforme a facilité le libre examen des textes dits « sacrés », ouvrant ainsi la voie auxLumières, et où la morale y est prise au sérieux et ne constitue pas seulement un masque commode, comme chez tant de Tartuffes catholiques, toujours prêts à passer « avec le Ciel des accommodements ». Certes. Reste que Mirbeau est rebuté par la dangereuse rigueur des luthériens, des calvinistes et de ceux qui, parmi les fidèles de l’Église romaine, sont le plus proches des réformés, les jansénistes. Comme le docteur Vuillet, de Genève, rencontré à Menton, il trouve « les protestants insupportables » par leurs exigences persécutrices. Dans deux des romans qu’il a écrits comme “nègre” au début de sa carrière, il a montré les dangers de l’intériorisation d’une morale trop compressive sans possibilité d’exutoire : dans L’Écuyère (1882), c’est une luthérienne finlandaise, Julia Forsell, qui, après avoir été violée, comme le sera le petit Sébastien Roch du roman homonyme de 1890, finit par se suicider, souillée à jamais et persuadée de ne plus jamais pouvoir « marcher entre les lys » ; dans La Duchesse Ghislaine (1886), c’est une janséniste qui se refuse longtemps à celui qu’elle aime, qui ne se donne à lui qu’une fois qu’il est trop tard et qui finit par mourir prématurément des suites de cette vie ratée à cause d’une intransigeance morale déplacée : à force de réprimer ses pulsions et de s'interdire des actions qu’elle juge « dégradantes », alors qu’elles seraient au contraire indispensables à son épanouissement, et de voir une « déchéance » dans le don de son corps à celui qu’elle aime, elle est l'artisan de son propre malheur. La morale chrétienne en général aboutit donc à une répression contre-nature des besoins les plus naturels, et les effets en sont gravement pernicieux pour l’individu, perpétuellement frustré ou coupable, mais aussi pour la société, qui subit les conséquences de ce refoulement collectif, source de perversions, de harcèlements et de crimes sexuels. L’abbé Jules, qui est ici le porte-parole du romancier, s’en plaint amèrement : « J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux... » (L’Abbé Jules, II, 3). Les catholiques sont cependant moins sauvagement brimés que les protestants car, par le miracle de la confession, qui accorde aux prêtres le pouvoir exorbitant de l’absolution, ils ont du moins la possibilité de se débarrasser de leurs fautes et de se remettre à « pécher », sinon en toute sérénité, du moins avec la satisfaction de savoir qu’ils seront facilement absous. Ce que la « morale » y perd en rigueur et en sérieux, l’individu qui n’a point trop intériorisé les règles répressives le gagne en satisfactions de la chair. Quand Mirbeau dénonce ce qu’il appelle « le poison religieux », il ne s’en prend pas seulement aux dogmes infantiles du christianisme et aux superstitions les plus grossières dont on gave le bon peuple et qu’il tourne en dérision, notamment dans Sébastien Roch (1890). Le poison le plus dangereux à ses yeux est celui de la culpabilité. Car, quoi qu’il fasse, le chrétien est jugé coupable et se sent coupable, parce que, chaque fois qu’il jouit d’un plaisir quelconque, il a intériorisé l’idée qu’il va lui falloir le payer, fût-ce d’un prix modique imposé par le confesseur. Le personnage de l’abbé Jules illustre à merveille cet aspect éminemment pervers du christianisme, car il a beau se répéter avec lucidité que les plaisirs de la chair sont sains et naturels, il n’en continue pas moins à n’y voir que des « cochonneries » dont il a honte et dont il se punit. La « morale » sexuelle imposée par le christianisme se révèle donc éminemment perverse et criminogène : « Ô brave et honnête morale, que de bêtises… et aussi… que de crimes on commet en ton nom ! » (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901). Mirbeau n’est pas seulement anticlérical, irréligieux et athée, il est aussi radicalement antichrétien, et il est d’autant plus hostile au christianisme qu’il a lui aussi été durablement « pétri » et en a beaucoup souffert. Voir aussi les notices Religion, Église, Jésuites, Charité et Morale. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau, L'Abbé Jules, Ollendorff, 1888 ;Octave Mirbeau, Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Le Limon, 1989 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.
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