Thèmes et interprétations
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ANTICOLONIALISME |
C'est d'abord le hasard qui fait d'Octave Mirbeau le contemporain et le témoin de l'expansion coloniale qui ne cesse de se développer sous les différents gouvernements de la Troisième République ; mais c'est sa capacité à s'indigner, à traquer sans relâche l'infamie et l'injustice, la barbarie et la recherche éhontée du profit qui fait de lui l'un des principaux, voire le principal écrivain anticolonialiste de son temps. Cet anticolonialisme est d'autant plus remarquable que, à partir de 1890, se constitue au sein de la classe politique française un " véritable credo colonial " (selon l'expression de Raoul Girardet), qui rallie les anciens opposants nationalistes (Déroulède, Rochefort) avant de gagner progressivement le parti radical, puis une partie non négligeable des responsables socialistes. Face à cette évolution qui incite la majorité de l'opinion, même de gauche, à accepter la politique coloniale au nom de la " civilisation " et du bonheur des peuples, on ne peut qu'être frappé par la permanence, quasi sans faille, du combat anticolonialiste que mène O. Mirbeau dès le milieu des années 1880. Combat d’autant plus méritoire qu’il n’est partagé par à peu près aucun des écrivains français contemporains.
Les premiers combats
Néanmoins, il y a sans doute lieu d'établir une distinction qualitative entre les articles publiés en 1885 (" Tombouctou ", " La tristesse de Norodon Ier ", " Les Chinois de Paris ") et les textes postérieurs publiés dans Le Journal, de 1892 à 1900, ou L'Humanité, ainsi que les pages anticolonialistes du Jardin des supplices et de La 628-E8 qui offrent une vision plus diversifiée et plus lucide du phénomène colonial. Les textes de 1885, proches encore de la veine satirique et sarcastique des Grimaces, dénoncent en effet certains aspects de la politique coloniale sans en remettre en cause le principe, ni échapper à un certain nombre de présupposés et de stéréotypes ethnocentriques, voire racistes. On le perçoit bien, par exemple, à la description du palais de Phnum-Penh (sic), dont le « délabrement donne au voyageur l’impression désolée d’une vieille usine d’Europe », et au portrait caricatural du roi du Cambodge (« Il semble qu’aucune pensée n’a jamais germé sous ce front étroit et fuyant », « La Tristesse de Norodon Ier », Le Gaulois, 2.02.1885) ; ce qui n’empêche pas Mirbeau, et c’est l’essentiel, de dénoncer le coup de force que la France vient de commettre contre le Cambodge pour l’obliger, « le revolver au poing et le couteau sous la gorge », à reconnaître la souveraineté française. Mais que dire de l’article « Les Chinois de Paris » (La France, 1.04.1885) qui s’en prend aux boursicoteurs qui spéculent sur… les défaites coloniales de la France, sans songer à remettre en cause le principe même de ces expéditions et de ces batailles ? Le plus étonnant, c’est que l’article s’achève sur un couplet patriotique absolument inattendu à la gloire de « nos héroïques petits soldats, sans secours, sans espoir, [qui] attendent peut-être la mort dans ces défilés hérissés d’ennemis féroces… » S’agit-il d’une antiphrase sous la plume de Mirbeau, ou, plus vraisemblablement, d’un passage obligé dans un journal qui ne fait pas son pain quotidien de l’antipatriotisme ?
Les grands thèmes anticolonialistes
Le ton et la qualité de l’analyse changent sensiblement à partir des années 1890 et, surtout, de l’article « Colonisons » (Le Journal, 13 novembre 1892) qui constitue une sorte de synthèse de la pensée mirbellienne en matière de colonialisme, cette évolution pouvant s’expliquer, au moins en partie, par l’accroissement considérable des annexions coloniales dans ces mêmes années. Ce que Mirbeau dénonce en premier lieu, avec la véhémence qu’on lui connaît, c’est la violence sanguinaire qui accompagne toute conquête coloniale : « Notre cruauté actuelle n’a rien à envier à celles des plus féroces barbares, et nous avons, au nom de la civilisation et du progrès […] renouvelé en les développant les raffinements de torture de l’Inquisition espagnole… » (« Colonisons », Contes cruels II,). On retrouve les mêmes accents, en 1907, dans La 628-E8, lorsqu’il dénonce « le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire », et qu’il jette l’anathème sur les massacres et les tortures « où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux. » Alliance maudite du mal et du plaisir déjà si longuement et si pertinemment évoquée dans Le Jardin des supplices. Ce qui rend encore plus insupportable cette violence, c’est qu’elle s’accomplit au nom de la « mission civilisatrice » des Blancs, qui, elle-même sert d’alibi à l’exploitation économique des territoires conquis. Dans cette démarche iconoclaste qui fait voler en éclats l’illusion de la colonisation bienfaisante (« La lumière de la civilisation […], elle brille au bout des torches, flamboie à la pointe des sabres et des baïonnettes ! » in « Colonisons »), le recours à l’humour noir et au cynisme feint est une des armes favorites de Mirbeau. Ainsi, à la fin du même article, un « vieux colonel » raconte à ses petits-enfants, ravis, comment il « civilisait » les Arabes en les laissant mourir de soif après les avoir enterrés vivants en plein soleil. Ce mépris absolu de l’existence humaine, sans parler même de dignité, on le retrouve dans la bouche de cet explorateur qui résume ainsi l’essentiel de sa tâche : « Si les gouvernements et les maisons de commerce qui nous confient des missions civilisatrices apprenaient que nous n’avons tué personne, que diraient-ils ? » (« Dialogues tristes/Profil d’explorateur », L’Écho de Paris,21.06.1892). Un procédé analogue se retrouve dans « Maroquinerie » (Contes cruels II) où un authentique officier supérieur de l’armée d’Afrique fait admirer à son visiteur effaré les murs de sa maison tendus de peau humaine. La violence de la scène insoutenable imaginée ici par Mirbeau est évidemment à la mesure de l’indignation et de la colère soulevées par les traitements infligés aux populations indigènes. En adoptant ainsi une démarche proche de celle de Swift, O. Mirbeau met brutalement en lumière non seulement les contradictions irréductibles de l’entreprise coloniale, mais aussi le véritable objectif qu’elle poursuit : l’enrichissement éhonté des colonisateurs et la recherche du plus grand profit. Dans La 628-E8, l’épisode du « caoutchouc rouge », produit au Congo pour grossir la fortune personnelle du roi des Belges, stigmatise pertinemment ce lien étroit entre l’exploitation des ressources naturelles et l’exploitation humaine : « De même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines. » L’anticléricalisme de Mirbeau ne pouvait, d’autre part, que l’inciter à dénoncer une autre collusion, celle des Églises et de la conquête coloniale, l’alliance du sabre et du goupillon. Dans « Colonisons », le portrait « caricatural » du clergyman, dont « la bouche immonde […] bave sur les divinités charmantes, sur les mythes adorables des religions enfants, avec l’odeur du gin cuvé, l’effroi des versets de la Bible », fait pendant à celui du missionnaire catholique qui « fait de son église un comptoir d’où il approvisionne les marchés de l’Europe, en gommes, ivoires, thés, épices, conquis dans les razzias. »
Le rejet de l’ethnocentrisme
Mais Mirbeau ne se contente pas, ce qui est déjà considérable, de dénoncer les exactions commises au nom de l’expansion coloniale, il est l’un des rares (avec Victor Ségalen) à célébrer la richesse et la beauté des civilisations indigènes et à tracer une équivalence entre les crimes commis contre la culture et ceux qui portent atteinte à la personne humaine. Ainsi, au début du même article, lorsqu’il évoque la répression sanglante qui frappa l’île de Ceylan en 1818 : « Je sentis qu’il s’était accompli là […] quelque chose de plus horrible qu’un massacre humain, quelque chose de plus bêtement, de plus lâchement, de plus bassement sauvage : la destruction d’une précieuse, émouvante, innocente Beauté. » Stigmatisant la « double barbarie européenne » et « le vandalisme de la destruction bête », il identifie, dans un retournement saisissant, la civilisation européenne à « cette affreuse force gemellée de sang et de ruines », à Attila. Sous l’effet de l’émotion, l’anarchiste athée en vient à admirer la dévotion des bonzes qui sortent d’un temple : « Je ne sais quel respect humain me retint de m’agenouiller devant ces douloureux, ces vénérables pères de ma race, de ma race parricide. » Par rapport au portrait grinçant du clergyman ou du missionnaire, la contradiction n’est qu’apparente : dans un cas, il s’agit de s’en prendre à un instrument de pouvoir, complice des exactions commises au nom d’une prétendue civilisation ; dans l’autre, de poser avec courage et lucidité un acte de reconnaissance envers une civilisation ignorée par les races qui se croient supérieures.
Même si Mirbeau n’échappe pas toujours aux préjugés et aux stéréotypes de son époque (par exemple, dans La 628-E8, celui qui consiste à identifier les Noirs à des enfants), il n’en reste pas moins l’écrivain qui, dès 1892, - c’est-à-dire avant la conquête du Dahomey, la prise de Tombouctou, l’annexion de Madagascar, etc… -, a eu le courage et la lucidité d’écrire : « L’histoire des conquêtes coloniales sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps. » (« Colonisons ») Voilà qui n’en rend que plus paradoxale et plus injuste l’absence du nom même de Mirbeau dans la plupart des ouvrages qui traitent de l’anticolonialisme, même si ce silence ne fait que renvoyer à l’ignorance dans laquelle son œuvre est encore aujourd’hui partiellement tenue. Voir Colonialisme. B..J.
Bibliographie : Jean-Pierre Biondi, Les anticolonialistes (1881-1962), Robert Laffont, 1992. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, 1871-1967, La Table ronde, 1972. Gilles Manceron, Marianne et les colonies, La Découverte/Poche, 2003. Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le colonialisme ». Octave Mirbeau, Combats politiques, Librairie Séguier, 1990. <P STYLE="margi |