Thèmes et interprétations
Il y a 261 entrées dans ce glossaire.Terme | |
---|---|
BOURGEOIS |
Pour Mirbeau, comme pour Baudelaire ou Flaubert, le bourgeois est l’incarnation de tout ce qu’il déteste, de tout ce qui est laid et bête, ou, comme dit Flaubert, de tout ce qui « pense bassement », ou qui ne pense pas du tout : le mot de « bourgeois » est donc toujours connoté très négativement. Mais on ne trouvera chez lui aucune définition précise de ce qu’il entend par ce qualificatif, qui désigne plus un état d’esprit et un comportement – certes caractéristiques d’une classe sociale moyenne ou supérieure, mais que l’on peut rencontrer également dans d’autres milieux – que la classe sociale elle-même, telle qu’on pourrait la définir en termes sociologiques. D’ailleurs, lui-même et la plupart de ses amis faisaient sociologiquement partie de la fraction intellectuelle de la bourgeoise, mais n’auraient jamais pu pour autant, bien évidemment, se percevoir comme des « bourgeois » dans l’acception mirbellienne ou flaubertienne du terme. Les bourgeois de la couche supérieure nous sont toujours présentés comme des prédateurs sans scrupules, à l’instar du brasseur d’affaires Isidore Lechat, dans Les affaires sont les affaires (1903). On y trouve aussi des industriels prêts à faire massacrer les grévistes par la troupe, comme Hargand dans Les Mauvais bergers (1897) ; des politiciens ambitieux et corrompus dépourvus de tout principe éthique, comme dans Le Jardin des supplices (1899) ; des magistrats hypocrites et impitoyables aux pauvres, comme dans Vieux ménages (1894) ; des médecins à la renommée souvent usurpée, comme Triceps dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) ; des commerçants enrichis par le vol et des notaires toujours prêts à se carapater avec la caisse, comme dans Dingo (1913) ; des artistes et des écrivains arrivés à la célébrité à la faveur de leur médiocrité et de leur « réclame », comme dans Chez l’Illustre Écrivain (1897) ; des stars de la scène théâtrale ou médiatique imbues de leur importance, etc. Tous ces gens se distinguent par leur pouvoir et leur influence, dont ils ne rendent aucun compte, leur richesse, le plus souvent mal acquise, leur surface sociale, injustifiée, et leur remarquable capacité à faire mousser les mérites qu’ils n’ont pas. Tous sont partie prenante d’un ordre social foncièrement injuste, que Mirbeau rêve d’abattre. Quant aux petits-bourgeois, parisiens ou provinciaux, qui abondent dans son œuvre littéraire, ils sont conformistes et misonéistes, totalement aliénés idéologiquement et dépourvus de toute espèce de qualités intellectuelles, mais dotés d’un vif sentiment de leur supériorité par rapport aux paysans et aux ouvriers. Ils sont démunis de conscience éthique, mais sont en revanche pourvus d’une « bonne conscience » à toute épreuve et adoptent une « morale » à géométrie variable. Ils sont respectueux de la hiérarchie sociale, de l’autorité, et aussi de la religion, qui légitime l’ordre social dont ils profitent, mais ils n’en sont pas moins prêts à toutes les vilenies, voire à tous les crimes, pour satisfaire leurs désirs mal refoulés ou arrondir leur patrimoine. Ils ont une sainte horreur de l’art et de la littérature, ces dangereuses « exagérations », mais ont des principes esthétiques bien arrêtés, et, pour peu qu’on s’amuse à en déposer un, « avec précaution », devant une toile de Manet, on verrait immédiatement se dresser ses cheveux sur sa tête « comme des piquants sur le dos d’un porc-épic » (« Salon XIV », L’Ordre de Paris, 28 mai 1874) : les bourgeois sont des « philistins ». Enfin, ils n’ont aucune sensibilité sociale et, loin de ressentir la moindre pitié pour tous ceux qui sont situés au-dessous d’eux dans l’échelle sociale et, a fortiori, pour ceux qui sont condamnés à l’errance, à la misère et à la faim, ils ont les pauvres en horreur : d’ailleurs, s’ils sont pauvres, c’est qu’ils l’ont bien mérité... Pour Mirbeau, ces petits-bourgeois, aussi stupides et vulgaires que méchants et cruels, ont perdu leur autonomie et leur humanité et ne sont que des sous-produits, fabriqués en série, d’une société qui façonne, crétinise et castre les individus à sa guise. Dans la farce L'Épidémie (1898), le Maire fait l’éloge paradoxal du bourgeois inconnu, mort au champ d’honneur de la typhoïde, et en dresse un portrait-charge, où Mirbeau accumule à plaisir tous les stéréotypes les plus caricaturaux : « Courtaud et rondelet, il avait, entre des jambes grêles, un petit ventre, bien tendu sous le gilet... Sur le plastron de sa chemise, son menton s’étageait, congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune... et ses yeux, au milieu des paupières boursouflées, jetaient l’éclat triste, livide et respectable de deux petites pièces de dix sous... Il était beau... Nul ne représenta plus exactement l’idéal que l’Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l’être humain, c’est-à-dire quelque chose d’impersonnel, d’improductif et d’inerte... quelque chose de mort qui marche, parle, gesticule, digère, pense et paie, selon des mécanismes soigneusement huilés par les lois... quelque chose, enfin, de fon-da-men-tal.., qu’on appelle un petit rentier. [...] Jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir... Même au moment de sa jeunesse... même au moment de sa richesse... il ne connut pas ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois... une heure de bon temps ! Il se priva de tout et vécut plus misérable que le vagabond des grandes routes, mais content dans son devoir accompli... Jamais, non plus, il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l’eussent distrait de son œuvre.., et – ô sublime enseignement ! – plus il épargna, plus il se ruina... et plus il se ruina, plus il épargna encore !... / Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !... Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour... son esprit des pestilences de l’art !... Il détesta – ou mieux – il ignora les poésies et les littératures... car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier... Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût... en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien... Chaque matin, il s’en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui... » Voir aussi les notices Larve, Artiste, Morale, Misonéisme, Capitalisme, Caricature et Contes cruels. P. M.
|