Thèmes et interprétations
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JUSTICE |
On cite souvent Zola qui considère Mirbeau comme le « justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux soffrants de ce monde. » Cette phrase peut nous aider à discerner les significations de la notion de la justice dans l’œuvre mirbellienne. Dans un premier temps, la justice peut être considérée comme un thème, récurrent dans les récits : il s’agit de la représentation du fonctionnement de l’institution judiciaire, et, dans un sens plus large, de toute la société, qui est – par sa nature même, selon Mirbeau – injuste. Les romans et les contes dressent l’image d’une société criminelle et criminogène, qui, non seulement commet elle-même des crimes et ne punit pas les vrais criminels, mais qui, par la misère, pousse les pauvres, les démunis à commettre des crimes, ce qui permet de les criminaliser et de les condamner. Voir l’exemple de l’honnête Jean Guenille condamné pour vagabondage est éloquent (Le Portefeuille, 1902). On peut citer aussi un conte aux accents kafkaïens, « La Vache tachetée » (Le Journal, 20 novembre 1898), qui met en scène un monde réduit au seul fonctionnement de l’institution judiciaire assignant une place déterminée à ses acteurs : accusé, gardien, juges, spectateurs. Jacques Errant – qui porte un nom on ne peut plus parlant – est accusé d’avoir une vache tachetée (ce qu’il nie), et, pour ce motif non fondé et évidemment absurde, sera condamné pour cinquante ans de bagne. C’est le contexte historique (on est au beau milieu de l’affaire Dreyfus) qui peut, en partie, expliquer l’ironie noire de cette nouvelle, qui décrit une société où tout fonctionne d’une manière arbitraire et où l’homme est contraint de jouer des rôles qu’il ne comprend même pas. Les Mémoires de mon ami, la nouvelle la plus longue de Mirbeau, publiée dans Le Journal en 1898-1899, c’est-à-dire en pleine affaire Dreyfus également, donne aussi une image saisissante du fonctionnement de la Justice et les victimes de celle-ci. Le narrateur-personnage, qui est accusé du meurtre d’une vieille femme, est emmené au Dépôt. Sa douleur vient surtout de ce qu’il voit : « Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour !... » (Contes cruels, t. II, p. 641) À partir de cette expérience il ne peut que bien comprendre les mécanismes de la reproduction d’une société fondamentalement injuste : « Cette nuit-là, dans cette abject prison où il y avait tout, assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de culture de la misère... » (p. 643-644). Le thème de la justice est également repris dans les chroniques. Il suffit de penser à l’une d’elles, « Paradoxe sur les Fenayrou », qui contient les réflexions de l’auteur sur une des affaires criminelles les plus célèbres de l’époque. Mirbeau attire l’attention, cette fois encore, sur le caractère arbitraire et relatif de la Justice : « Et peut-être allons-nous assister à un spectacle étrange qui prouvera, une fois de plus, [que] l’excellence de l’institution du jury, en matière criminelle, c’est de nous montrer plusieurs sortes de justices : la justice, édition de Paris, et la justice, édition de province. Il sera intéressant de savoir que tuer un pharmacien, par exemple, constitue ici un abominable crime, là un acte naturel et joyeux ; que, dans les départements, pour ce faire, on envoie à la guillotine, et qu’à Paris on vous envoie faire un tour au Bois. » D’ailleurs, pendant toute sa vie, Mirbeau, qui devient progressivement anarchiste, ne cesse de mener des combats politiques. Dans ses articles journalistiques il lutte contre les institutions oppressantes, et participe à toutes les batailles de l’époque : contre le boulangisme, le colonialisme et la peine de mort, pour l’enfant, pour une école libertaire, pour une réelle laïcité. Mirbeau est aussi engagé dans l’affaire Dreyfus, qui sera, pour lui aussi comme pour beaucoup d’autres, un combat pour la Vérité et la Justice. Il se trouve à l’initiative de la pétition dite « des intellectuels », soutient Zola dans ses luttes et paye de sa poche l’amende à laquelle Zola est condamné, anime les meetings des dreyfusards et consacre au combat une cinquantaine d’articles qui paraissent dans les colonnes de L’Aurore. Pour Mirbeau, il s’agit donc, d’une part, de critiquer les défauts des organes – et aussi des individus, qu’il qualifie de « monstres moraux » – chargés d’administrer la justice, mais, d’autre part, d’essayer de faire régner la justice dans toutes les domaines de la vie, c’est-à-dire d’être à sa façon un justicier. La phrase liminaire de Zola attire notre attention sur le fait qu’être justicier constitue, dans le cas de Mirbeau, un principe éthique. Outre ses combats politiques, Mirbeau essaie d’apprécier à sa juste valeur, dans ses combats littéraires, l’œuvre de ses contemporains, à commencer par Hugo, Zola ou Mallarmé. Mais il est aussi le premier à apercevoir le talent de Maeterlinck, qui suffit à le lancer sur sa carrière littéraire. Ayant la notoriété de grand écrivain, l’auteur, qui dispose d’une audience énorme en entrant au Journal dès 1892, défend des écrivains menacés, comme Fénéon ou Jean Grave, prend la défense d’Oscar Wilde et soutient, dans leur combat, Hervieu, Rodenbach, Remy de Gourmont, Marcel Schwob ou Alfred Jarry. Il faut aussi mettre l’accent sur son activité au sein de l’Académie Goncourt, où il ne cesse de combattre en faveur d’écrivains talentueux issus du peuple et désargentés, comme, entre autres, Charles-Louis Philippe, Paul Léautaud, Marguerite Audoux ou Léon Werth. Mirbeau continue le même combat dans ses chroniques musicales en soutenant Wagner, Franck ou Debussy, et dans ses chroniques sur les beaux-arts. Il contribue à faire connaître Monet, Rodin et Pissarro et à lancer Gauguin ou Van Gogh – dès 1891 il achète au père Tanguy certains des toiles de ce dernier : Les Iris et Les Tounesols. Il proclame aussi le génie de Camille Claudel. Bref, c’est parce qu’il est assoiffé de justice que Mirbeau n’a cessé, toute sa vie, de stigmatiser la criminelle Justice des hommes. Voir aussi les notices Loi, Meurtre, État, Anarchie, L’Affaire Dreyfus, Le Portefeuille et Les 21 jours d’un neurasthénique S. K.
Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau conteur, un monde de maniaques et de larves », préface des Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, pp. 7-29 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau et l’affaire Dreyfus », préface de L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991, pp. 7-42 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », in Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, ; Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991, pp. 7-29 ; Octave Mirbeau, Les Mémoires de mon ami, L’Arbre vengeur, 2007.
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