Thèmes et interprétations
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ABRUTISSEMENT |
Il est fréquent que, dans sa correspondance, Mirbeau se dise complètement « abruti ». Ce peut être sous l’effet de la fièvre (la malaria, par exemple, à Kérisper), ou à cause d’un excès de travail, lorsqu’il lui faut en finir, à raison de quatorze heures de travail par jour, avec un roman qui a commencé à paraître dans la presse et que le feuilleton est sur le point de rattraper – par exemple en janvier 1890, quand il ahane sur Sébastien Roch et qu’il se prétend, dans une lettre à Hervieu, incapable de comprendre les questions qu’on lui adresse ou de proférer un seul mot. Quelques mois plus tard, il confesse à Claude Monet qu’il n’a plus la moindre idée à « couler en phrases », que son cerveau « est vide » et qu’il s’abrutit à « errer dans le jardin » et à sarcler « mécaniquement ». C’est alors un état qui est connoté très négativement, puisque, proche de « l’anéantissement » et de l’idiotie, il le rapproche de celui des larves humaines qui peuplent ses contes et ses romans et qui ont été soigneusement crétinisées par les institutions, la famille, l’Église et la presse qu’il vilipende. On peut se demander néanmoins si cet état ne présente pas aussi quelques avantages pour celui qui s’en réclame. Car il constitue, paradoxalement, une période de sérénité, de paix de l’esprit, d’absorption dans les choses de la nature. Heureux les pauvres d’esprit ! Mirbeau se sent alors à l’abri des soucis de la vie quotidienne, des contraintes du travail qui lui répugne, de la bruyante agitation de la ville et, surtout, des pensées qui sont si souvent source d’angoisse et de désespoir. À la vie frénétique qui lui est habituelle et qui, à la longue, ne peut qu’énerver et épuiser, l’abrutissement fournit une soupape de sécurité et donne accès à une vie végétative qui n’est pas dépourvue de charme. Il est, pendant un certain temps, un cocon protecteur, qui permet ensuite de passer à une étape nouvelle. Ainsi écrit-il à Alexandre Natanson, en mars 1900, qu’il est « arrivé à un point d’abrutissement qu’il faut pour un bon travail ». Et puis, le mot « abruti » peut aussi avoir une connotation plus positive quand il témoigne de la force d’une émotion qui submerge l’individu, notamment dans le domaine esthétique : ainsi Kariste se dit-il « abruti » devant les Cathédrales de Rouen de l’ami Monet, où il voit « la réalisation de ce mystère divin de l’art » : « Et je ne dis rien ! La moindre parole, en ce moment, me semblerait un blasphème ! » (« Ça et là », Le Journal, 12 mai 1895). Comme toutes choses, chez Mirbeau, l’abrutissement semble bien avoir deux faces. P. M.
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