Thèmes et interprétations
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INDIGNATION |
Toute sa vie Mirbeau a conservé intacte sa capacité d’indignation. Malgré son pessimisme sur les hommes et les sociétés, il ne s’est jamais résigné à voir les choses rester en l’état et n’a cessé de se battre, fût-ce sans espoir d’améliorations en profondeur, pour tâcher de les rendre un peu moins mauvaises – pour ne pas dire « un peu moins pires ». C’est pourquoi, dans toute son œuvre journalistique et littéraire, il n’a eu de cesse de dénoncer les maux de la société qui l’indignaient, au risque de susciter des scandales et de devenir lui-même scandaleux : « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis », confie-t-il à Louis Nazzi en 1910 (Comoedia, 25 février 1910). Son indignation n’était pas sélective, et, après son grand tournant de 1884-1885, il a toujours dit tout haut ce qu’il pensait, quelle qu’ait été l’étiquette de ses cibles : c’est ce qui l’a rendu politiquement incorrect. Quoique républicain, socialisant et anarchiste, il n’a pas hésité à dénoncer la corruption et la politique antisociale des élus qui se disaient républicains, ou le double langage des députés socialistes, ou l’irresponsabilité de leaders anarchistes (dans Les Mauvais bergers, 1897), ou encore les expéditions coloniales menées au nom de la « civilisation, du « progrès » et de la « démocratie », autant de grands mots creux destinés à occulter la réalité des choses au lieu de la révéler. De même, après avoir été proche de Clemenceau et d’Aristide Briand, pendant l’affaire Dreyfus, il s’est éloigné d’eux lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir et ont mené une politique répressive. Et pourtant, par-delà l’incontestable sincérité de ses indignations, on sent poindre chez Mirbeau une fascination pour les belles crapules, autrement attrayantes que les larves humaines qu’elles exploitent ou que les « honnêtes gens » qui lui répugnent : comme le constate Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), « si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens ». Certaines de ces « canailles », tel Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires (1903), sont dotées de telles qualités qu’il ne peut s’empêcher de les admirer et que, nonobstant leur égoïsme criminel, il leur reconnaît malgré tout, tout bien pesé, un rôle progressiste. Face à une fripouille de grand calibre, tel le ministre Eugène Mortain du Jardin des supplices (1899), ou face au jardinier-cocher Joseph, l’habile voleur de l’argenterie des Lanlaire, dans Le Journal d’une femme de chambre, on a comme l’impression qu’il ne serait pas loin d’apprécier la performance et de saluer l’artiste. Ce n’est sans doute pas un hasard si, à propos de Joseph, précisément, Célestine confie cet aveu à son journal : « Il n'y a plus à douter. Joseph doit être une immense canaille. Et cette opinion que j'ai de sa personne morale, au lieu de m'éloigner de lui, loin de mettre entre nous de l'horreur, fait, non pas que je l'aime peut-être, mais qu'il m'intéresse énormément. C'est drôle, j'ai toujours eu un faible pour les canailles... Ils ont un imprévu qui fouette le sang... une odeur particulière qui vous grise, quelque chose de fort et d'âpre qui vous prend par le sexe » (chapitre IX). Certes, il est plus que douteux que « le sexe » joue un grand rôle dans la fascination du romancier pour Lechat, Mortain, Joseph ou l’un quelconque de ces fripouilles qui grouillent dans son œuvre. Mais il est clair que, dans ses fictions, l’intérêt de l’écrivain Mirbeau va en priorité à des personnages hors normes, qui se situent par-delà les habituelles notions de bien et de mal, mais qui, dans la vie réelle, indigneraient au plus haut point le citoyen Mirbeau. Voir aussi les notices Révolte, Engagement, Éthique, Intellectuel, Pessimisme et Scandale. P. M.
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