Thèmes et interprétations
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HUMOUR NOIR |
Parmi les procédés employés par Mirbeau pour servir à la démystification des codes sociaux, l’humour noir occupe une place privilégiée. L’ironie est une charge ; l’humour, même noir, possède une gratuité qui l’exempte de toute dimension partisane. Art d’évoquer avec détachement les événements les plus horribles, il peut s’élever au rang de morale lorsque la situation humoristique est un miroir tendu au lecteur, et à celui de catharsis quand il en reflète les angoisses existentielles. Il est donc une manière de thérapie pour Mirbeau, qui exorcise ainsi ses démons : la passion amoureuse ou la mort. Si l’humour noir a partie liée, chez Alfred Jarry, avec la Pataphysique, si pour Alphonse Allais, il représente un versant de l’absurde dont le conteur exploite toutes les facettes, il découle, chez Mirbeau, de l’humeur noire. Sa neurasthénie et son pessimisme sont, en effet, au fondement d’une inspiration des plus sombres, dans laquelle la nature humaine est toujours décrite sous son jour le plus odieux. Les contes en fournissent de riches illustrations. « La Vache tachetée » présente un univers pré-kafkaïen, avec un emprisonnement arbitraire, des gardiens indifférents, une foule homicide par nature. Une farce, L'Épidémie (1898), souligne avec le cynisme propre à l’auteur, l’égoïsme des classes dirigeantes. Quant à celle intitulée Le Portefeuille (1902), elle porte à son comble une mécanique judiciaire abstraite. Mirbeau avait une grande admiration pour Swift, dont on peut retrouver l’influence en maints endroits de son œuvre. Laurent Tailhade comparait d’ailleurs le premier au second. Comme l’écrivain anglais, l’auteur du Journal d’une femme de chambre a « au même degré, le don de poursuivre, impassible et féroce, l’ironie meurtrière donnant à la justice, à la commisération, ce masque de mépris glacial et forcené » (cité par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990, p. 645). Mais le romancier apprécie également l’humour noir pour sa capacité à ériger le paradoxe en bon sens, faculté qui ramène le procédé du côté de la critique sociale. Le caractère naturel des propos insupportables de certains personnages est facilité par les mises en scène conversationnelles dans lesquelles ils prennent place. Les divers articles consacrés à la colonisation en sont les exemples les plus éclairants. L’interview du général Archinard (« Maroquinerie », Le Journal, 12 juillet 1896) introduit le lecteur dans l’intérieur de l’illustre militaire, dont la courtoisie n’a d’égal que l’atrocité de sa conversation. « Colonisons » (Le Journal, 13 novembre 1892) et « La Fée Dum-Dum » (Le Journal, 20 mars 1898) fonctionnent sur le même principe. C’est évidemment durant l’affaire Dreyfus que le recours à l’humour noir atteint son paroxysme. La folie homicide des revanchards anti-dreyfusards ridiculise des individualités (Coppée, Rochefort, Meyer, Millevoye, Drumont, etc.) mais, plus profondément, questionne la société dans son entier en obligeant chacun à prendre position. Pour ce faire, Le Jardin des supplices et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique compilent avec bonheur des séquences entièrement placées sous le signe de l’humour noir. La société ainsi décrite est une contre-utopie insouciante dans laquelle les personnages atteignent à « ce degré de félicité sublime qui s’appelle la faculté d’être bien trompé, à l’état paisible et serein qui consiste à être un fou parmi les coquins » (Jonathan Swift, cité par André Breton, Anthologie de l’humour noir, Le Livre de Poche, 1966, p. 21). Inversement, le lecteur est sommé de réagir devant le caractère intenable des situations et des propos. L’humour noir est donc l’un des biais choisis par Mirbeau pour décrire la Belle Époque sous l’angle le moins glorieux. Car, dans un monde arc-bouté sur ses valeurs, sûr de ses principes au point de bafouer tous ceux qui ne s’y assimilent pas sans condition, la peinture des vices, la description de la nature humaine dans ce qu’elle a de moins noble est une tâche d’utilité publique. A. V.
Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique », Dix-neuf / Vingt, n° 10, septembre 2002, pp. 11-24 ; Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Séguier, 1991 ; Octave Mirbeau, Contes cruels , Les Belles Lettres/Archimbaud, 2000.
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