Thèmes et interprétations
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COMEDIENS |
À une époque où son bagage littéraire officiel était nul et où sa notoriété journalistique était encore modeste, Octave Mirbeau s’est acquis une célébrité soudaine par un article à scandale, « Le Comédien », où il s’attaquait avec violence aux stars médiatiques du théâtre (Le Figaro, 26 octobre 1882). À la demande de son patron Francis Magnard, qui s’empressera de le désavouer publiquement, il y reprenait des accusations traditionnelles contre des « réprouvés », qui seraient privés de personnalité de par leur métier de caméléon et feraient « l'abdication de [leur] qualité d'hommes ». La charge est évidemment injuste et Mirbeau ne manquera pas de réparer ce qu’il appellera, beaucoup plus tard, « un péché de jeunesse », dans un article qu’il fera paraître, dans le même Figaro, le 20 avril 1903, le jour de la première de sa grande comédie Les affaires sont les affaires à la Comédie-Française : « Pour les comédiens ». Reste à savoir si, au-delà des excès et de la rhétorique qui tourne à vide, du moins dans la première partie de son pamphlet de 1882, il n’y aurait pas malgré tout des critiques moins injustifiées. Comme Mirbeau est revenu à plusieurs reprises sur un sujet qui lui tient visiblement à cœur (par exemple dans « Question de théâtre », Le XXe siècle, 15 décembre 1882, ou « La Question des comédiens et du théâtre », Le Gaulois, 22 mars 1886), il est possible de faire la part des choses entre, d’un côté, ce qui est pure rhétorique et basse besogne conjoncturelle, et, de l’autre, ce qui exprime son véritable point de vue et perdurera. Il semble que les reproches qu’il adresse aux comédiens soient au nombre de trois principaux, qui ne sont, à vrai dire, que les diverses faces d’une même tare consubstantielle à leur statut dans la presse et la société de l’époque. * Tout d’abord, il se gausse de leur « cabotinisme ». Ce qu’il entend par là, ce n’est pas seulement le fait d’attirer abusivement l’attention des échotiers de la presse sur leurs faits et gestes, pour faire parler d’eux et mieux se vendre (voir par exemple « Le Retour des comédiennes », Le Gaulois, 15 septembre 1884), mais surtout de se prendre par trop au sérieux et d’oublier qu’ils ne sont que des interprètes, c’est-à-dire de simples instrumentistes chargés de jouer une musique composée par des artistes créateurs : « Le comédien est violon, hautbois, clarinette ou trombone, et il n'est que cela. » Or, à l’en croire, les cabotins outrepassent largement cette modeste fonction. Ainsi accuse-t-il « les Coquelins passés, les Delaunay présents et les Féraudy de l’avenir » de « déposer, au pied de nos chefs-d’œuvre, leurs crottes fétides et de barbouiller Molière avec leurs fards rancis ». Mais, ce faisant, il prend bien soin de ne plus mettre tous les acteurs dans le même sac d’infamie et, épargnant les misérables histrions qui n’éveillent que sa pitié, il réserve ses piques les plus acérées aux sociétaires de la Maison de Molière : « Que me fait le pauvre diable des Batignolles ? Il n’existe pas, tandis que les sociétaires de la Comédie-Française existent malheureusement trop et prennent, dans notre monde, une place ridicule et qui ne leur appartient pas » (« Cabotinisme », La France, 25 mars 1885). * Ce sont précisément ces Comédiens-Français qui suscitent son indignation en s’avisant de juger, en tout arbitraire, les pièces qui leur sont soumises, ou en se permettant de les charcuter en toute bonne conscience, comme ils l’ont fait avec Les Faux bonshommes de Théodore Barrière (« Les Faux bonshommes de la “Comédie” », La France, 19 mars 1885). Sur ce point Mirbeau ne variera jamais et ne cessera de dénoncer le fameux décret de Moscou instaurant, en 1812, le comité de lecture de la Comédie-Française, jusqu’à sa dissolution, en octobre 1901, suite au scandale suscité par la réception « à corrections » de son chef-d’œuvre théâtral, Les affaires sont les affaires. Dans cette affaire, qui n’a pas été une bonne affaire pour eux, les comédiens du comité de lecture ont cru se venger du vieux pamphlet du jeune Mirbeau en prétendant imposer des corrections à un écrivain désormais mondialement reconnu, mais ils ont finalement été les premières victimes du scandale qu’ils ont provoqué, car il a permis à l’administrateur, Jules Claretie, d’être désormais seul maître à bord. * Le résultat de toutes ces outrances cabotines qui révulsent Mirbeau, c’est que la presse et les spectateurs de théâtre finissent par oublier les œuvres et les auteurs pour ne s’intéresser qu’à leurs interprètes, qui tirent toute la couverture à eux, comme si rien d’autre n’avait d’intérêt : « On dirait, à lire les journaux, que rien n’existe dans le monde en dehors du théâtre, et que, seuls, les comédiens et les comédiennes offrent à la curiosité publique un intérêt capable de la satisfaire. On dirait que sur la terre, tous, nous n’avons plus qu’un désir : aller au théâtre ; que toutes nos facultés ne tendent qu’à un but unique : une salle d’orchestre ; que tout ce que nous avons au cœur de frissons et d’enthousiasmes, nous le donnons à une grimace de M. Coquelin, à un costume de Mme Sarah Bernhardt ; que tout peut s’effondrer et périr, cela importe peu, si le soir, les théâtres flamboient et si nous pouvons voir, sur les planches, pendant deux heures, s’escrimer des pitres et sourire des donzelles aux lèvres peintes. N’a-t-on pas dit dernièrement dans un journal, qui n’est pas certes le premier venu des journaux, qu’il n’existe qu’un grand citoyen : M. Coquelin ! qu’un grand écrivain : M. Coquelin ! qu’un grand et sublime génie : M. Coquelin ! qu’il faut renverser les statues, élevées jusqu’à présent sur nos places publiques, pour y dresser celles de M. Coquelin ; qu’il faut chasser du Panthéon les tombes des grands hommes, pour y creuser une seule et immense et glorieuse sépulture : celle de M. Coquelin ! Nous ne devons pas avoir d’autres occupations et d’autres préoccupations que celles qui consistent à parler du jeu d’un acteur, des appointements d’un acteur, des bonnes fortunes d’un acteur, des opinions d’un acteur, comme si la vie ne se composait exclusivement que d’acteurs et comme si c’était un préjugé de croire qu’il existe d’autres bipèdes, tels que les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les avocats, les médecins, les chiffonniers et les épiciers » (« Question de théâtre », loc. cit.). On ne saurait, en l’occurrence, incriminer la jalousie d’un dramaturge frustré, puisque, à cette époque, Mirbeau n’a encore aucune pièce à son actif et n’est pas près d’en avoir. En revanche, il est clair qu’il dénonce, avant la lettre, ce que, beaucoup plus tard, les situationnistes appelleront « la société du spectacle », à laquelle il oppose la vraie vie : celle de l’art. La véritable cible du pamphlet de Mirbeau, ce ne sont pas les comédiens en général, ce ne sont même qu’accessoirement les stars médiatiques, même s’il semble s’acharner sur quelques cibles privilégiées et symboliques, telles que Coquelin ou Frédéric Febvre, car ces vedettes de la scène ne sont jamais que le symptôme d’une société totalement déréglée et déliquescente, où « toutes choses sont mises à l’envers », et ne font que révéler « à quel degré de gâtisme décadent nous en sommes venus » (ibid.) : « Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte », constatait Mirbeau dans « Le Comédien ». Son véritable objectif, quand il s’en prend symboliquement à ceux qui incarnent le star system, c’est donc de tenter de remettre toutes choses à l’endroit et de faire reconnaître aux écrivains et aux artistes de talent et, a fortiori, aux génies méconnus ou moqués, la place qui leur revient. Aussi, quand il découvrira la réalité du métier d’acteur, « dans une intimité quotidienne », au cours des répétitions des Affaires sont les affaires, et qu’il comprendra que les défauts des comédiens, « choses touchantes, émouvantes, fraternelles », comme le sont tous les ridicules des « créatures humaines », ne sont que l’envers de leurs qualités, leur rendra-t-il un tardif hommage en forme de mea culpa pour son ancien pamphlet, « irréfléchi » et rédigé avec une « passion » de la « justice sans pitié » qui « avait tout l’excessif et tout l’absolu de la jeunesse » (« Pour les comédiens », loc. cit.). Passant d’un extrême à l’autre, comme ceux qui ont beaucoup à se faire pardonner, il ne se contente pas d’y absoudre les comédiens, il les encense d’autant plus volontiers qu’il a besoin d’eux pour assurer le succès de sa comédie : « Depuis que je les fréquente, je ne les vois plus tels qu’ils paraissent, mais tels qu’ils sont. [...] J’ai vu leurs âmes, des âmes ingénues, fraîches et jolies de petits enfants » (« Octave Mirbeau et les comédiens », L’Action, 20 avril 1903)... Voir aussi les notices Comédie-Française, Théâtre, Le Comédien et Les affaires sont les affaires. P. M.
Bibliographie : Octave Mirbeau, « Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882 ; Octave Mirbeau, Gens de théâtre, Flammarion, 1924, 274 pages ; Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’affaire du Comédien », Les Cahiers, n° 35, Comédie-Française / Actes Sud, mai 2000, pp. 27-41 ; Gustave Théry, « Octave Mirbeau et les comédiens », L’Action, 20 avril 1903 ; Jules Truffier, « L’Affaire Mirbeau – Le dénigrement et l’apologie des comédiens », Mercure de France, 15 janvier 1939, pp. 325-348.
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