Thèmes et interprétations
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AMITIE |
Si le Mirbeau amoureux ne laisse pas de susciter encore certains questionnements – y compris après que l’on a identifié en Juliette la goule Judith Vimmer – avec l’amitié, nous touchons au cœur sensible de ce « grand énergumène ardent, sensible, généreux et tendre ». Toutes les composantes paradigmatiques de l’amitié sont en effet réunies dans la pratique, par l’homme Mirbeau, de cette vertu ; le sens du dévouement jusqu’au sacrifice ; le caractère irréductible à la raison de cet élan, une sorte de parce que c’était lui, parce que c’était moi à la façon mirbellienne ; les sautes d’humeur inédites, qui resserrent les liens ; ou, à l’inverse, la passion amicale inconditionnelle qui finit par virer à la haine ; la capacité de l’objet de l’exécration passée de se muer en figure christique révérée (Zola) ; la dimension mystique de la relation poussée à la vénération (Monet, Rodin) ; la profondeur du sentiment de fraternité et d’humanité, enfin. Les formes mêmes que revêt l’amitié chez Mirbeau sont multiples, et entreraient volontiers dans les cadres d’une typologie non exhaustive : Monet, ou l’amitié esthétique ; Pissarro, ou l’amitié filiale ; Paul Hervieu, ou l’amitié sensible ; Jules Huret ou Léon Daudet, ou l’amitié fraternelle ; l’amitié paternelle, enfin, sous l’espèce des relations entretenues avec les protégés Marguerite Audoux, Alfred Jarry, ou Remy de Gourmont. S’il convient d’avoir à l’esprit que le désir est le moteur de l’acte esthétique, on doit convenir que, dans le cas de l’auteur des Mémoires de mon ami, la philia accompagne ou remplace presque la libido, en bonne place, à tout le moins, au rang des énergies créatrices. Si Mirbeau flagella sans faiblir les fausses vertus de l’honneur ou du devoir, il ne badina pas avec celle, profondément humaine, de l’amitié, qui fait affleurer non seulement l’homme en l’homme, mais le frère. Amitié artistique, filiale, fraternelle, voire amoureuse. On en observera la permanence en même temps que la plasticité, attendu que ni l’âge, ni les tendances esthétiques ou les affinités politiques, ni les traits de caractère, ne permettent de déceler un portrait-type de l’ami familier de Mirbeau. Force est de reconnaître que, pour ce misanthrope endurci, ce sceptique écorché vif, l’attente affective fut sans doute aussi exigeante et intense, que la pleine et effective satisfaction de cette vertu s’avéra décevante, ici bas. La preuve en est que les liens d’amitié véritable sont rares, dans l’œuvre ; s’ils existent, ils se déclinent volontiers sur le mode paradoxal, comme l’amour, du reste. Ainsi des relations de Sébastien et Bolorec (Sébastien Roch, 1890), de celles du jeune Dervielle et de son oncle d’abbé (L’Abbé Jules, 1888), ou du lien solidaire qui s’esquisse entre Célestine et ses infortunés compagnes (Le Journal d’une femme de chambre, 1900), ou du tandem éphémère formé par Mintié et son mentor Lirat (Le Calvaire, 1886) : ils manifestent avant tout leur vulnérabilité face à l’implacable caractère transitoire de toute entreprise humaine : la mort, l’incommunicabilité entre les êtres, la trahison, conduisent en dernier ressort les individus à se tourner vers l’amitié de… la bête. À cet égard, Dingo (Dingo, 1913) occupe une place emblématique, qui cristallise toutes les vertus, en authentique parangon de cette amitié inspirée de l’éthique humaniste d’Aristote, mais actualisée par la référence pessimiste à Schopenhauer, qui préconisait de se méfier de ses amis comme s’il s’agissait d’ennemis. Il est significatif que l’impulsion des premiers travaux sur l’œuvre de Mirbeau se soit appuyée sur la découverte de la correspondance avec Alfred Bansard des Bois : rarement tonalité épistolaire n’emprunta aussi singulièrement à une rhétorique de la passion vive et sincère. Celle-ci décline l’inépuisable gamme des manifestations littéraires de l’amitié condamnée à faire face à l’éloignement physique. « Mon cher Pylade », « Ma vieille branche chérie », « Ma vieille branche », « Tuus », « Alfredo caro mio », « Cher cruel », « Cher », « Mon excellent ami », « Frère », « Mon vieux », égrènent le chapelet des hypocorismes en guise de formules d’ouverture ; « Tibi », « Ton vieux pour la vie », « Ton bien dévoué », « À toi pour la vie », renouvellent l’écriture des clôtures. Et Mirbeau de s’expliquer : « Le cœur, lui aussi, a sa poésie qui se chante sur la musique de l’amitié... » Certes, la profondeur du sentiment n’affleure pas à tous les coups d’une façon identique sous la plume de Mirbeau (Maupassant, Bergerat et Hennique ne sont-ils pas, par exemple, les seuls privilégiés à jouir du tutoiement ?). On ne peut pour autant le suspecter d’insincérité. C’est dans cette pratique personnelle, où il s’engage comme en toute entreprise, où se joue une certaine image de l’homme, que se pressentent peut-être le mieux les composantes féminines du caractère de Mirbeau. Voir aussi les notices Amour, Bansard, Hervieu, Huret, Maupassant, Monet, Pissarro, Rodin, Zola et Lettres à Alfred Bansard des Bois. S. L.
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