Thèmes et interprétations
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PSYCHOLOGIE |
Psychologie des profondeurs À une époque où se développent les sciences humaines en général et la psychologie en particulier, Mirbeau se distingue par son rejet de tout ce qui prétend donner une trompeuse apparence de scientificité à des domaines de recherches qui reflètent les préjugés de l’époque et qui tendent à simplifier outrageusement les phénomènes les plus complexes de la vie psychique. Il se moque par exemple du « style scientifico-philosophique » d’Augustin Hamon dans sa Psychologie du militaire professionnel ; en 1907, il ironise sur la « psychologie expérimentale » d’un « illustre professeur » de médecine quelque peu sadique avec ses patients, au nom de la science (« La Faculté se réforme », Le Matin, 31 juillet 1907) ; et, en 1900, il intitule ironiquement « Psychologie » une chronique fantaisiste sur les contradictions d’un Parisien mondain qui prend une maîtresse pour faire comme tout le monde dans son milieu, s’ennuie désespérément auprès d’elle et regrette que sa femme, qu’il aime et qui a tout appris de sa liaison adultère, s’en moque éperdument (Le Journal, 8 mars 1900). Mirbeau n’a que mépris pour la psychologie « en toc » de son ex-ami Paul Bourget, qui brandit son dérisoire « scalpel », mais ne vaut pas mieux, malgré ses prétentions, que la réduction du psychique au physiologique prônée par les naturalistes de stricte obédience : dans les deux cas, c’est la même ignorance des ressorts cachés de l’âme humaine et des flux de conscience qui l’agitent en permanence, c’est le même schématisme qui donne de la psyché une image totalement erronée et qui laisse croire mensongèrement que le chaos qui y règne peut se ramener à quelques lois simples et immuables. Il y manque l’essentiel : la vie réelle de l’âme, que Mirbeau va au contraire s’employer à rendre à travers ses personnages romanesques. En tant que romancier, il refuse donc l’artificielle analyse psychologique, qui décompose le complexe en éléments simples et prétend pouvoir expliquer facilement – et pour cause ! – le comportement de personnages de fiction. Il préfère mettre en lumière leurs incohérences apparentes, quand ils obéissent à des impulsions soudaines et souvent contradictoires, le cas extrême étant celui de l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, perpétuellement déchiré entre des « postulations » simultanées et opposées. Le recours à la subjectivité de récits à la première personne, par exemple dans Le Calvaire (1886) ou Le Journal d’une femme de chambre (1900), évite au romancier d’imposer des explications suspectes de simplisme : c’est le personnage seul qui, à l’occasion, se livre à des tentatives d’introspection, sans nous offrir la moindre garantie de véracité, ni même d’honnêteté, dans la mesure où le récit est forcément suspect de partialité et d’autojustification. Il en va de même, a fortiori, quand Mirbeau joue à l’autofiction (voir la notice), dans La 628-E8 et Dingo, où il nous incite à nous méfier du narrateur-auteur qui tire les ficelles du récit. Quand les personnages sont perçus de l’extérieur, comme l’abbé Jules, ou le peintre Lucien de Dans le ciel, ou encore Clara, dans Le Jardin des supplices (1899), il est, à plus forte raison, impossible de leur appliquer une grille de lecture qui puisse rendre compte de leurs comportements étranges aux yeux de l’observateur : l’opacité est alors la règle, et la psyché humaine apparaît comme un abîme des plus obscurs. En matière de psychologie, la « révélation », pour Mirbeau, est venue, au milieu des années 1880, de la lecture de Dostoïevski, considéré par Mirbeau comme un « voyant » qui fait pénétrer ses lecteurs « en pleine vie morale » et leur « fait découvrir des choses que personne n’avait vues encore, ni notées ». Il a perçu là une sorte de révolution culturelle, dans la mesure où la psychologie des profondeurs mise en œuvre par le romancier russe fait apparaître les ressorts cachés des âmes, révèle leur inconscient et les contradictions entre lesquelles se débattent misérablement les hommes. C’est ce que rappelle Mirbeau dans une lettre à Tolstoï de 1903, où il l’associe à Dostoïevski : il leur manifeste sa reconnaissance pour nous avoir « appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » C’est ce « tumulte », ce sont ces « incohérences » que, pour sa part, il a essayé de mettre au jour dans les deux premiers roman signés de son nom, Le Calvaire (1886) et L’Abbé Jules (1888).
Freud et Mirbeau Freud et Mirbeau ont vécu à la même époque de bouleversements dans tous les domaines de la connaissance, ils baignent dans la même culture livresque, ils appartiennent à la même couche sociale aisée et intellectuelle, ils ont voyagé, l’un a vécu un temps à Paris et l’autre s’est promené en Autriche. Bref ils auraient très bien pu se rencontrer, à Paris ou à Vienne, ou entrer en correspondance par-dessus les frontières, mais il n’en a rien été. Il se trouve surtout qu’ils se sont également intéressés à l’hystérie (voir la notice) et qu’ils ont manifesté un même intérêt pour les pulsions inconscientes, pour les perversions sexuelles (voir la notice Sexualité), pour les rêves et leur signification symbolique (voir notamment Les Mémoires de mon ami, 1899, et Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901), pour les actes manqués porteurs de sens, pour la scène originaire source d’angoisse, pour les tentations incestueuses et pour les conséquences névrotiques de la sexualité infantile (voir surtout Sébastien Roch, 1890). Et tous deux mettent en évidence le caractère éminemment pathogène de la famille nucléaire. On pourrait donc s’attendre à ce que le cadet, Freud, ait apprécié son aîné et qu’il ait rendu hommage à la perspicacité du romancier, et ce d’autant plus qu’un de ses patients les plus célèbres, « l’homme aux rats », Ernst Lehrs, a été marqué durablement par le supplice du rat imaginé par Mirbeau dans Le Jardin des supplices (1899). Que nenni ! Selon la formule de Patrick Avrane, Freud a bel et bien raté Mirbeau. En fait, ce raté n’a rien de bien surprenant, quand on connaît le mépris de Mirbeau pour le naturalisme, principale référence littéraire du Viennois, grand amateur de Zola, et, plus encore, pour son corollaire, le scientisme, auquel, de par sa formation, se rattachait Freud, qui prétendait donner à ses audacieuses hypothèses un statut de scientificité, vivement contesté depuis et aujourd’hui bien écorné. Alors que l’un est sensible au chaos de l’âme humaine et se garde bien d’y apporter la moindre lumière, se contentant d’enregistrer ce qui s’y passe, ou d’en donner l’illusion, au risque de l’incohérence des personnages et de l’incompréhension de ses lecteurs, l’autre va avoir la prétention de fournir des clés permettant de rendre compte, non seulement du comportement des individus, mais aussi, par la suite, de l’organisation sociale et de l’évolution de la civilisation. Aux yeux de Mirbeau, s’il avait pu la connaître, cette illusion scientiste caractérisée eût été d’une présomption sans pareille. Par ailleurs, Freud était un bon bourgeois, qui ne contestait nullement l’ordre établi et qui voyait dans la psychanalyse un moyen de remédier aux maux de la société, non pas pour la transformer, mais au contraire pour mieux la consolider. L’anarchisme de Mirbeau, qui rêvait de jeter à bas l’édifice social en plein pourrissement, ne pouvait donc que l’effrayer et dresser entre eux une barrière infranchissable. Aux yeux de Freud, un bon bourgeois comme Zola devait paraître autrement fréquentable. Enfin, quand Mirbeau met en scène des personnages en proie à des névroses ou à des perversions, ce n’est pas seulement un parcours individuel qu’il retrace, avec les traumatismes, les désillusions et le difficile apprentissage de la vie : il sait pertinemment que ce sont les structures familiales et, plus généralement, sociales, qui sont en cause et qu’il convient donc d’incriminer dans l’espoir de les transformer. L’itinéraire de chaque personnage est inséparable du milieu dans lequel il a évolué et des conditions socioculturelles qui lui sont imposées et contre lesquelles il se bat désespérément. Ainsi le statut de domestique de Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, est-il plus éclairant et a-t-il plus de portée et de potentialités subversives que ses premières galipettes, si formatrices, ou déformatrices, qu’elles aient été. Ce n’est pas la perverse Célestine qu’il faudrait étendre sur le canapé du psychanalyste, mais l’esclavage moderne qu’il conviendrait de supprimer et la société bourgeoise tout entière qu’il faudrait soigner. Entre Mirbeau et Freud, nombreuses sont les convergences. Mais il n’y a pas eu véritablement de rencontre. P. M.
Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166 ; Patrick Avrane, « Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 48-50 ; Samuel Lair, « Octave Mirbeau et les clivages du Moi », Studia romanica posnaniensia, n° XXXII, Poznan, décembre 2005, pp. 123-142 ; Claire Margat, « Sade avec Darwin – À propos du roman d’Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices (1899) », Analyse freudienne presse, n° 6, 2003, pp. 47-64 ; Gianpiero Posani, « Lacan face à Mirbeau », in Relecture des “petits” naturalistes, Actes du colloque de Nanterre de décembre 1999, Université Paris X, collection RITM (hors série), 2000, pp. 281-290 ; Robert Ziegler, « Vers la mort et la perfection dans Sébastien Roch » Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 36-54.
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