Thèmes et interprétations
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PERSONNAGES REAPPARAISSANTS |
Il peut paraître surprenant de parler de personnages reparaissants à propos d’un écrivain tel que Mirbeau, qui, à la différence de Balzac ou de Zola pour la Restauration et le Second Empire, n’a jamais eu l’ambition de tracer un tableau aussi complet que possible de la France de la Troisième République, ni, a fortiori, de faire concurrence à l’État civil. Il n’a jamais théorisé le recours au système de personnages reparaissants et n’a pas davantage senti le besoin de reprendre le procédé zolien d’une famille dotée d’un arbre généalogique dont les branches puissent s’infiltrer et tous lieux et en tous milieux. Il n’en a pas moins utilisé quelques personnages à plusieurs reprises. Mais peut-on pour autant parler de personnages reparaissants ? Examinons les quelques cas de personnages qui apparaissent à plusieurs reprises. * Le plus reparaissant des personnages mirbelliens est incontestablement la comtesse Denise de la Verdurette, qui partage sa vie entre son hôtel parisien et son château de la Verdurette, par Fyé-le-Châtel (Sarthe). On trouve son nom dans dix textes publiés entre 1880 et 1885, dans deux quotidiens différents et sous quatre signatures différentes : Tout-Paris, Gardéniac, Henry Lys et Octave Mirbeau. Mais ce personnage n’est nullement conforme aux canons balzaciens : ses apparitions sont aussi éphémères que les articles des journaux, aussi vite lus qu’oubliés, d’autant qu’ils n’ont pas été recueillis en volume ; et puis, plus qu’une individualité dotée de caractères propres en même temps que d’un passé, il s’agit de toute évidence d’un type, qui symbolise une classe sociale, bien conditionnée et sans une once d’originalité. * Le personnage de Lechat, qui est le héros de la grande comédie Les affaires sont les affaires (1903), apparaît pour la première fois, alors prénommé Théodule – c’est-à-dire “esclave de Dieu” –, dans un conte de 1885, « Agronomie », recueilli dans les Lettres de ma chaumière. En dépit de la différence de prénom (Mirbeau l’a rebaptisé Isidore, c’est-à-dire “don d’Isis”) et de quelques autres menues différences, il s’agit clairement du même personnage : un brasseur d’affaires dépourvu de tous scrupules et de toute pitié, hâbleur, vulgaire et sournois, qui se gargarise d’être surnommé « Lechat-tigrrre » tout en se prétendant « socialiste », qui habite le même château percheron de Vauperdu, qui prétend y cultiver le riz, le café et la canne à sucre en « agronome révolutionnaire » qui interdit aux pauvres de ramasser du bois mort et prend plaisir à humilier en public un hobereau ruiné passé à son service, qui fait tuer tous les oiseaux du voisinage, qui donne l’ordre à son cocher de doubler la voiture d’un noblaillon, quitte à renverser les deux voitures dans le fossé, et qui se ramasse deux ou trois gamelles électorales malgré les millions dépensés en pure perte pour acheter les votes. Mais il est douteux que les spectateurs de la Comédie-Française aient fait le rapprochement avec le personnage homonyme paru dans un recueil ancien au tirage confidentiel. * Le docteur Triceps intervient dans une farce de 1898, L’Épidémie, dans un article de 1901, « Propos gais », et dans des contes incorporés dans Les 21 jours d’un neurasthénique, où on découvre, au détour d’une brève lettre adressée au narrateur au chapitre III, qu’il se prénomme Alexis. À chaque apparition, il incarne les aberrations du scientisme. Mais il n’a pour autant aucune des caractéristiques de l’habituel personnage de roman, doté d’une identité forte et bien individualisé : il n’est que l’incarnation d’une idée, et son nom importe si peu que, dans d’autres textes, ses développements sont attribués à un docteur Trépan, à un interne du nom de Jacques Rosier ou à l’Interviewer de la farce de 1904, Interview, comme s’ils étaient interchangeables. * Victor Flamant apparaît dans Un gentilhomme, roman inachevé auquel Mirbeau travaille au tournant du siècle, et Dingo (1913). L’action du récit laissé en plan est très précisément située dans l’espace et dans le temps : en mars 1877, à la veille du coup d’État mac-mahonien du 16 Mai, et dans un bourg normand fictif. Celle des deux derniers chapitres de Dingo, où reparaît Flamant, est située en octobre 1901 et à Veneux-Nadon, village de Seine-et-Marne. Dans les deux romans, la description de Victor Flamant est identique, à un détail près, et il s’agit d’un braconnier et d’un hors-la-loi plusieurs fois condamné, qui ne se laisse intimider par rien ni personne et qui vit en marge de ses congénères, auxquels fait peur sa liberté d’être sauvage et taciturne.. Il s’agit bien du même personnage, mais à condition de ne pas être trop regardant en matière de crédibilité romanesque, car les différences de lieu et d’époque sont quelque peu problématiques. En fait, Mirbeau n’en a cure, d’autant plus que le vaste projet d’Un gentilhomme est resté en rade et qu’il n’a pas la moindre intention de l’achever, ni a fortiori de le publier en l’état. * Lerible apparaît dans un roman, Un gentilhomme, où il est prénommé Joseph, et une comédie, Le Foyer, qui a été créée à la Comédie-Française en 1908, mais il est alors rebaptisé Célestin. Malgré la différence de prénom, les deux personnages présentent bien des points communs et pourraient donc bien ne faire qu’un, comme Théophile et Isidore Lechat. L’ennui, pour cette hypothèse, est que Joseph est déjà fort âgé dans Un gentilhomme, ayant commencé à travailler pour la famille du marquis dès 1825, ce qui veut dire que, une trentaine d’années plus tard, il serait plus que centenaire... * Pour finir, il semble bien que le seul personnage méritant d’être qualifié de « reparaissant » soit la princesse Anna Vedrowitch, qui apparaît à deux reprises, mais dans des romans écrits comme nègre et signés Alain Bauquenne : une première fois en 1882 dans L’Écuyère, où elle joue un rôle dramatique important en même temps qu’elle constitue une figure pittoresque, quoique odieuse, de ce monde immonde que le romancier masqué voue aux gémonies ; et une seconde fois, deux ans plus tard, dans La Belle Madame Le Vassart, mais son nom n’y est cité qu’au détour d’une conversation rapportée dans le premier chapitre d’exposition. Si éphémère que soit cette timide réapparition, elle implique le recours au système balzacien ou zolien, dans lequel un personnage important d’un roman n’est plus qu’un figurant dans d’autres œuvres, ce qui épargne au romancier le soin de le présenter de nouveau, tout en garantissant la continuité et la cohésion du monde fictif qu’il crée. Par la suite, quand Mirbeau signera sa copie, il n’aura plus la moindre raison d’utiliser ce système. Car il n’entend pas le moins du monde rivaliser avec Balzac, et sa conception du roman exclut toute velléité de donner de la société française une vision d’ensemble qui implique son unité et sa cohésion et qui permette d’en comprendre tous les rouages. Au lieu, comme Balzac, de tâcher de renforcer la cohérence interne de son univers romanesque, mimétique d’une société que le concurrent de la divine comédie souhaitait ordonnée, hiérarchisée, et par conséquent stable, le libertaire Mirbeau n’a pas seulement souhaité dynamiter un “ordre” social criminogène et oppressif, mais il n’a de surcroît cessé d’en affirmer l’irréductible chaos, à l’image de la vie et de « l’univers, ce crime » sans criminel : le recours à la forme du journal, de Sébastien Roch à La 628-E8, et à la technique du collage (voir ce mot), dans Le Jardin, Le Journal et Les 21 jours d’un neurasthénique, a fortement contribué à dissiper l’illusion scientiste de l’intelligibilité de toutes choses. Dès lors, s’il est vrai que quelques rares personnages ont paru dans des œuvres différentes, ils ne sauraient pour autant être considérés comme de véritables personnages reparaissants. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et les personnages reparaissants », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 4-18. |