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IRONIE DE LA VIE |
Mirbeau aime bien parler d’ironie de la vie chaque fois que les événements se déroulent à rebours de ce qu’on était logiquement en droit d’imaginer. Ainsi, dans « Agronomie » (1885), le narrateur voit dans le couple Lechat « deux pauvres êtres, égarés dans les millions par une inquiétante ironie de la vie », et, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), Célestine observe avec étonnement que, « par une inexplicable ironie de la vie », elle a refusé net le « bonheur, tant de fois souhaité et qui s'offrait, enfin ». Que faut-il entendre par cette expression ? Pour un existentialiste avant la lettre tel que Mirbeau, l’existence terrestre apparaît comme une farce sinistre. Tout se passe en effet comme si une puissance sardonique se jouait des fantoches humains et s’amusait à tromper leur attente ou à leur infliger des souffrances incongrues ou des récompenses imméritées, tel un gamin qui prendrait plaisir à perturber le bon ordre d’une fourmilière et à affoler, ou à écraser, les pauvres fourmis, au gré de sa fantaisie. Évidemment, pour un athée, cette farce sans farceur, ou ce crime sans criminel, est la preuve même qu’il n’y a aucune providence, aucune harmonie pré-établie, aucune fatalité autre que la mortalité de notre condition : l’univers est un chaos livré au hasard, sans rime ni raison, où, à l’instar de la femme de chambre, les pauvres humains errent à l’aventure, en quête de boussoles (les mauvais bergers de la politique, de la religion, de la presse ou de la pseudo-science), qui, en fait, les égarent au lieu de les guider. Face à cette ironie de la vie, qui déjoue les pronostics les plus assurés et condamne arbitrairement les projets les mieux conçus, plutôt que de s’en désespérer, autant trouver, sinon une consolation, du moins un dérivatif ou une compensation, dans la conscience amusée de l’universelle absurdité : l’humour est bien alors la plus efficace des formes de résistance de l’esprit aux forces disproportionnées qui nous écrasent. Trois romans de Mirbeau constituent une particulière illustration de cette ironie de la vie : * Dans le roman-tragédie qu’est Dans la vieille rue (1885), l’effet tragique est renforcé par l’ironie de la vie, c’est-à-dire celle du romancier qui tire les ficelles, qui piège à loisir ses personnages et qui, à l’instar du dieu de Rimbaud, semble prendre plaisir à les voir se débattre entre les mâchoires d’effrayants dilemmes. En l’occurrence, il s’avère que le sacrifice de son amour et de son bonheur que consent Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que Maximin vient de mourir, sans qu'elle ait été présente pour lui offrir son aide au cours de son agonie ! Avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui est devenu “absurde”. Nouvelle ironie de la vie quand reparaît le tentateur, Lybine, qui lui fait entrevoir une vie d'aisance et de plaisir : Geneviève l'écarte vite, au nom de la « conscience du bien et du mal » que lui a inculquée sa religion, mais, si brève qu’ait été cette tentation d’une vie émancipée, elle est suffisante pour lui faire sentir plus douloureusement encore l'horreur de son emprisonnement à jamais dans une existence absurde et décolorée. Geneviève aura donc été dupée de bout en bout, et l’ironie du romancier met en lumière la mauvaise pioche de ceux qui ont eu le tort de parier pour un dieu qui, à l’expérience, se révèle absent, sourd, impuissant... ou sadique. Dans un univers où tout va à rebours des aspirations de l’homme à la justice, chaque bonne action semble devoir recevoir aussitôt sa punition, comme dans l’univers du Divin Marquis. * Sébastien Roch (1890) est également un roman placé tout entier sous le signe de l’ironie, qui culmine dans la scène de la communion et qui ressort aussi du récit de la mort absurde de Sébastien. Généralement discrète, cette ironie nous incite à jeter un regard critique sur chacun des épisodes de la passion de Sébastien et à nous en faire découvrir toute la monstrueuse absurdité. L’ironie du roman tout entier tient à la légère distance, teintée d’apitoiement, avec laquelle le romancier observe ses personnages et les regarde se démener dérisoirement, comme si leurs faits et gestes avaient un sens, comme s’ils pouvaient être les maîtres de leur propre vie, comme s’ils avaient la capacité de conformer le monde à leurs pitoyables aspirations. Ainsi Sébastien croit-il naïvement obéir à sa raison, qui ne cesse pourtant de l’égarer, lors même qu’il se démène lamentablement dans les rets du prédateur de Kern. L’ironie du romancier est bien alors le reflet de l’ironie de la vie, où tout se passe comme si un malin génie s’évertuait à se moquer des velléités de liberté des misérables humains et jouait avec eux comme le chat avec la souris. * Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), l’ironie qui est dans la vie se reflète dans la façon dont Célestine perçoit et nous restitue les choses, en mettant en lumière leur tragique cocasserie, dont, à tout prendre, il vaut bien mieux rire que pleurer. Tout, dans la société où elle vit, donne l’impression d’aller à rebours du bon sens et de la logique, comme Mirbeau ne cesse de le répéter depuis son article à scandale sur le comédien, en 1882 : de même qu’il voyait dans le triomphe des cabotins qui se pavanent sur le devant de la scène médiatique le symptôme le plus éclatant de la déliquescence sociale, de même, ici, au chapitre XVI, c’est le triomphe du cocher-piqueur Edgar, qui témoigne du déboussolement d’une société où tout est cul par-dessus tête et où règne la plus totale confusion des valeurs, rendant le réel indéchiffrable. Le récit de Célestine offre nombre d’autres exemples, hétéroclites, de cette ironie de la vie, qui veut que les êtres et les choses ne soient jamais ce qu’ils devraient être. Ainsi, la richesse des Lanlaire est inversement proportionnelle à leurs mérites, mais le respect et la fascination qu’ils suscitent sont fonction de leurs millions qui, de notoriété publique, ont pourtant été mal acquis. Il en va de même dans les domaines les plus divers : la pauvre Marianne engrossée par son maître se sent très honorée et reconnaissante de lui avoir servi à assouvir bestialement des ardeurs éveillées par Célestine, laquelle, de son côté, garde un souvenir ému de sa sordide et précoce défloration par un vieillard puant du nom de Cléophas Biscouille ; les invités des Charrigaud, au chapitre X, bénéficient d’un respect et d’une aura proportionnels à leurs vices et à leurs tares, réels ou supposés, de même que Rose, saluée bien bas, sur le pavé du Mesnil-Roy ; les domestiques méprisent et exploitent sans vergogne les faiblesses des maîtres qui ont le malheur d’être bons avec eux, cependant qu’ils filent doux devant les plus crapuleux ; le saint homme, lecteur du polisson Fin de siècle, qui organise de pieux pèlerinages à Lourdes, en profite pour « rigoler aux frais de la chrétienté » ; les pseudo-patriotes et les cléricaux applaudissent aux forfaitures des grands chefs de l’armée et accablent un bouc émissaire dont le seul crime est d’être innocent sans l’autorisation expresse de ses supérieurs, etc. Bref, tout choque nos exigences d’intelligibilité et notre soif de justice. Mais c’est surtout l’épilogue, qui met le plus en lumière ce renversement de toutes les valeurs : alors que Célestine nous est souvent apparue comme une révoltée assoiffée de justice, elle a été peu à peu fascinée par l’impénétrable Joseph, non pas malgré ses soupçons, mais, bien au contraire, parce qu’elle s’est mis dans la tête qu’il avait bel et bien violé et assassiné la petite Claire ! Après avoir revendiqué sa liberté, crié sa haine des bourgeois et proclamé les droits imprescriptibles des domestiques, la voilà qui finit par épouser Joseph, qui bénéficie bourgeoisement de l’argent volé à ses maîtres, qui houspille ses bonnes et qui se dit prête à suivre son nouveau maître « jusqu’au crime » ! En mettant en lumière l’ironie de la vie, Mirbeau permet à ses lecteurs de prendre conscience de l’abîme qui sépare la réalité de l’idéal. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 68 pages.
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