Thèmes et interprétations
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ANECDOTE |
Octave Mirbeau est friand d’anecdotes. Non seulement ses chroniques journalistiques en comportent un grand nombre (l’une d’elles s’appelle même « Nouvelles et anecdotes »), mais des romans tels que Le Journal d’une femme de chambre (1900) et La 628-E8 (1907) donnent souvent l’impression d’être une simple juxtaposition d’anecdotes, cependant que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) est constitué d’une cinquantaine de contes, qui sont en fait autant d’anecdotes relatées en quelques dizaines de lignes. La plupart sont totalement fictives et relèvent de la fantaisie, de la cocasserie ou de la caricature ; d’autres sont inspirées par des faits-divers ou des événements politiques d’actualité, notamment au cours de l’affaire Dreyfus ; d’autres encore par des événements vécus par Mirbeau lui-même et dont témoignent ses lettres, où il s’essaie aussitôt à les mettre en forme littéraire. Or l’anecdote n’a pas bonne réputation, ni auprès des gens prétendument de sens rassis, ni auprès des amateurs de littérature élitiste : elle ne fait pas très sérieux, bon nombre d’entre elles sont controuvées, et on peut avoir l’impression qu’elles ne s’adressent qu’à un public populaire peu exigeant et qu’elles ne visent bien souvent qu’à amuser ou épater la galerie, sans le moindre souci de la vérité. Comment expliquer alors cette prédilection de Mirbeau pour les anecdotes ? * Une première explication pourrait venir de ce que, comme le note Jacques Noray, l’anecdote est constitutive tout à la fois du roman réaliste, où l’on cultive « le petit fait vrai » qui contribue à conférer à des fictions « l’illusion de la réalité », comme dit Maupassant, et de la pratique journalistique la plus courante (pensons par exemple à l’abondantes, dans les grands journaux de l’époque, des rubriques de “nouvelles à la main”, c’est-à-dire d’histoires drôles, ou supposées telles). À ce double titre Mirbeau a pu être conditionné à accorder à l’anecdote une place privilégiée. Reste qu’il est en rupture avec le roman dit « réaliste » et qu’il n’a que mépris pour la presse de simple divertissement, c’est-à-dire de crétinisation (voir ce mot). * Une deuxième explication possible tient à la décomposition progressive du roman que Mirbeau a entreprise au tournant du siècle, en recourant au collage et à la fragmentation (voir ces mots). Par opposition au roman de type balzacien ou zolien, qui est construit avec rigueur de façon à arriver là où le romancier omnipotent a décidé de le faire aboutir et qui entend présomptueusement embrasser la réalité sociale dans son ensemble, l’anecdote est parcellaire et ne représente qu’un fragment infinitésimal de cette réalité. Pour Mirbeau, l’univers est un chaos indéchiffrable, et bien fol serait celui qui prétendrait nous en apporter une explication et en dégager les lois immuables. En revanche, une anecdote isolée peut se révéler riche de signification : c’est sa portée symbolique et éclairante qui peut seule justifier qu’on y recoure, faute de quoi elle ne serait qu’un divertissement d’hilotes, comme Duhamel le dira du cinéma. * Une troisième explication, complémentaire de la précédente, tient à l’extrême méfiance que Mirbeau manifeste à l’encontre de l’histoire (voir ce mot). Alors que la « grande histoire » nous donne du passé une image éminemment mensongère, tant à cause de la partialité des historiens que de l’insuffisance de leurs sources qu’un récit bien troussé permet de camoufler, une anecdote sans prétention, prise sur le vif, a beaucoup plus de chances de se rapprocher de la vérité humaine que de vastes reconstitutions prétendument historiques et éminemment suspectes. * Enfin, il est clair que, chez Mirbeau, l’anecdote, même si elle est amusante, histoire d’appâter le chaland et de retenir l’attention de lecteurs médiocrement motivés, est fondamentalement dérangeante et susceptible de perturber les bonnes digestions : d’une part, en nous révélant des côtés durablement occultés de la vie psychique ou de la réalité sociale, bien sûr, et en contribuant, ce faisant, à la vaste entreprise de démystification et de désacralisation, en quoi elle est potentiellement subversive, ; mais aussi, d’autre part, en interrogeant le lecteur sur la confiance à accorder à un récit qui a toutes les apparences de la fiction tout en se présentant comme conforme à la vérité des faits. Le récit de « La Mort de Balzac », dans La 628-E8, est symptomatique à cet égard : le lecteur est bien en peine de déterminer s’il y a quelque chose de vrai dans ce récit de seconde main, rapporté oralement un demi-siècle après les faits, mais qui repose sur une documentation incontestable et qui a toutes les apparences de la “vérité” historique. Mais peu chaut à Mirbeau que le récit prêté à Jean Gigoux soit controuvé : l’essentiel, pour lui, c’est qu’il soit malgré tout jugé plausible et qu’il serve de révélateur de l’abîme qui sépare les sexes en même temps que de l’abîme de noirceur du cœur des femmes, à commencer par la sienne. Jacques Noiray est donc fondé à conclure, à partir de l’étude de La 628-E8, que l’anecdote mirbellienne est effectivement subversive, qu’elle est en cela le contraire du fait-divers, qu’elle ne tend pas le moins du monde à l’objectivité des romans réalistes, et qu’elle contribue à déstabiliser le lecteur en jouant sur les catégories du vrai et du faux. Voir aussi les notices Histoire, Roman, Le Journal d’une femme de chambre, Les 21 jours d’un neurasthénique, La Mort de Balzac et La 628-E8. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, « Les 21 jours d’un neurasthénique, ou le défilé de tous les échantillons de l’animalité humaine », introduction aux 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-27 ; Jacques Noiray, « Statut et fonction de l’anecdote dans La 628-E8 », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l’Université de Strasbourg, 2009, pp. 23-36 ; Arnaud Vareille, « Mirbeau ou le papillon incendiaire », in Mirbeau, passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 217-226.
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