Thèmes et interprétations

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Terme
FLEURS

Le goût de la culture des fleurs s’est considérablement développé dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le mouvement s’accélère à la Belle Époque : les sociétés horticoles se multiplient, les expositions et concours de fleurs sont nombreux ; sous l’impulsion des nouvelles techniques de communication maritime et terrestre, le marché des fleurs se mondialise progressivement. De plus en plus, de grands pépiniéristes élargissent leur offre grâce à la maîtrise des techniques d’hybridation des plantes avec un catalogue affriolant, les revues d’horticulture deviennent accessibles… Dans l’éditorial du premier numéro du Journal d’horticulture créé en 1887 et publié par la Maison Godefroy-Lebeuf, revue à laquelle Mirbeau se fera un plaisir de collaborer, on peut lire : « Jamais à aucune époque le goût des fleurs, des plantes n’a été aussi général : elles président à toutes les cérémonies, elles sont de toutes nos fêtes, leur consommation a centuplé depuis vingt ans et leur culture industrielle est devenue une source de profits pour bien des régions autrefois déshéritées. »

Comme son ami Monet, Mirbeau aime les fleurs « d’une passion presque monomaniaque » (« Le Concombre fugitif »). C’est ce qui frappe les journalistes et les écrivains qui vont à leur rencontre dans leurs jardins : ils sont fous de peinture et de jardinage, avec une addiction plus marquée pour les fleurs.  Mais, ce n’est pas au hasard de la lecture des catalogues de fleurs qu’ils choisissent leurs variétés pour leur jardin, pas plus qu’ils ne peignent ou ne dépeignent leurs fleurs de façon improvisée : sans avoir besoin d’apprendre la loi des couleurs et des contrastes élaborée par le chimiste angevin Chevreul à l’adresse des jardiniers et des peintres, ou de consulter les manuels pratiques sur des mix-borders de Gertrude Jekill, en artistes, ils  choisissent chaque plante en fonction de l’harmonie des couleurs recherchée dans leur composition florale et en fonction des saisons. Ils tiennent  compte aussi des conseils pratiques de culture donnés de vive voix par les horticulteurs. Pour cela ils savent, avec leur ami Caillebotte, s’attirer les meilleurs spécialistes : Alexandre Godefroy-Lebeuf, Bory Latour-Marliac, Victor Lemoine, Charles de Vilmorin, GeorgesTruffaut,… et échanger les meilleures adresses de pépiniéristes étrangers ainsi que des plantes rares pour compléter leurs collections : « Je pars chercher des bégonias que Godefroy-Lebeuf m’envoie. Il paraît qu’il sont apprêtés pour fleurir comme ceux que nous avons vus à l’exposition », écrit Mirbeau à son ami Monet. « J’espère que vous allez bientôt venir, tous. Et puis, arrangez donc une journée chez Caillebotte avec Godefroy. Il me plaît ce Godefroy. Il va falloir que je m’enquière d’un tas de choses. Je viens de voir, dans un catalogue japonais qu’il m’a envoyé, qu’il y avait des lis noirs… Hé hé !... Il faudra nous payer cela. Allons, allons, ça va bien » (lettre à Monet, juin 1892). Cette folie des plantes, ajoutée aux salaires des jardiniers, pèse très lourd dans leur budget, particulièrement dans celui de Monet qui ne cesse d’acquérir de nouvelles plantes florales depuis son installation à Giverny jusqu’à sa mort (1883-1926), et des wagons entiers de terre horticole.

Les fleurs sont, pour Mirbeau, des « amies fidèles et sincères et violentes ». Il n’aime pas les plantes « bêtes », tels le bégonia et la balsamine  – bien qu’il en ait dans son jardin).Les plantes en alignement dans des jardins symétriques ou les plantes bourgeoisement asservies lui sont insupportables ! Il ressent le besoin d’une anarchie discrètement orchestrée dans son jardin pour produire l’effet  recherché d’une harmonie naturelle et irrégulière, comme celle qu’il décrit dans Le Jardin des supplices : « L’emplacement de chaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié et choisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent, se fissent mieux valoir l’une par l’autre, soit pour ménager des plans, des fuites aériennes, des perspectives florales et multiplier les sensations en combinant les décors. »  Cet effet correspond en partie à l’expression  Shawaradgii, que William Temple décrit en 1692 dans son ouvrage  Upon the gardens of Epicurus, Essay on Garden’s arts.

Outre l’effet esthétique, Octave Mirbeau cultive une sincère passion botanique qui ne manque pas d’impressionner, voire de provoquer ses visiteurs. Jules Huret, qui prépare une enquête sur les écrivains de son époque, est gratifié, quelques jours après son inoubliable visite aux Damps, d’une généreuse liste de fleurs à acheter et à mémoriser grâce à des associations mnémoniques ; Goncourt reçoit une liste de pépiniéristes étrangers ; Robert de Montesquiou se voit promettre une hybridation de delphinium qu’il désignera en son honneur ; Marguerite Audoux, ne pouvant mémoriser les noms latins, se voit soupçonnée de ne pas aimer les fleurs…

Les fleurs de Mirbeau sont également facétieuses, tout comme les jardiniers qui sont, selon lui, des gens parfois excessifs et exubérants. Tel Hortus qui joue du Wagner pour accélérer la formation des fleurs d’hibiscus, ou encore le faux embryologiste du Jardin des supplices, qui ne voit dans les cocotiers que des « arbres à cocottes ». L’humour floral, bien en phase avec celui de son ami Alphonse Allais (mise en dérision des croyances aveugles en la science, cynisme, dérision), tout en se faisant l’écho de sa poétique exubérance florale (par exemple, la description du jardin de Monet au fil des saisons fleuries, L’Art dans les deux mondes, 7 mars 1891), sert souvent de transition vers l’utilisation métaphorique des fleurs : ainsi Clara est-elle belle comme une fleur. Mirbeau compare la beauté de la femme à celle des fleurs. Or celles-ci se développent  à partir de la décomposition organique (la divine pourriture), et, dans leur phase de croissance, luttent sans merci pour leur survie (les fleurs sont belles et violentes), tout comme la beauté de la femme peut être un danger, dans la mesure où elle représente une séduction dolosive, piège dans lequel le narrateur du Jardin n’a pas manqué de tomber. Pas plus que l’espèce humaine, les fleurs n’échappent à la loi de l’évolution des espèces décrite par Darwin, ni à l’éternelle loi du meurtre. Dans Le Jardin des supplices, il est possible d’analyser l’exubérance florale qui côtoie les supplices chinois  comme un exutoire à son propre enfer conjugal et comme l’expression à peine masquée de sa gynécophobie. On ne saurait toutefois réduire la représentation mirbellienne des fleurs uniquement à sa relation douloureuse à la femme.  

En son jardin, les fleurs sont  aussi ses fidèles confidentes et  elles contribuent à tisser des liens indéfectibles avec ses amis les plus chers.

J. C.

 

Bibliographie : Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-116 Christian Limousin, « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 256-278 ; Claire Margat, « Ensauvager nos jardins », in Les Carnets du paysage, été 2003, pp. 27-45 ; Claudine Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », in Rodin – Les figures d’Éros, Éditions du Musée Rodin, 2006, pp. 87-119 ; Elena Real, « El espacio fantasmático del jardín en El Jardín de los suplicios de Octave Mirbeau », in Actes du colloque de Lleida Jardines secretos : estudios en torno al sueño erótico, Edicions de la Universitat de Lleida, 2008, pp. 191-206.

 

 

 

 

 


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