Thèmes et interprétations

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Terme
ESPERANTO

Mirbeau n’était probablement pas un espérantiste pratiquant. Mais, en tant que pacifiste et qu’internationaliste, partisan de relations culturelles et pacifique entre les peuples du monde, il ne pouvait qu’être intéressé par le principe d’une langue internationale telle que l’espéranto,  nouvellement créé par Zamenhof (en 1887). De fait, dans le numéro d’octobre 1911 de la revue espérantiste Paris-Espéranto, il explique que, tant que les hommes parleront des langues différentes, ils auront du mal à se comprendre et risquent de s’opposer longtemps encore les uns aux autres. En revanche, s’il n’y avait qu’une seule langue sur la terre, la civilisation ferait un grand pas.

À notre connaissance, un seul texte de Mirbeau a été traduit en espéranto : « Ili estis frenezaj » (« Ils étaient tous fous »), Libraro Pacifisma, n° 5, 1905.  

P. M.

Bibliographie : Notice « Octave Mirbeau » de Wikipedia, en espéranto.


ETAT

ÉTAT

 

            En tant qu’anarchiste, Mirbeau est réfractaire à la fonction de l’État, supposé assurer l'égalité de tous, grâce au règne des lois, et, par conséquent, la paix sociale. Car, pour lui, loin d’être neutre, de servir d'arbitre entre les classes et de préserver leur équilibre en réduisant les inégalités sociales, l'État n'est en réalité qu'un instrument d'oppression et d’exploitation, « assassin et voleur », au service de la classe dominante : « L'État pèse sur l'individu d'un poids chaque jour plus écrasant, plus intolérable. De l'homme qu'il énerve et qu'il abrutit, il ne fait qu'un paquet de chair à impôts. Sa seule mission est de vivre de lui, comme un pou vit de la bête sur laquelle il a posé ses suçoirs. L'État prend à l'homme son argent, misérablement gagné dans ce bagne : le travail ; il lui filoute sa liberté à toute minute entravée par les lois ; dès sa naissance, il tue ses facultés individuelles, administrativement, ou il les fausse, ce qui revient au même » (Préface à La Société mourante et l'anarchie, de Jean Grave, 1893). Quant aux lois, elles résultent d'un rapport de force entre les classes et ne font jamais qu'entériner le “droit” du plus fort : « Les lois sont toujours faites par les riches contre les pauvres », elles « ne protègent que les heureux » (« Dépopulation », Le Journal, 25 novembre 1900) ;  « inhumaines et tortionnaires », elles étouffent, « de leur poids écrasant », « la vie des faibles et des petits » (« Le Homestead », La France, 6 août 1885).

            Mirbeau sait néanmoins qu’il n’est pas possible de détruire complètement l’appareil d’État et de se passer totalement de lois. Mais il convient du moins de « réduire lÉtat à son minimum de malfaisance » et d'empêcher ses divers appareils – l'armée, la “Justice”, la police, l'administration – d'étouffer et d'écraser à jamais l'individu. « Le minimum », cela veut dire qu'il va nécessairement subsister des « règlements » et des « fonctionnaires » : « Le moins possible, mais il en faut » (Interview de Mirbeau par André Picard, Le Gaulois, 25 février 1894 )

            Ce n'est malheureusement pas ce que proposent les socialistes, qui entendent au contraire renforcer le rôle de l'État dans l'espoir de s'en servir comme d'un instrument d'amélioration du sort des masses défavorisées. Mirbeau voit dans ce qu'il appelle le « collectivisme » une mystification plus dangereuse encore que celles des politiciens bourgeois : « Le collectivisme me paraît une doctrine abominable plus que les autres, parce qu'elle ne tend qu'à asservir l'homme, à lui ravir sa personnalité, à tuer en lui l'individu, au profit d'une discipline abêtissante, d'une obéissance esclavagiste » (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897). Non seulement cette idéologie étatiste risque de contaminer les leaders ouvriers plus sûrement encore que l'idéologie réformiste et parlementariste, mais ce qui se profile à l'horizon, en cas de révolution dirigée par les collectivistes, ce serait un « esclavage d'État » pire encore que tout ce qui a existé jusqu'à présent. Par la suite, grâce à l'affaire Dreyfus, qui lui fera mieux connaître et apprécier Jaurès, Mirbeau évoluera et comprendra la nécessité, en attendant « le grand soir », auquel il ne croit pas, d'obtenir des lois moins défavorables aux travailleurs et aux enfants et, pour cela, d'intervenir au parlement. Mais il sera de nouveau déçu par les socialistes et par Jaurès, qui fait passer l'unification des appareils avant toute chose, et plus encore par Aristide Briand, dont il espérait tant, et qui, une fois au pouvoir, mobilisera les cheminots pour briser leur grève. Il y verra la confirmation de ses méfiances  de jadis à l'égard de tous les « mauvais bergers », fussent-ils animés des meilleures intentions du monde.

            Voir Anarchie et Collectivisme.

P. M.


ETHIQUE

Alors qu’il manifeste un profond mépris pour la morale, à la fois hypocrite, aliénante et oppressive, Mirbeau s’est fait le défenseur des valeurs éthiques que sont la Justice, la Vérité et la Liberté. Les grands combats qu’il a engagés dans tous les domaines relèvent  d’une éthique qui est tout à la fois laïque, humaniste, individualiste et eudémoniste. Elle se propose de favoriser l’épanouissement et, dans la mesure du possible, le bonheur de chaque individu, au sein d’une société qui serait, idéalement, débarrassée de toutes les formes d’oppression, d’exploitation et d’aliénation, comme il l’explique en 1907, dans sa célèbre interview par Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907). Déjà l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, prêchait à son neveu une ascèse éthique : « Qu'est-ce que tu dois chercher dans la vie ?... Le bonheur... Ne pas sentir ton moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts... Je t'avertis que ce n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Mahomet, un Napoléon, qu'un Rien... Écoute-moi donc... Tu réduiras tes connaissances du fonctionnement de l'humanité au strict nécessaire: 1° L'homme est une bête méchante et stupide ; 2° La justice est une infamie ; 3° L'amour est une cochonnerie ; 4° Dieu est une chimère... [...] Malheureusement, tu vis dans une société, sous la menace de lois oppressives, parmi des institutions abominables, qui sont le renversement de la nature et de la raison primitive. Cela te crée des obligations multiples, obligations envers le pouvoir, envers la patrie, envers ton semblable – obligations qui, toutes, engendrent les vices, les crimes, les hontes, les sauvageries qu'on t'apprend à respecter, sous le nom de vertus et de devoirs... Je te conseillerais bien de t'y soustraire... mais il y a le gendarme, les tribunaux, la prison, la guillotine... Le mieux est donc de diminuer le mal, en diminuant le nombre des obligations sociales et particulières, en t'éloignant le plus possible des hommes » (L’Abbé Jules, II, 3).  

Ce sont ses valeurs éthiques cardinales qui ont guidé l’engagement de Mirbeau. Et c’est pour les défendre qu’il a mis sa plume redoutée au service de tous les humiliés, les opprimés, les exploités et les sans-voix de cet enfer social qu’est la France de la Belle Époque. C’est aussi au nom de ces valeurs – qui sont précisément celles des dreyfusards – qu’il a pris fait et cause pour le capitaine Dreyfus, victime de la coalition de toutes les institutions oppressives qu’il aurait souhaité dynamiter : la sainte alliance du sabre et du goupillon, bien sûr, cibles privilégiées d’un libertaire impénitent, avec la complicité de la presse et de la grande majorité du personnel politique de cette pseudo-République qui, selon lui, trahissait toutes ses promesses. Les combats esthétiques qu’il a menés par ailleurs en faveur de la Beauté et des artistes novateurs complètent ses combats éthiques et en sont inséparables. Mais, pour autant, ces valeurs généreusement dotées de majuscules par ceux qui s’y réfèrent n’ont rien à voir avec les Idées platoniciennes : Mirbeau n’en méconnaît ni la relativité, ni la subjectivité, et rien ne garantit qu’il leur donne le même contenu que ceux qui les évoquent également. D’où la difficulté de leur donner un contenu concret et de préconiser précisément les contours d’une organisation sociale susceptible de les protéger effectivement.

Un demi-siècle avant Albert Camus, Mirbeau est la plus parfaite incarnation de l’intellectuel éthique, c’est-à-dire un personnage doté d’une certaine reconnaissance sociale et conscient, pour cela, des responsabilités qui lui incombent. Il met à profit son talent, sa notoriété, son entregent et son impact médiatique pour servir des valeurs, sans être pour autant ni un expert  prétendant apporter des solutions, ni un militant au service d’une cause politique, ni un politicien suspect d’ambitions personnelles : c’est l’éthique qui est mise au poste de commande, et non le politique. Ainsi, pour Mirbeau, Dreyfus n’a-t-il jamais été un simple prétexte à agitation, dans l’attente du « grand soir » ou de l’arrivée de la gauche au pouvoir : il a toujours été, pour lui, un homme victime d’une terrible injustice et qui a fait front avec une dignité et un courage exemplaires. Individualiste farouche et irrécupérable, allergique à la langue de bois, à la forme partidaire et aux coteries, Mirbeau a toujours préservé jalousement sa liberté de parole : il était donc politiquement très incorrect, et sa lucidité impitoyable a fait de lui un « endehors », dont ses compagnons de route, anarchisants, socialisants, révolutionnaires ou radicaux, étaient parfois en droit de se méfier quelque peu, car il était rétif à toute discipline et ne disait pas forcément ce qu’ils avaient envie d’entendre.

Voir aussi les notices Morale, Intellectuel, Engagement, Politique, Cynisme et Affaire Dreyfus.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146.


ETUDES

Octave Mirbeau n’a pas fait une carrière scolaire et universitaire des plus brillantes. Après les années d’école primaire passées à Rémalard, dans une école religieuse, et dont nous ne savons rien, il a été expédié par son père, en octobre 1859, au collège des jésuites Saint-François-Xavier de Vannes, où il a passé quatre années d' « enfer ». Ses résultats y ont été des plus médiocres, voire mauvais, ce qui témoigne de sa résistance à l’endoctrinement jésuitique et ne saurait en aucune façon expliquer son brutal renvoi, le 9 juin 1863, à quelques semaines à peine de la fin de l’année scolaire, dans des conditions plus que suspectes, qu'il évoquera dans son roman autobiographique Sébastien Roch (1890). À la rentrée d’octobre 1863, il poursuit ses études, avec des résultats de nouveau médiocres, à la pension Saint-Vincent de Rennes, avant que son père ne se décide, en janvier 1865, à l’expédier à Caen, à la pension Delangle, « moule à bachot » laïque, pour y préparer le baccalauréat. Après deux échecs, le 28 août 1865 et en novembre de la même année, c’est seulement le 7 mars 1866 que le jeune Octave devient bachelier ès lettres, à sa troisième tentative.

Ladislas Mirbeau l’incite alors à s’inscrire à la fac de sciences, dans l’espoir probable que son fils puisse suivre des études de médecine et prendre sa succession. Mais le fils récalcitrant n’a aucune appétence pour la médecine (« J’avais constaté plusieurs fois que je n’étais pas fait pour la lancette et le bistouri ») et il s’apprête alors, sans beaucoup plus d’enthousiasme, à « troquer Velpeau pour Cujas », en vue sans doute d’assurer un jour la relève Me Robbe, notaire à Rémalard : le 14 novembre 1866 il s’inscrit donc à la Faculté de Droit de Paris. Mais c‘est sur le tas que, la première année, il commence à se former : saute-ruisseau, il se morfond dans la « caverneuse étude » de Me Robbe et, faute d’avoir travaillé, il échoue à son examen de droit. Il faut dire que, lors de ses escapades parisiennes si longtemps espérées, puis lorsqu’il s’y installe, en novembre 1868, il mène une vie frénétique de plaisirs, après des années de frustration et de refoulement. Il s'endette et, hors d’état de se présenter à ses examens, il rentre la queue basse au paternel logis, avec interdiction absolue de retourner dans la Babylone moderne.

Là s’arrête la carrière universitaire d’un ex-futur notaire qui, après la guerre de 1870, saisira la première occasion qui se présentera pour fuir le « cercueil notarial » de Me Robbe : il suivra alors à Paris le tentateur Dugué de la Fauconnerie (voir ce nom), qui lui mettra le pied à l’étrier en l’embauchant comme secrétaire particulier et en l’introduisant à L’Ordre de Paris.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990, pp. 21-71 ; Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Montpellier, Le Limon, 1989.


EUGENISME

Si l’eugénisme était pratiqué par les sociétés grecques de l’antiquité et défendu par des philosophes comme Platon, le mot a été employé pour la première fois par le psychologue et physiologiste anglais Francis Galton (1822-1911), un cousin de Charles Darwin, dans Inquiries into Human Faculty and its Development. Mêlant à la fois les avancées scientifiques de son époque, notamment le darwinisme, et les présupposés idéologiques, Galton fonde une théorie dans laquelle il propose d’assurer la prédominance des êtres humains qu’ils considèrent comme supérieurs et d’éliminer ceux qui sont, à ses yeux, inaptes. Favoriser la survie des uns et interrompre la reproduction des autres : voilà le credo qu’il défend dans de multiples articles – réunis dans un ouvrage paru en 1908, Essays on Eugenics – et jusqu’à la fin de sa vie.

Sans utiliser le mot, Mirbeau expose les principes de l’eugénisme, à travers les confessions de Georges, le narrateur d’Un homme sensible, un conte paru dans Le Journal en 1901 : « Tout enfant, j’étais même doué d’une sensibilité excessive, exagérément douloureuse qui me portait à plaindre – jusqu’à en être malade – les souffrances des autres… pourvu – cela va de soi, car je suis un artiste – qu’elles ne se compliquassent point de laideurs anormales ou de monstruosités physiologiques. » Puis il ajoute : « C’est la nature qui, par moi, proteste contre la faiblesse, et, par conséquent, contre l’inutilité criminelle des êtres impuissants à se développer sous le soleil ! La nature  n’a souci que de force, de santé, de beauté ! Pour l’œuvre de vie indestructible, elle veut une vigueur sans cesse accrue, des formes de plus en plus harmonieuses. Sans quoi, c’est la mort ! »        

Dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, l’aviculteur est encore plus explicite : « Vous comprenez ? J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !... Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares. » Certes, il s’agit ici de la sélection des poules, mais l’allure du « petit homme » (« Un tablier blanc noué autour des reins, la tête coiffée d’une calotte ronde ») et les instruments utilisés (« des fioles, des bandes, des rouleaux de ouate hydrophile) sont trop proches de ceux d’un « interne » des hôpitaux pour que le lecteur n’assimile pas son travail à celui d’un médecin adepte des méthodes eugéniques.

Offrir la parole à ceux qui prônent l’eugénisme ne vaut pas quitus. De fait, cette « nouvelle science » défendue par Francis Galton et ses disciples va à l’encontre des convictions mirbelliennes pour plusieurs raisons :

* Elle donne d’abord la priorité à la théorie pure et désincarnée. Or, pour Mirbeau, la nature reste la grande maîtresse et il se méfie comme d’une peste de toutes les idéologies, surtout quand elles prétendent améliorer la « race humaine » ou apporter, de force,  le bonheur aux hommes.

* Elle établit, ensuite, une hiérarchie entre les individus. Postulat qui va à l’encontre de tous les combats de l’écrivain. Non seulement il « se raidit à l’idée d’une supériorité sans faille de l’homme sur l’animal » (Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature), mais il est convaincu que toutes les créatures  méritent la même attention. Ne s’intéresse-t-il pas d’ailleurs aux éclopés de la vie, aux bossus, culs-de-jatte et autres contrefaits ? Peu importent les critères physiques et intellectuels ! Pour Mirbeau, c’est la sensibilité aux êtres et au monde qui fait la différence.

* Elle inspire, enfin, une politique où les forts sont privilégiés contre les faibles. Tous les eugénistes sont convaincus de la primauté de l’hérédité sur le milieu social et culturel. Ils voient dans les grands principes démocratiques les signes d’une dégénérescence de l’espèce humaine et rejettent toute solidarité avec les miséreux. Comment Mirbeau pourrait-il soutenir une telle entreprise ? Au contraire, il réclame une meilleure éducation pour les pauvres et mène une lutte incessante pour que tous les citoyens, sans exception, aient le droit à la parole.

Eugénisme théorique, eugénisme social, eugénisme politique : rien ne trouve grâce aux yeux d’un romancier trop conscient des dangers que représente une telle science entre les mains d’apprentis-dictateurs.

Voir aussi les notices Handicap, Monstruosité, Darwin, Lombroso, Scientisme et Un homme sensible.


Y. L.

 

 


EXAGERATION

On a souvent accusé Octave Mirbeau d’exagération, et ce reproche n’a rien de neutre, puisqu’il permet de discréditer son propos et d’infirmer son constat d‘une société criminelle et en proie à la folie, telle que l’illustre en particulier Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  (1901). On comprend que tous les défenseurs (et profiteurs) de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste aient abondamment utilisé cet argument-massue pour tenter de rendre inopérante la subversion sociale et littéraire entreprise par l’écrivain. Pourtant, force est de noter, en toute objectivité, que les crimes les plus monstrueux qui ont ensanglanté le vingtième siècle sont infiniment pires que tout ce que Mirbeau a pu imaginer ou dénoncer dans ses contes, ses romans et ses chroniques. Comme il avait coutume de dire, ce n’est pas lui qui exagère, mais bien la réalité elle-même ! Que n’eût-il pas dit un siècle plus tard ! Le procès en exagération est donc bien, de toute évidence, un faux procès, du moins si l’on se réfère aux événements historiques qui ont accompagné et suivi sa production littéraire. Pourtant son œuvre continue, aujourd’hui encore, à donner une impression d’« exagération ». Que faut-il entendre par là et comment l’expliquer ?

En premier lieu, nous semble-t-il, il y a une différence notable entre deux types d’horreurs, dont la perception n’est pas du tout la même. D’un côté, il y a toutes celles qui sont perpétrées en d’autres continents, habités par des peuplades considérées comme «  sauvages » ou « barbares », par exemple l’Afrique ou la Chine, ou bien à l’occasion de guerres, qui y sont bien évidemment propices par nature. Elles sont alors plus ou moins banalisées et rendues acceptables, par le fait de l’éloignement, qui en réduit beaucoup l’impact, ou de la différence de culture, qui suscite un fatalisme apitoyé, dans un cas, ou bien de l’accoutumance aux atrocités entraînées par les conflits armés, source de résignation, dans l’autre. Mais ce que nous révèle Mirbeau, ce sont les horreurs que l’on rencontre en France même, sous la Troisième République, dans un continent réputé civilisé, et de surcroît en temps de paix, et cela choque évidemment beaucoup plus. Ce qui aggrave sensiblement le choc, c’est que la plupart des crimes évoqués par Mirbeau dans ses récits sont l’œuvre d’individus a priori respectables : des notables, des militaires, des gendarmes, des magistrats, des bourgeois, etc., qui sont supposés incarner l’ordre social et les institutions en place. Il apparaît même que les véritables criminels, toujours impunis, ce ne sont pas les délinquants des bas-fonds – qui, au demeurant, ne sont le plus souvent que le sous-produit de la misère sécrétée par un ordre inique –, mais bien ceux-là mêmes qui ont pour mission de faire fonctionner la société bourgeoise ou qui incarnent les différentes facettes du pouvoir (politique, économique, financier, militaire ou judiciaire) : c’est un véritable mundus inversus qui nous est présenté, et cela ne peut que déstabiliser gravement le lecteur moyen, qui va être fort tenté d’en conclure que Mirbeau « exagère ». Il « exagère » aussi parce que, pour notre édification et notre jubilation vengeresse, il concentre tant de canailles, symptomatiques des turpitudes sociales propres à une société qui pourrit sur pied, en un lieu étroitement circonscrit, microcosme reflet du macrocosme social : par exemple, la station thermale et pyrénéenne de X (alias Luchon), dans  Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, ou un petit village du Vexin comme Ponteilles-en-Barcis (alias Cormeilles-en-Vexin), dans Dingo. Ce faisant, il ne joue pas le jeu qu’on attend d’un romancier en vogue : ni le jeu du réalisme, reposant sur d’artificiels effets de réel auxquels il se refuse, préférant la distnciation par l’horreur ou l’ironie, ni celui du respect dû aux nantis, aux puissants et aux institutions de la République, qu’il s’emploie au contraire à discréditer.

Et puis, deuxième explication possible, Mirbeau est un caricaturiste et un satiriste. Comme tout caricaturiste qui se respecte, il force les traits, il déforme, il grossit, il recourt à l’hyperbole ou au délire verbal, afin de ridiculiser ses cibles, de casser leur image de respectabilité et de les réduire à leur « minimum de malfaisance », comme il le dit de l’État. En tant que satiriste désireux de débusquer les vices des hommes et de faire tomber tous les masques, il a également tendance à multiplier les effets, à accumuler les invectives et les atrocités, à forcer les traits burlesques ou odieux des individus et des institutions qu’il vitupère pour mieux les décrédibiliser ou mieux les faire détester. Bref, il en fait trop, au risque de voir nombre de ses lecteurs refuser de le prendre au sérieux. Mais Mirbeau écrit-il vraiment pour ceux-là ? À vrai dire, il n’attend rien des « larves » humaines. Les seuls qui l’intéressent, en réalité, ce sont les « âmes naïves », qui sont susceptibles, grâce à sa pédagogie de choc, de découvrir les choses sous un jour nouveau et de commencer à se poser des questions.

Enfin, à travers les procédés propres à la caricature ou à la satire, Mirbeau exprime aussi sa vision personnelle des êtres et des choses et son obsession-fascination de l’universelle laideur. Il met en œuvre une espèce d’« esthétique de la laideur » pour mieux mettre en lumière « la laideur générale du monde, tant physique que morale », comme l’écrit Bernard Jahier. Cela lui permet peut-être aussi d’évacuer son trop plein d’indignation et de souffrance exacerbée. Neurasthénique, comme le narrateur des 21 jours, il projette sur le monde ses propres obsessions d’une manière qui confine à l’expressionnisme et qui joue en même temps un rôle cathartique. L’exagération des mots qui le vengent – et qui nous vengent par la même occasion – contribue visiblement à atténuer le poids écrasant des maux.

P. M.

           

Bibliographie : Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d'Octave Mirbeau » Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 115-139 ; Sándor Kálai, « Les récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Séguier, 1990 ; Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau satirique, les romans du tournant du siècle », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, Saint-Étienne, décembre 2001,  pp. 181-194. 

 

 


EXPIATION

EXPIATION

 

            L’expiation est un châtiment que l’on s’inflige pour réparer les fautes que l’on s’accuse d’avoir commises. Elle vise donc à se purger de ses mauvaise actions et à se libérer du poids de la faute. Pour ceux qui baignent dans une culture chrétienne, la douleur est en effet considérée comme rédemptrice : c’est en souffrant que l’on peut se racheter, sur le modèle de Jésus, qui aurait pris sur lui, en se laissant crucifier, tous les péchés des hommes. Le phénomène compensatoire de l’expiation est différent, quoique complémentaire, de celui de la rédemption, qui vise à racheter ses fautes par de bonnes actions supposées réparer les mauvaises.

            Chez Mirbeau, le phénomène d’expiation n’est pas inconnu, et son désastreux mariage avec Alice Regnault en est la preuve, encore qu’il ne soit pas aisé de démêler s’il n’y a pas là aussi une part de masochisme. Mais c’est surtout la rédemption qui domine dans son comportement à partir de 1885 : toutes les belles luttes qu’il a menées pendant trois décennies pour la Vérité et la Justice dans tous les domaines ont dû finir par laver les souillures de ses peu glorieux débuts journalistico-politiques.

            Voir Rédemption.

P. M.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Mirbeau ou l'œuvre d’expiation », in De l'âge d'or aux regrets, Actes du colloque de l’Université du Littoral-Côte d’Opale, Michel Houdiard Éditeur, 2009, pp. 334-348. 


EXPRESSIONNISME LITTERAIRE

expressionnisme LITTÉRAIRE

 

L’expressionnisme de Mirbeau découle de deux sources principales. Il résulte d’abord de ses penchants naturels. Sans doute, la nature violente du romancier le porte vers le paroxysme, le cri, le délire, la caricature. En ce cas, ses affinités avec le mouvement expressionniste ont un caractère intuitif et achronique. D’autre part, cette tendance se développe chez lui avec le temps ; elle est le fruit de ses découvertes et de ses réflexions en matière d’art. Pour des raisons évidentes, on ne peut pas parler d’influence directe de cette esthétique sur l’art mirbellien : à l’époque où l’expressionnisme s’affirme en tant que mouvement autonome (autour de 1910, en Allemagne), l’écrivain a déjà écrit la plupart de ses œuvres. Cependant, l’expressionnisme, tout en appartenant au XXe, a bien ses racines dans les phénomènes esthétiques de la fin du XIXe siècle. C’est ainsi que des rapprochements entre les œuvres mirbellienne et expressionniste deviennent possibles.

 

Convergences intellectuelles

 

Le premier élémént important est la philosophie de Friedrich Nietzsche. J.-M. Gliksohn lui attribue « un rôle essentiel dans la genèse intellectuelle de l’expressionnisme » (L’expressionnisme littéraire, PUF, 1990, p. 18). Mirbeau connaît et admire les ouvrages du philosophe et fait preuve de leur bonne compréhension. Le nom de Nietzsche apparaît sur les pages de La 628-E8 (chapitres II et VII). Sans entrer dans les nuances interprétatives possibles, on peut déterminer le fond commun aux trois systèmes de pensée. On y découvre d’abord la conviction de la déchéance de l’humanité, entrée dans son heure crépusculaire. Cette idée est certes présente dans la plupart des théories fin-de-siècle, mais elle offre des développements différents. Dans les cas qui nous intéressent, elle conduit au refus des notions figées, perçues comme dangereuses pour l’édifice social, et identifiées globalement à l’éthique bourgeoise. L’idée de révolte, la volonté de changement, l’espoir d’une société nouvelle, complètent cette chaîne, en dépit d’un certain nihilisme dont la tentation traverse les trois systèmes. Évidemment, des différences existent : la vision de la société régénérée est beaucoup plus concrète chez Nietzsche et chez les expressionnistes, en dépit d’une certaine exaltation – que Gliksohn appelle « messianique » – de ces derniers, tandis qu’elle demeure floue et imprécise chez Mirbeau, qui ne suit pas Nietzsche dans son optimisme concernant le culte de l’énergie et le futur dépassement de soi (encore qu’il fût envisageable de confronter de manière intéressante les élans dionysiaques de Dingo à la conception nietzschéenne du Surhomme). Un autre point commun est le rôle consolateur et tonifiant attribué à l’art. C’est là que le nihilisme trouve une sorte d’apaisement : bien que l’art soit reconnu comme mystificateur, on croit cependant à son utilité, car il « transforme le nihiliste privé de valeurs en créateur de valeurs » (J.-M. Gliksohn, op. cit., p. 20). Même si certaines déclarations de Mirbeau démentent cette fonction positive de l’art (comme, par exemple, celles de son interview par P. Gsell, La Revue, 15 mars 1907), en définitive, il lui demeure fidèle. Enfin, il faut considérer dans cette perspective comparatiste l’idée de la mort de Dieu. Elle est fondamentale pour la philosophie de Nietzsche ; le vide métaphysique qui envahit l’existence humaine est bien connu de Mirbeau, matérialiste convaincu et désespéré. On le retrouve également chez les expressionnistes, sans qu’il soit toujours d’ordre religieux. Parfois il prend la forme du nihilisme ou de l’incertitude de soi-même et du monde. Cela provoque, entre autres choses, une dénégation énergique de l’esthétique naturaliste, qui suppose que le monde réel peut faire l’objet d’une connaissance positive. C’est là encore que la pensée expressionniste coïncide avec celle de Mirbeau.

Il est également possible de confronter la dernière attitude aux conceptions d’Henri Bergson, dont la philosophie anti-positiviste nourrit dans une certaine mesure la réflexion expressionniste. Des affinités entre le philosophe et notre écrivain pourraient se situer au niveau de la priorité que les deux hommes accordent à la vie intérieure et à la connaissance intuitive, au détriment de la connaissance d’ordre intellectuel, Les concepts de la révolte, du mouvement, de l’énergie, du dynamisme, importants pour la philosophie bergsonienne, sont également présents chez Mirbeau, tout particulièrement dans La 628-E8. Enthousiasme, liberté, dynamisme, caractérisent aussi la démarche expressionniste, qui fait en même temps un large usage des notions de révolte et d’intuition.

Des parentés entre les théories de Sigmund Freud et les conceptions morales et psychologiques des expressionnistes semblent assez évidentes, même si leur connaissance mutuelle n’est pas très profonde. J.-M. Gliksohn cite les convergences principales : « les penchants contradictoires de l’être humain, le règne du désir et de la subjectivité, la dissociation du moi, la concurrence du rêve et de la pensée lucide » (op. cit., p. 26.) : il soulève aussi l’importance du conflit avec le père, tout en reconnaissant le caractère lâche de ces analogies. Cela nous encourage à rechercher le même type d’affiliations dans l’œuvre mirbellienne. On y trouve, en effet, un certain nombre d’éléments préfreudiens. Il est inutile d’insister sur l’importance de la subjectivité dans la perception du monde chez Mirbeau. Ses personnages se trouvent souvent déchirés entre des pulsions contradictoires, obéissant au double empire de l’amour et de la mort. L’écrivain attache une grande importance aux hallucinations et aux rêves des protagonistes. Enfin, il n’est pas impossible de confronter les représentations du conflit avec le père, fréquentes dans les œuvres expressionnistes, à des formes voisines de ce conflit chez Mirbeau. La figure paternelle est chez lui représentative du conservatisme, de l’insensibilité, de la bêtise : le père est le premier bourreau de son fils, avant de le pousser sous le marteau des institutions qui achèveront de broyer son individualité : Église, école, armée. La haine que Mirbeau voue à toutes les structures de l’État, aux institutions et aux valeurs bourgeoises, est symptomatique de sa révolte contre l’autorité paternelle. En même temps, il est permis d’y chercher les raisons de son culte de l’individualisme, qui l’apparente également aux expressionnistes.

 

Sources esthétiques

 

En dehors de ces convergences intellectuelles, les sources esthétiques de l’expressionnisme et de l’écriture mirbellienne offrent également plusieurs similitudes. Notons d’abord leur intérêt commun pour l’art de Fédor Dostoïevski. Les expressionnistes ont vu dans cet écrivain leur véritable précurseur qui, bien avant eux, « dépeignait des états de conscience extrêmes, non pas comme des curiosités pathologiques, mais comme des points de vue révélateurs sur l’existence, capables, sinon de faire éclater une vérité du moins de démasquer les faux-semblants » (Gliksohn, op. cit., p. 109). Le personnage de Dostoïevski se caractérise par une dimension à la fois individuelle (dont la force envahit l’œuvre entière) et permettant une généralisation ; ces mêmes éléments seront reproduits dans maintes réalisations expressionnistes ; on les découvre aussi chez Mirbeau, notamment dans son roman qualifié de « dostoïevskien », L’Abbé Jules (1888).

Vincent Van Gogh constitue une autre importante source d’inspiration pour les expressionnistes, qui admirent la violence et la sincérité de ses visions. Or, Mirbeau est l’un des premiers à apprécier l’art de ce peintre (il est le premier propriétaire des Iris et des Tournesols). Ses analyses des toiles de Van Gogh permettent à la fois d’apprécier la justesse de ses observations et de deviner ses propres principes esthétiques. Ainsi, lorsqu’il souligne le rôle de la personnalité du peintre, « déborda[n]t de lui en illuminations ardentes sur tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, tout ce qu’il sentait », non seulement il accepte de réduire la réalité à la fonction d’un prétexte pour l’expression artistique, mais encore – et c’est là l’importance de son analyse -, il décrit le résultat de cette expression en des termes presque analogues aux définitions modernes de l’expressionnisme : « Tout, sous le pinceau de ce créateur étrange et puissant, s’anime d’une vie étrange, indépendante de celle des choses qu’il peint, et qui est en lui et qui est lui. Il se dépense tout entier au profit des arbres, des ciels, des fleurs, des champs, qu’il gonfle de la surprenante sève de son être. Ces formes se multiplient, s’échevèlent, se tordent, et jusque dans la folie admirable de ces ciels où les astres ivres tournoient et chancellent » (« Vincent Van Gogh », L’Écho de Paris, 31 mars 1891).

 Les observations du peintre Lucien de Dans le ciel, inspiré à la fois de Van Gogh et de Mirbeau, approfondissent ces analogies avec l’expressionnisme, par exemple dans ce passage : « un paysage... une figure... un objet quelconque, n’existent pas en soi... Ils n’existent seulement qu’en toi... […] Un paysage, c’est un état de ton esprit, comme la colère, comme l’amour, comme le désespoir... ».

L’expressionnisme est l’art du paroxysme, de la déformation, de l’amplification. On parle souvent, pour le caractériser, de l’« esthétique du cri » (J.-M. Gliksohn, op. cit., p. 38). La violence thématique se reflète dans la violence verbale, afin de restituer l’authenticité de l’expérience intérieure. Or, tous ces éléments appartiennent au canon des procédés stylistiques de Mirbeau. Si l’on y ajoute la subjectivité, l’hypersensibilité, l’importance de l’imagination et du rêve, on ne peut négliger le caractère préexpressionniste de l’art d’Octave Mirbeau, en qui Roland Dorgelès voyait une « étrange machine à transformer le réel ».

 

A. S.

 

Bibliographie: Jean-Michel Gliksohn, L’Expressionnisme littéraire, Paris, PUF, 1990 ; Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 9, 2002, p. 228-240 ; Octave Mirbeau, « Vincent Van Gogh », L’Écho de Paris, 31 mars 1891 ; Octave Mirbeau, interview par P. Gsell, La Revue, 15 mars 1907 ; Anita Staroń, « Octave Mirbeau et l’expressionnisme littéraire » Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, p. 106-136.


FAMILLE

Ce n’est pas Octave Mirbeau qui a proféré « le fameux « Familles, je vous hais ! », mais toute son œuvre atteste, plus encore que celle d’André Gide, de cette haine, à la fois viscérale et raisonnée, pour une institution sociale qu’il juge oppressive et destructrice. Dans ses premiers romans et dans un grand nombre de ses contes et nouvelles, il présente des familles petites-bourgeoises étriquées, misonéistes, étouffantes, où le souci du patrimoine tend à effacer les liens affectifs, quand il n’entretient pas des haines recuites, où les enfants subissent de plein fouet une autorité paternelle exorbitante, imbue d’elle-même et le plus souvent obtuse (par exemple, le père Roch, dans Sébastien Roch, 1890), où la peur du qu’en dira-t-on préserve soigneusement de tout signe extérieur de personnalité, où les parents transmettent immuablement aux enfants le « legs fatal » des prétendus « liens du sang », des « préjugés corrosifs » et de l’assujettissement aux traditions et au désordre social. C’est en effet dans la famille, avant même l’école et l’Église, que commence pernicieusement le processus de « déformation » que – par antiphrase ? – on a coutume d’appeler “éducation” et qui constitue en réalité une aliénation aux effets durables : seuls quelques enfants, parce qu’ils tiennent tête et manifestent leur liberté en résistant, fût-ce par la simple force d’inertie (c’est notamment le cas des futurs artistes), échappent à cet étouffement de leur personnalité ; les autres sont à jamais broyés.

C’est au chapitre VIII de Dans le ciel  que le narrateur, qui est ici le porte-parole de l’auteur, instruit le plus radicalement le procès de la famille : « Ce que j'ai voulu, c'est, en donnant à ces souvenirs une forme animée et familière, rendre plus sensible une des plus prodigieuses tyrannies, une des plus ravalantes oppressions de la vie, dont je n'ai pas été seul à souffrir, hélas ! – c'est-à-dire l'autorité paternelle. Car tout le monde en souffre, tout le monde porte en soi, dans les yeux, sur le front, sur la nuque, sur toutes les parties du corps où l'âme se révèle, où l'émotion intérieure afflue en lumières attristées, en spéciales déformations, le signe caractéristique et mortel, l'effrayant coup de pouce de cette initiale, ineffaçable éducation de la famille. [...] Tout être, à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu'ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? » Dès lors il ne reste plus à l’école, à l’Église et à l’armée qu’à parachever ce « meurtre d’une âme d’enfant » que constitue le dressage par la famille.

P. M.


FARCES

FARCE

 

            La farce est un genre dramatique de simple divertissement, qui vise prioritairement à faire rire les spectateurs en recourant à des procédés bouffons, que les partisans d’un théâtre « noble » méprisent et jugent grossiers et tout juste bons pour un public populaire, non cultivé et avide de divertissements vulgaires. Mais la farce, chez des dramaturges tels que Mirbeau ou Ionesco, et, avant eux, chez Molière, peut aussi être utilisée comme un moyen satirique de susciter la réflexion et, selon l’adage, de châtier les mœurs par le rire.

            C’est pourquoi Mirbeau n’a pas hésité à produire des farces, qui complètent avantageusement ses deux grandes comédies que sont Les affaires sont les affaires (1903) et Le Foyer (1908). Il en a regroupé six dans ses Farces et moralités (1904). Il y distancie délibérément les spectateurs en recourant à des procédés farcesques :

            – La parodie : parodie du langage amoureux (Les Amants), de la logomachie politique (L'Épidémie), du style journalistique (Interview), des « grimaces » de la respectabilité bourgeoise (Vieux ménages), des conversations mondaines (Scrupules).

            – L'emballement et le crescendo : dans L'Épidémie, les conseillers municipaux affolés votent des crédits qui, en un instant, passent de dix à cent millions de francs, qu'ils prétendent « trouver dans [leur] patriotisme » ; dans Le Portefeuille, le Commissaire, saisi de frénésie répressive, fourre tout le monde au bloc, y compris sa maîtresse ; dans Interview, les questions du journaliste taré se font de plus en plus pressantes, absurdes et menaçantes.

            – Le délire : délire du journaliste (Interview), de la « vieille podagre » qui se croit abandonnée et mourante (Vieux ménages), du Commissaire (Le Portefeuille), des conseillers municipaux (L'Épidémie), ou de l'Amant en rut, emporté par le désir (Les Amants).

            – Tout un jeu de cocasseries verbales qui ont pour fonction de dynamiter les préjugés et les faux semblants : « Mon tout... mon cher tout... mon cher petit toutou... » (Les Amants) ; « Il s'agit de respecter la loi... ou de la tourner... ce qui est la même chose... » (Le Portefeuille) ; « Qui dit payer... dit voler... » (Scrupules) ; « Échanger votre commerce borgne... contre une finance aveugle... » (ibid.) ; « Toutes les pourritures doivent être égales devant la loi » (L'Epidémie) etc.

            – L'éloge paradoxal : éloge du bourgeois stupide et grugé (L'Épidémie) ; du vol, unique moteur des activités sociales les plus respectées (Scrupules) ; de la presse d'intoxication qui empoisonne quotidiennement douze millions de lecteurs (Interview) ; de l'adultère bourgeois en tout bien tout honneur (Vieux ménages) ; de la saine pourriture et de l'insalubrité socialement nécessaire (L'Épidémie) ; d'une loi absurde et injuste, qui n'en constitue pas moins le fondement de l'ordre social (Le Portefeuille). En prêtant aux personnages des propos qu'ils pensent in petto, bien souvent, mais qu'ils se garderaient bien de crier sur les toits, le dramaturge affiche son mépris pour la crédibilité théâtrale.

            – Les renversements brutaux : dans L'Épidémie, le conseil municipal débloque brusquement les crédits refusés quelques minutes plus tôt ; dans Le Portefeuille, le « héros » Jean Guenille est, d'un instant à l'autre, traité comme un délinquant ; dans Les Amants, la scène de désespoir amoureux va s'achever sur l'oreiller quelques minutes plus tard ; dans Vieux ménages, la jalousie apparente de l'épouse aboutit à proposer à son mari la « jolie voisine » de préférence à ses bonnes. C’est la preuve que, contrairement à ce qu’affirmait Aristote, « natura facit saltus ».

            – L'inversion des normes sociales et des valeurs morales en usage : dans Vieux ménages, un honorable magistrat à principes détourne les mineures, et une honnête épouse bourgeoise suggère à son époux un adultère sans scandale ; dans Scrupules, le philanthrope doit sa fortune à des « canailleries », cependant que le voleur est un gentleman qui assume courageusement sa vocation ; dans Interview, le journaliste menace de diffuser sciemment de fausses nouvelles ; dans L'Épidémie, le conseil municipal se soucie comme d'une guigne de la mort des pauvres et des soldats et de l'insalubrité des casernes et des quartiers misérables ; dans Le Portefeuille, le commissaire envoie en prison un pauvre bougre qu'il vient de qualifier de « héros ». La raison est choquée et le spectateur ne peut pas ne pas réagir.

            – Enfin, dans Amants, l'intervention d'un présentateur ridicule, dont le lyrisme de convention, sur le décor romantique à souhait et le banc de pierre moussu qui invite à célébrer « les messes de l'amour », est immédiatement contredit par les premières répliques des amants (« Encore ce banc !... »).

            La farce n'est donc pas un simple ingrédient rajouté à la « moralité » pour mieux la faire digérer en déridant le public. Elle en est inséparable, parce qu’elle est le moyen le plus efficace de toucher l'intelligence critique des spectateurs. 

            Voir Farces et moralités.

P. M.

           

 

 

 


FAUX-TESTAMENT

Trois jours après la mort d’Octave Mirbeau, le 19 février 1917, a paru, en première page d’un quotidien populaire et belliciste qu’il méprisait, Le Petit Parisien, un texte intitulé « Testament politique d’Octave Mirbeau ». À en croire cet incroyable spécimen de très mauvaise littérature, le moribond aurait, avant de rendre son âme au diable, pris soin de renier publiquement tout son engagement pacifiste et antimilitariste passé, histoire d’édifier les générations à venir et de les convertir au nationalisme le plus belliqueux : il aurait reconnu le caractère « tangible » et les « bases morales » des « patries », qu’il avait toujours démystifiées ; il aurait appelé à « tout sacrifier à la France » ; et il aurait prédit que ladite France  était appelée à régénérer l’humanité, rien de moins... Naturellement, toute la presse s’est empressée de célébrer le retour de l’enfant prodigue au bercail de la patrie, et les anciens pacifistes et amis divers qui avaient retourné leur veste dès le déclenchement de la boucherie pouvaient triompher, bien soulagés de découvrir que même le grand Mirbeau s’était renié.

Comme les véritables amis du grand écrivain savaient très bien à quoi s’en tenir, et sur son état de santé, qui le rendait incapable d’écrire quoi que ce soit, et sur son inaltérable pacifisme, et sur le profond désespoir que, depuis deux ans et demi, provoquait chez lui la mort de centaines de milliers de Sébastien Roch monstrueusement sacrifiés sur “l’autel de la patrie”, ils ont aussitôt conclu, et essayé de proclamer par voie de presse, qu’il ne s’agissait bien évidemment que d’un « faux patriotique », comparable à celui qu’avait jadis concocté le colonel Henry pour accabler l’innocent capitaine Dreyfus. Pour Léon Werth, George Besson, Francis Jourdain et d’autres, le coupable de cette ignoble trahison posthume ne pouvait être que le renégat Gustave Hervé (voir ce nom), qu’Alice Mirbeau avait réussi à introduire chez son mari très gravement affaibli et qu’elle avait dû charger de rédiger ce factum, histoire de parachever sa propre réhabilitation en reniant l’auteur de L’Abbé Jules près duquel elle avait vécu un tiers de siècle. Mais, dans l’atmosphère de patriotisme exacerbé qui dominait pendant la bataille de Verdun, aucun organe de presse n’a accepté de passer leur texte indigné, et seuls les nombreux murmures de protestation qui ont accompagné le discours de Gustave Hervé sur la tombe du grand écrivain ont prouvé que ses amis et admirateurs fidèles ne se laissaient pas duper par un faux aussi grossier.

Grossier pour quatre types de raisons :

* D’abord, l’évidente incapacité de Mirbeau à écrire, ce qui a obligé la veuve abusive à reconnaître, dans une lettre à Léon Werth du 17 avril 1917, qu’il ne s’agissait en fait que de « paroles saines et fortes » qu’elle avait « notées » au vol, au cours de conversations, ce qui constituait déjà un premier aveu : Mirbeau n’avait rien écrit. Mais cette lettre contenait aussi un deuxième aveu encore plus important : elle a « livré ces notes » à un tiers, qu’elle ne cite pas, pour qu’il les arrange et en tire le texte publié.

* Ensuite, le caractère grotesque de la succession de clichés et de formules emphatiques, complètement étrangères aux habitudes, à la tournure d’esprit, au refus du manichéisme et à la modestie bien connue de Mirbeau : « je ne puis me résigner à disparaître sans avoir offert à ceux qui voudront m’entendre, mes dernières pensées » ; « l’Allemagne, par sa monstrueuse agression, a pris position dans le crime ; la France a pris position dans le bien » ; « l’humanité s’améliorera si nous savons sauvegarder la position morale que la France occupe dans l’univers »... Il faut n’avoir rien compris à ce qu’était Mirbeau pour lui prêter pareilles déclarations.

* Des fautes de français et des maladresses de style qu’un écrivain du niveau d‘exigence de Mirbeau ne se serait naturellement jamais permises : par exemple, un horrifique « malgré que » qui ouvre le texte (« Malgré que mes forces soient usées »), ou l’emploi, à quelques lignes d’intervalle, du mot « départ » dans deux acceptions différentes.

* Enfin, l’aveu du signataire du faux, qui apparaît clairement dans la formule qu’il prête absurdement à Mirbeau : « Ce que nous demandions autrefois à un parti, nous le trouvons dans un pays ». Jamais, au grand jamais, Mirbeau n’a appartenu à aucun parti et n’a attendu quoi que ce soit d’un parti, fût-il anarchiste. Gustave Hervé, en revanche, a toujours été un militant politique et a mené tous ses combats à l’intérieur du parti socialiste S.F.I.O., et c’est bien lui qui attribue à Mirbeau son propre reniement.

Malheureusement, malgré les efforts des amis de Mirbeau, et surtout de Léon Werth, ce prétendu « Testament politique d’Octave Mirbeau », exploité par tous ses ennemis, qui avaient trop beau jeu, a beaucoup contribué à brouiller durablement l’image de l’écrivain, et il a fallu attendre la fin du siècle et la parution de la biographie de Mirbeau et de ses Combats politiques, en 1990, pour que sa mémoire soit enfin lavée du soupçon d’avoir été lui aussi un renégat.

Voir aussi les notices Hervé, Regnault et Patrie.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l‘imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990, pp. 920-924 ; Léon Werth, « Le “Testament politique d’Octave Mirbeau” est un faux », in Combats politiques de Mirbeau, Séguier, 1990, pp. 268-273.

 


FEMME

Pour avoir beaucoup souffert de quelques femmes (Judith Vimmer et Alice Regnault, notamment), Mirbeau a eu fâcheusement tendance à généraliser à tout le sexe dit faible et s’est fait de la femme une image peu engageante de créature, certes séduisante, mais généralement peu intelligente et volontiers cruelle, dont la seule mission serait de perpétuer l’espèce et, à cette fin, d’attirer des mâles dans ses rets, de les « dominer » et de les « torturer » (« Lilith », Le Journal, 20 novembre 1892). Plus que de misogynie, chose du monde la mieux partagée à l’époque, et sans doute encore à la nôtre, il s’agit chez lui de ce que Léon Daudet a appelé de la « gynécophobie », où la haine des femmes est surtout l’expression de la peur qu’elles lui inspirent et de la fascination qu’elles exercent sur lui.

Mais les œillères que lui imposaient les souffrances subies, et dont une part de responsabilité lui était imputable – comme il le fait ironiquement remarquer à un autre gynécophobe, August Strindberg (Gil Blas, 1er février 1895) – ne l’ont pas empêché de proclamer à trois reprises le « génie » de Camille Claudel, d’être élogieux pour Berthe Morisot, Éva Gonzalès, Georges de Peyrebrune, Séverine, Anna de Noailles et Colette, et surtout de faire de femmes ses porte-parole dans ses trois œuvres majeures : Clara dans Le Jardin des supplices (1899), Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre (1900) et Germaine Lechat dans Les affaires sont les affaires (1903). Certes, la première est aussi une sado-masochiste, la seconde est fascinée par Joseph parce qu’elle voit en lui un violeur et assassin d’enfant, et la troisième fait preuve d’un absolutisme qui lui prépare des lendemains qui ne chanteront pas, ce qui rend leurs messages quelque peu ambigus. Reste que Clara débite des articles de Mirbeau dénonçant les atrocités coloniales, que Célestine est l’œil et la plume d’Octave pour nous dévoiler les coulisses du théâtre du monde et que Germaine exprime, sur le mariage et sur les affaires, des opinions très progressistes qui sont celles de son créateur et qui ont beaucoup choqué les critiques (tous mâles) de l’époque. Comme quoi le gynécophobe Mirbeau pourrait bien être doublé d’un « un bien misérable gynolâtre », comme il l’écrit plaisamment.

Et puis Mirbeau est un des tout premiers à avoir proclamé, dès 1890, le droit à l’avortement et à s’être battu pour que les femmes puissent disposer du contrôle de leur propre fécondité, combat féministe s’il en est ! Comme quoi les rancœurs de l’homme malheureux dans ses amours n’aveuglent pas complètement l’intellectuel engagé dans des combats éthiques.

Voir les notices Gynécophobie, Néo-malthusianisme, Strindberg et Le Journal d’une femme de chambre.

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Sexological Decadence : The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau », The Decadent Reader - Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France , New York, Zone Books,  1998, pp. 962-978 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : “gynécophobe” ou féministe ? », in Christine Bard (dir.), Un Siècle d’antiféminisme, Fayard, 1999, pp. 103-118 ; Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat,  Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Gynophobia : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 190-196.

 

 

 

 

 


FETICHISME

Le fétichisme sexuel consiste à fixer son désir sur une partie du corps (cheveux, pied) ou sur un accessoire (chaussures, gants) et à parvenir à l’orgasme sans avoir besoin de faire l’amour avec la personne objet du désir. L’objet transitionnel, qui n’était qu’un moyen, est alors devenu une fin et se suffit à lui-même. Selon la vulgate freudienne, qui y voit une perversion sexuelle, l’origine du fétichisme sexuel serait à chercher du côté de l’angoisse de la castration : lorsque le petit garçon découvre par hasard que sa mère n’est pas dotée de pénis comme lui, il ferait un transfert sur un objet inanimé, qui serait une manière de substitut du phallus  manquant de la femme...

Dans le premier chapitre du Journal d’une femme de chambre (1900), un maître de la chambrière Célestine, M. Rabour (“à rebours” ?), se trouve être fétichiste, et, dans son adaptation cinématographique, Luis Buñuel a accordé une place de choix à cet épisode. Lors de sa première entrevue avec son nouveau maître, Célestine, qu’il a décidé d’appeler Marie, a la surprise de lui entendre dire : « “C'est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites bottines... C'est moi qui les entretiendrai... Écoutez bien... Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos bottines dans ma chambre... vous les placerez près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres... vous les reprendrez.” [...] / Il s'agenouilla, baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs, les délaça... Et, en les baisant, les pétrissant, les caressant, il disait d'une voix suppliante, d'une voix d'enfant qui pleure : / — Oh ! Marie... Marie... tes petites bottines... donne-les moi, tout de suite... tout de suite... tout de suite... Je les veux tout de suite... donne-les moi... /  [...] Des yeux de Monsieur, je ne voyais que deux petits globes blancs, striés de rouge. Et sa bouche était tout entière barbouillée d'une sorte de bave savonneuse... / Enfin, il emporta mes bottines et, durant deux heures, il s'enferma avec elles dans sa chambre... [...] / Quatre jours après, le matin, à l'heure habituelle, en allant ouvrir les fenêtres, je faillis m'évanouir d'horreur, dans la chambre... Monsieur était mort !... Étendu sur le dos, au milieu du lit, le corps presque entièrement nu, on sentait déjà en lui et sur lui la rigidité du cadavre. Il ne s'était point débattu. Sur les couvertures, nul désordre ; sur le drap, pas la moindre trace de lutte, de soubresaut, d'agonie, de mains crispées qui cherchent à étrangler la Mort... Et j'aurais cru qu'il dormait, si son visage n'eût été violet, violet affreusement, de ce violet sinistre qu'ont les aubergines. Spectacle terrifiant, qui, plus encore que ce visage, me secoua d'épouvante... Monsieur tenait, serrée dans ses dents, une de mes bottines, si durement serrée dans ses dents, qu'après d'inutiles et horribles efforts je fus obligée d'en couper le cuir, avec un rasoir, pour la leur arracher. » Pour Emily Apter, classiquement freudienne, les bottines de Célestine sont le signe du phallus maternel castré et M. Rabour, « agit entièrement dans le domaine du simulacre, engendrant une copie ou un succédané d’un phallus à la place d’un original qui n’a jamais existé ».

Au-delà de cet épisode célèbre, où il décède le caractère central de la castration et de la perte chez le romancier, Robert Ziegler généralise à toute l’œuvre de Mirbeau, où il étudie le thème de la perte et de la préservation : si, en tant qu’anarchiste, il insiste tant sur la réalité traumatisante de la castration et du deuil, qui est pour lui, à la différence du fétichiste, une source de créativité, c’est pour mieux faire ressentir le désordre de la réalité, dans l’espoir de pouvoir un jour faire table rase de tous les textes, dans une société utopique : « Alors qu’une bonne partie de son œuvre fictionnelle défétichise les objets culturels qui se substituent à une absence ressentie et la masquent, le dessein utopique de ses œuvres est la destruction de textes dont la disparition signifierait l’établissement d’une société saine et harmonieuse, guérie de la tyrannie, du militarisme, de l’inégalité, de la superstition et de la cupidité. »

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166, et Amer - Revue finissante, n° 2, mai 2008, pp. 59-75 ; Emily Apter, Feminizing the Fetish - Psychoanalysis and Narrative obsession in Turn-of-the-Century France, Cornell University Press, Ithaca, 1991, pp. 152-173, 192-209 et 244-249 ; Robert Ziegler, « Object loss, fetishism and creativity in Octave Mirbeau », Nineteenth Century French Literature, volume 27, n° 3-4, printemps-été 1999, pp. 402-414 ; Robert Ziegler, « Fetishist Art in Mirbeau’s Le Journal d’une femme de chambre », site Internet de la Société Octave Mirbeau, 2005 ; Robert Ziegler, « Fetish and Meaning : Le Journal d’une femme de chambre », in The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 133-148.


FILMOGRAPHIE

Mirbeau devant la caméra



1- Ceux de chez nous. Documentaire français de Sacha Guitry (1915) avec André Antoine, Sarah Bernhardt, Edgar Degas, Octave Mirbeau…

 

Mirbeau adapté au cinéma et à la télévision

 

1- Business is business. Film américain d’Otis Turner (1915), adapté des Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau. Scénario : F. McGrew Willis. Acteurs : Nat C. Goodwin (Isidore Lechat), Maud George (Madame Lechat), …

Film muet réalisé par Otis Turner (1862-1918), pour le compte de la Universal Film Manufacturing Company.



2- Дневник горничной (Dnevnik gornichnoi). Film russe de M. Martov (1916), réalisé au Studio Khokhlovkin.

Film muet, qui constitue une adaptation du Journal d'une femme de chambre.



3- Голгофа (Golgofa), Film russe de B. Tchaïkovski (1916), adapté du Calvaire d'Octave Mirbeau pour le studio Sgeo,



4- Die Frau im Schrank. Film allemand de Rudolf Biebrach 1927). Scénario : Bobby E. Lüthge, Octave Mirbeau. Acteurs : Rudolf Biebrach, Kaethe Consee, Willy Fritsch, …

Faute d’informations plus précises, il est impossible de savoir quelle est la part de Mirbeau dans cette réalisation.

 

5- Les Affaires sont les affaires. Film français de Jean Dreville (1942), adapté de la pièce d’Octave Mirbeau. Scénario : Léopold Marchand. Acteurs : Charles Vanel (Isidore Lechat), Robert Le Vigan (Phink), Renée Devillers (Germaine Lechat), Aimé Clariond (Le marquis de Porcellet), …

Pour ce film, Dreville reçoit le soutien de Sacha Guitry qui, non seulement autorise la reprise des quelques images de Mirbeau extraites de Ceux de chez nous, mais également prête le manuscrit autographe de la pièce.

Pour plus de détails, voir le commentaire de Philippe Chiffaud-Moliard.

 

6- The Diary of a chambermaid Film américain de Jean Renoir (1948), d’après Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Scénario : Burgess Meredith, André Lorde. Acteurs : Paulette Goddard (Celestine), Burgess Meredith (Capitaine Mauger), Hurd Hatfield (Monsieur Lanlaire), …

Pour plus de précisions : Voir la notice Renoir, Jean.

 

7- Les Amants. Adaptation télévisuelle de Claude Dagues (1963), d’après la pièce d’Octave Mirbeau. Actrice principale : Danièle Delorme.

 

8- Le Journal d’une femme de chambre. Film français de Luis Buñuel (1964), d’après le roman d’Octave Mirbeau. Scénario : Luis Buñuel,  Jean-Claude Carrière. Acteurs : Jeanne Moreau (Célestine), Michel Piccoli (Monsieur Monteil), Georges Géret (Joseph), …

Pour plus de précisions : Voir notice Buñuel, Luis.

 

9- Les Affaires sont les affaires. Adaptation télévisuelle française de Gilbert Pineau (1966), d’après la pièce d’Octave Mirbeau. Scénario : Gilbert Pineau. Acteurs : Henri Vilbert (Monsieur Lechat), René Fleur (le marquis de Ponceillet), Georges Claisse (Xavier Lechat), …

Adaptation réalisée pour la seconde chaîne de l’ORTF.

 

10- Celestine, bonne à tout faire. Film français de Jesus Frano (1974), d’après Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Scénario : Jesus Franco, Nicole Guettard. Acteurs : Lina Romay (Célestine), Olivier Mathot (le comte), Howard Vernon (le vieux comte), …

Comédie grivoise qui dénature totalement le chef-d’œuvre de Mirbeau. Pour plus de précisions : Celestine bonne à tout faire.

 

11- Le Jardin des supplices. Film français de Christian Gion (1976), d’après le roman d’Octave Mirbeau. Scénario : Pascal Lainé. Acteurs : Roger Van Hool (Antoine Durieux), Jacqueline Kerry (Clara Greenhill), Isabelle Lacamp (Annie), …

Médiocre –pour ne pas dire plus- adaptation de Christian Gion dans laquelle Jean-Claude Carrière lui-même s’est fourvoyé.



12- El abuelo, la condesa y Escarlata la traviesa. Film espagnol de Jesus Franco (1992), très librement adapté du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Scénario : Jesus Franco. Acteurs : Roberto Bartual, Jesus Franco, Augustin Gil, …



13- O négatif. Court métrage français de 8 minutes, en super16mm de Charles Messsaoudi et Sabrina Guilerm (2006), adapté d'une nouvelle La Bague d'Octave Mirbeau. Acteurs : Claude Cottineau (Monsieur Von Bruegel), Laurent Cailleton (le chimiste), Anna Lepley (Boule de neige), Yves Rouault (le notaire).

 

14- Boucherie. Film français en Betacam de Bernard Douzenel (2008), d'après deux nouvelles d’Octave Mirbeau. Scénario : Bernard Douzenel. Acteurs : Bernard Douzenel, Joël Dufrenes, Pascal Roumazeilles, …



15- Un gentilhomme. Adaptation télévisuelle de Laurent Heynemann (2010), d’après le roman inachevé d’Octave Mirbeau. Scénario : Jean Cosmos et Laurent Heynemann. Acteurs : Daniel Russo (Le marquis d’Amblezy), Yannick Renier (Charles Varnat), Philippe Uchan (Lerible), Christophe Vandevelde (Victor), …

Adaptation réalisée dans le cadre de la série « Au siècle de Maupassant : contes et nouvelles du XIXe siècle ».

Y.L.


Bibliographie : Philippe Chiffaut-Moliard, « Les affaires sont les affaires (1942), de Jean Dréville », site Internet de Ciné Studies, 20 janvier 2004 ; Catherine Dousteyssier-Khoze,   « Le(s) Jardin(s) des supplices : du roman au film », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque Mirbeau de Cerisy-la-Salle, Presses de l’Université de Caen, 2007 ; Yannick Lemarié, « Mirbeau et le cinéma, Le Journal d’une femme de chambre de Renoir », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, pp. 374-384 ; Jean-François Nivet, « Rencontre avec Jean-Claude Carrière, L’adaptation du Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 2, 1995, pp. 238-244 ; Katalin Pór, «  Perversions et crises de la société dans Le Journal d'une femme de chambre », Actes du colloque Mirbeau de Cerisy-la-Salle, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 171-184 ; Charles Tesson, « Jean Renoir et Luis Buñuel - Autour du Journal d'une femme de chambre », in Nouvelles approches de Jean Renoir, Université de Montpellier III, 1995, pp. 39-61 ; Francis Vanoye, « Trois femmes de chambre (note sur deux adaptations du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau) », Actes du colloque de Nanterre, Relecture des “petits” naturalistes, Université Paris X, octobre 2000, pp. 451-455 ; Elizabeth Ann Vitanza, « Lost in translation : Diary of a chambermaid (1945-1946) », in Rewriting the rules of the games : Jean Renoir in America, 1941-1947, Ph. D Thesis, UCLA, Los Angeles, 2007, chapitre IV.

 

 





FINALISME

Le finalisme consiste à penser que, dans l’univers, tout correspond à une fin dans l’esprit d’un dieu créateur et organisateur de l’univers, ce que les nouveaux finalistes d’outre-Atlantique appellent aujourd’hui the intelligent design. Mais si on élimine le grand architecte et son dessein intelligent, si on ne voit plus dans l’univers que des lois immuables découlant de la nature des choses, si la Providence laisse place au hasard et le cosmos au chaos, alors le finalisme n’apparaît plus que comme une dérisoire mystification visant à justifier un ordre naturel et un ordre social également injustifiables. Mirbeau s’emploie donc à mettre en lumière la fondamentale absurdité de cette croyance en un ordre supérieur, que dément à tout instant le monde tel qu’il va. Pour lui, dans cet univers qui est un « crime » sans criminel, rien n’a de sens, rien ne rime à rien, et c’est donc une « grande folie que de chercher une raison aux choses » qui n’en ont aucune. Il trouve des formules à la Voltaire pour tourner les nouveaux Pangloss en ridicule : « Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange animal d'Edison qui s'imagine l'avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d'inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature ?... » (« ? », L'Écho de Paris, 25 août 1890).

Mais, chassé par la porte, le finalisme peut très bien se réintroduire par la fenêtre de la littérature, et notamment par celle du roman de type balzacien, où tous les événements sont organisés en vue d’une fin, qui n’est autre, évidemment, que celle du romancier, créateur qui règne en maître sur sa création. Pour éviter ce risque de produire à son tour des romans bien composés, rigoureusement structurés en fonction de finalités pré-établies, et qui, volens nolens, auraient un arrière-goût de finalisme laïcisé, Mirbeau a eu de plus en plus tendance à déconstruire le genre romanesque en recourant notamment au collage, au recyclage et à la fragmentation.

Voir aussi les notices Athéisme, Matérialisme, Lucidité, Pessimisme, Enfer, Collage, Recyclage, Fragmentation et Roman.

P. M.


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