Thèmes et interprétations

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HISTOIRE

HISTOIRE

 

            Octave Mirbeau n’a aucune confiance dans l’Histoire. Non pas qu’il ne s’intéresse pas au passé : bien au contraire, il est un lecteur passionné de mémoires et de témoignages en tous genres, sur lesquels les historiens font reposer leurs reconstitutions, et il est toujours soucieux de tirer, des expériences du passé, des leçons pour le présent. Mais ce qu’il ne cesse de stigmatiser, c’est la manipulation du passé par les régimes en place, c’est l’instrumentalisation des historiens par les gouvernants, c’est l’idéologie sous-jacente aux récits des historiens, qui reflètent inévitablement les préjugés d’une époque et sont utilisés par tous les nationalistes fauteurs de guerre, comme il le montre dans La 628-E8, où l’on voit s’opposer, des deux côtés du Rhin, deux histoires nationales bien différentes. Déjà bien convaincu que les sciences de la nature ne pourront jamais éclaircir tous les mystères de la vie, Mirbeau l’est bien davantage encore, à plus forte raison, quand il s’agit de sciences humaines, et tout particulièrement de l’histoire, soupçonnée d’être toujours mensongère parce que fabriquée.

Lui-même a participé à cette fabrication lorsque, secrétaire particulier de Dugué de la Fauconnerie, il a travaillé à mettre en forme ses Calomnies contre l’Empire, publiées en septembre 1874. Il avait alors pour mission de s’y employer à innocenter le Second Empire de toutes les accusations lancées contre lui par les républicains, au lendemain de la désastreuse guerre de 1870. Quitte à triturer les faits, il y opposait donc, mais avec une apparence d’objectivité, un chef d'État prudent et prévoyant, d'un courage à toute épreuve, comptable du sang de ses soldats et exclusivement soucieux de l'intérêt de la patrie, d'un côté, et, de l'autre, les médiocres politiciens républicains, qui ne voyaient pas plus loin que leurs appétits, hypocrites et lâches, grotesques et foireux, et dont l'irresponsabilité criminelle avait précipité le pays dans une guerre à laquelle ils avaient empêché de le préparer. Il ne saurait, bien sûr, être dupe de ce manichéisme obligé, à une époque où il n’est pas du tout maître de sa plume. Aussi sa conclusion sera-t-elle définitivement arrêtée : ce qu’on appelle « histoire » n’est en réalité qu’une mystification, c’est-à-dire une manipulation visant à légitimer le pouvoir et à faire avaler au bon peuple les mythes qui permettront, le moment venu, de l’expédier sur les champs de bataille au nom de la Patrie sacralisée.

 Une anecdote cocasse a donné à Mirbeau l’occasion de convaincre son public de cette mystification. Sur la foi du maire des Damps, il consacre au philosophe mondain Elme Caro un article vaguement à décharge, où il le montre retournant chaque week-end à la campagne pour retrousser ses manches et biner son jardin (« La Maison du philosophe », L’Écho de Paris le 21 septembre 1889). S’appuyant sur ce témoignage, qui est devenu une référence incontestable, Jules Simon, dans un discours académique, reprend à son compte cette image d’Épinal d’un philosophe pour dames du monde qui s’est régénéré par le travail manuel au contact de la nature. Persuadé que cette nouvelle vision de Caro ne manquera pas de faire désormais autorité, Mirbeau conclut, désabusé, l’article où il rapporte sa mésaventure : « Et vous savez, toute l’histoire est comme ça » (« Une page d’histoire », Le Figaro le 14 décembre 1890). La leçon paradoxale que le mystificateur malgré lui tire de cette anecdote plaisante, c’est qu’il n’y a rien à attendre de l’histoire, où des erreurs involontaires, non corrigées, deviennent des articles de foi, à quoi s’ajoutent, bien sûr les affabulations et les faux caractérisés, comme au début de l’affaire Dreyfus : l’Histoire est toujours mise en récits en fonction de l’intérêt de ceux qui la fabriquent ou de ceux qui donnent les directives et qui la commandent. 

Les fausses confidences que Mirbeau a faites à Edmond de Goncourt, un soir de 1889, apportent une nouvelle confirmation expérimentale du caractère fictif des reconstitutions historiques, qui reposent bien souvent sur des erreurs ou de pures inventions. Les calembredaines notées aussitôt dans son journal par le diariste d’Auteuil feront autorité pendant plus d’un siècle... Le lecteur du Journal des Goncourt qui, aujourd’hui, en est informé, ne peut que faire sienne la perception de l’Histoire que lui communique le mystificateur Mirbeau.

À la grande Histoire mythifiée par les gouvernants, il oppose les histoires, souvent courtes, piquantes et pittoresques, qui ont le très grand mérite de révéler les bas-côtés, et les à-côré, du passé, et qui  ont donc infiniment plus de chances de se rapprocher de la réalité vécue par les hommes d’autrefois que les grands récits historiques, artificiellement composés selon des critères littéraires et politiques qui leur confèrent un puissant parfum d’insincérité. C’est pourquoi il en parsème volontiers ses chroniques et ses lettres, mais aussi ses romans en forme de patchwork, qui n’obéissent plus qu’à sa fantaisie, et non à des règles arbitraires de composition. La 628-E8, par exemple. On sait que le romancier y a notamment inséré trois sous-chapitres hors-d’œuvre sur la mort de Balzac. Ils ont fait scandale, et, à la demande de la fille de Mme Hanska, Mirbeau a finalement accepté de retirer in extremis les passages incriminés. Les balzacologues s’inscriront en faux contre les calomnies colportées par Mirbeau sur la foi de prétendues confidences du peintre Jean Gigoux, plus de quarante ans après les faits. Mais qu’importe au romancier que l'anecdote soit controuvée, pour peu qu'elle permette de mettre en lumière des vérités qui lui sont chères et que l’on tient trop souvent sous le boisseau des préjugés et du politiquement correct ? Rapporter, comme il le fait, la mort du génial visionnaire de La Comédie humaine, ce n’est pas le rabaisser, bien au contraire, mais c’est s’inscrire en faux contre les images édulcorées et mystificatrices qui sont données des grands hommes et des grands écrivains par les manuels d’histoire et de littérature, qui sont chargés d’apporter au peuple les bobards dont on croit devoir l’abreuver.

Ce qui compte, aux yeux de Mirbeau , ce n’est pas une très improbable vérité historique, mais la vérité humaine, telle qu’intuitivement la perçoivent les grands créateurs et telle qu’elle ressort d’une multitude d’anecdotes symptomatiques, pour peu qu’on sache les lire et en tirer un enseignement. 

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau, Dugué de la Fauconnerie et Les Calomnies contre l’Empire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 185-189 ; Pierre Michel, préface de La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Jacques Noiray, « Formes et fonctions de l’anecdote dans La 628-E8 », in L’Europe en automobile – Octave Mirbeau, écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp. 23-36.

 


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