Thèmes et interprétations

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Terme
MEURTRE

MEURTRE

 

Un des thèmes majeurs de Mirbeau, le plus souvent martelés, est ce qu’il appelle « la loi du meurtre » et que, pour sa part, Sacher-Masoch qualifie symboliquement de « legs de Caïn ». Il s’agit d’une loi universelle, qui régit les relations entre toutes les espèces vivantes et à laquelle Mirbeau consacre le « Frontispice » de son roman Le Jardin des supplices (1899). Il y reprend des passages entiers d’articles publiés antérieurement :  « L’École de l‘assassinat » (Le Figaro, 23 juin 1889), « La Loi du meurtre » (L’Écho de Paris, 24 mai 1892), « En écoutant la rue » (L’Écho de Paris, 24 octobre 1893), « Divagations sur le meurtre » (Le Journal, 31 mai 1896), « Après dîner » (L’Aurore, 29 août 1898)  et « Après boire » (Le Journal, 6 novembre 1898). Les idées qu’il y exprime sont tantôt exprimées en son nom propre, tantôt mises dans la bouche de personnages divers.

Cette loi du meurtre est à la fois naturelle et culturelle.

 

Une loi naturelle

 

Elle est naturelle, parce que « le besoin de tuer naît chez l'homme avec le besoin de manger et se confond avec lui » et que « ce besoin instinctif est la base, le moteur, de tous les organismes vivants », comme l’affirme le philosophe auquel Mirbeau donne la parole dans le « Frontispice » du Jardin des supplices. « C'est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine », confirme un « savant ». « Il faut manger ou être mangé », dit sobrement l’araignée que fait parler le narrateur de Dans le ciel et qui « jouit de la joie des meurtres ».

Ce verbe « jouir », mis dans la bouche – c’est le cas de le dire – de la prédatrice araignée par le porte-plume de l’écrivain nous introduit cependant dans une autre dimension que la simple nécessité physiologique d’assurer sa survie en tuant d’autres êtres vivants pour s’en nourrir. Car, comme l’observe le savant du « Frontispice », il y a aussi le « désir de tuer » et le « plaisir instinctif de tuer ». Désir, jouissance, plaisir : tous ces termes suggèrent  que, pour Mirbeau, le sexe et la mort ont partie étroitement liée et que le meurtre est indissociablement lié à l’instinct sexuel : « C'est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l'instinct génésique... Et c'est tellement vrai que, la plupart du temps, ces deux instincts se combinent si bien l'un par l'autre, se confondent si totalement l'un dans l'autre, qu'ils ne font, en quelque sorte, qu'un seul et même instinct, et qu'on ne sait plus lequel des deux nous pousse à donner la vie et lequel à la reprendre, lequel est le meurtre et lequel est l'amour. »

Aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver, dans les contes et les romans de Mirbeau, un nombre symptomatiquement élevé de viols, qui constituent déjà en eux-mêmes « le meurtre d’une âme » (voir L’Écuyère, 1882, et Sébastien Roch, 1890), et qui sont souvent accompagnés d’assassinat (voir notamment Le Journal d’une femme de chambre, 1900, Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901, et Dingo, 1913). Pour illustrer son propos, le savant du « Frontispice » évoque le cas extrême « d'un honorable assassin qui tuait les femmes, non pour les voler, mais pour les violer. Son sport était que le spasme de plaisir de l'un concordât exactement avec le spasme de mort de l'autre : “Dans ces moments-là, me disait-il, je me figurais que j'étais un Dieu et que je créais le monde !” » On lui objectera qu’il s’agit précisément d’un cas exceptionnel rappelant certains personnages du Divin Marquis. Mais des personnages beaucoup plus représentatifs de l’humanité moyenne sont parfois prêts eux aussi, chez Mirbeau, à céder au :désir de meurtre, inséparable de celui de jouir du corps de l’autre : ainsi, Jean Mintié face à Juliette Roux, dans Le Calvaire, l’abbé Jules lorsqu’il tente de violer la jeune Mathurine, dans le roman homonyme, et Sébastien Roch lorsqu’il fait l’amour avec Marguerite pour la première fois : « Il frissonna, car des profondeurs de son être, obscures et de lui-même ignorées, un instinct réveillé montait, grandissait, le conquérait, un instinct farouche et puissant, dont pour la première fois, il subissait l'effroyable suggestion. Ce n'était plus seulement de la répulsion physique qu'il éprouvait, en cette minute, c'était une haine, plus qu'une haine, une sorte de justice, monstrueuse et fatale, amplifiée jusqu'au crime, qui le précipitait dans un vertige avec cette frêle enfant, non pas au gouffre de l'amour, mais au gouffre du meurtre ». Il n’est pas jusqu’à la femme de chambre Célestine, si souvent porte-parole du romancier et qui jette pourtant sur les êtres et les choses un regard d’une impitoyable lucidité, qui ne soit prête à suivre « jusqu’au crime » – ce sont les derniers mots du Journal d’une femme de chambre – le mari qu’elle s’est choisi justement parce qu’elle s’est persuadée, à tort ou à raison, qu’il était un violeur et un tueur d’enfant. Si même la clairvoyante et sympathique Célestine n’échappe pas à la tentation, à plus forte raison tous les autres humains...

De fait, conclut le savant du Jardin des supplices, « nous sommes tous, plus ou moins, des assassins... » Et un autre convive, professionnel de la philosophie, d’opiner : « Je ne crois pas qu'il existe une créature humaine qui ne soit – virtuellement du moins – un assassin... [...]  Ce n'est point une aberration de mon esprit, mais je ne puis faire un pas sans coudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous les paupières, sans en sentir le mystérieux contact aux mains qui se tendent vers moi. »

 

Une loi sur laquelle reposent les sociétés

 

            Mais le meurtre n’est pas seulement un fait de nature, il ne résulte pas seulement de la prégnance des gènes hérités de nos ancêtres, bêtes lubriques, sauvages et cannibales : il doit largement autant, voire bien davantage, à l’organisation sociale elle-même. Alors que toutes les sociétés qui se prétendent civilisées se targuent de combattre le meurtre par le recours à la loi, aux tribunaux, à la prison et à la guillotine, en réalité elles sont toutes criminelles et criminogènes.

 

* Criminelles :

- Criminelles, tout d’abord, parce qu’elles reposent toutes sur l’exploitation et l’oppression des larges masses, que l’on condamne à mourir, soit à petit feu, des suites de l’usure, des privations, de l’épuisement ou des maladies professionnelles, soit brutalement, lors d’accidents du travail, ou bien à coups de massacres d’ouvriers en grève et de paysans révoltés, comme au dénouement des Mauvais bergers (1897). Ces « crimes », ces « assassinats » sont particulièrement révoltants quand ce sont des enfants qui en sont les victimes : alors la révolte redevient, pour Mirbeau, « le plus saint des devoirs » (voir « Les Petits martyrs », L’Écho de Paris, 3 mai 1892).

- Criminelles aussi parce que leur seul objectif, à toutes, malgré la culture dont elles se réclament, est de « tuer l’homme dans l’homme » pour fabriquer, à la place d’êtres pensants et sensibles, soit des larves humaines, telles que celles qui peuplent les contes et les romans de Mirbeau, soit des monstres d’inhumanité, tels que les soldats ou les magistrats. L’éducation telle qu’elle se pratique est fondamentalement mortifère aux yeux de Mirbeau.

– Criminelles également parce que, comme l’expose un « savant darwinien » dans le « Frontispice, « le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… » Si la paix civile régnait parmi les hommes, si l’anarchie idéale se généralisait, il n’y aurait en effet plus besoin de police, de “Justice” ni de gouvernements... Heureusement que des criminels existent pour justifier l’existence de ces institutions !

- Criminelles encore, puisque toutes les sociétés de l’époque pratiquent encore la peine de mort et ne craignent pas de continuer à faire du bourreau la « pierre angulaire » de l’ordre social. Illogiques autant qu’hypocrites, elles mettent à mort des individus dont le seul tort est apparemment de faire en temps de paix ce qui leur est présenté comme un devoir sacré en temps de guerre : « Lorsque je lis quelque part qu'un homme a été condamné à mort parce qu'il a tué, cela me semble toujours une chose extraordinaire et d'une déroutante injustice. Je comprendrais qu'on condamne à mourir les gens qui se refusent à tuer, ce sont des réfractaires au devoir social. Mais guillotiner ceux qui tuent, n'est-ce point d'un illogisme et d'une prétention qui confinent à la folie, en une société telle que l'ont faite les lois, les habitudes, les éducateurs, les religions ? » (« L’école de l ‘assassinat », loc. cit.).

- Criminelles surtout, parce qu’elles n’ont connu et ne connaissent encore que l’assassinat, en gros ou au détail,  artisanal ou industriel, quand il s’agit de monstrueuses guerres, pour résoudre les conflits de toute nature qui opposent entre eux les individus, les classes, les nations et les États. Parce qu’elles envoient à la boucherie des millions de Sébastien Roch que l’on transforme en chair à canon ou en assassins terriblement efficaces. Parce que, au nom de la « civilisation », du « progrès » ou d’une religion dite « d’amour », les sociétés européennes s’arrogent le droit de s’approprier le monde et transforment des continents entiers en jardins des supplices (voir Colonialisme)..

 

* Criminogènes, parce que les sociétés dites « civilisées », au lieu de tenter de réduire le meurtre, voire de l’éliminer, comme elles le devraient au nom des valeurs morales dont elles se vantent, ne cessent en réalité de l’alimenter.

- Tout d’abord, parce que, dans le conditionnement infligé aux individus dès leur plus tendre enfance, tout est conçu pour leur faire admettre la loi du meurtre comme allant de soi, voire pour la sacraliser : « Ce besoin instinctif, qui est le moteur de tous les organismes vivants, l'éducation le développe au lieu de le réfréner ; les religions le sanctifient au lieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne notre admirable société. Dès que l’homme s’éveille à la conscience, on lui insuffle l’esprit du meurtre dans le cerveau. Le meurtre, grandi jusqu’au devoir, popularisé jusqu’à l’héroïsme, l’accompagnera dans toutes les étapes de son existence. On lui fera adorer des dieux baroques, des dieux fous furieux qui ne se plaisent qu’aux cataclysmes et, maniaques de férocité, se gorgent de vies humaines, fauchent les peuples comme des champs de blé. On ne lui fera respecter que les héros, ces dégoûtantes brutes, chargées de crimes... » (« Frontispice » du Jardin des supplices).

- Ensuite, parce que tous les dérivatifs imaginés par les sociétés pour canaliser l’instinct du meurtre contribuent au contraire à en inculquer l’idée, à y accoutumer les esprits et à en susciter le désir. Et cela aussi bien dans les milieux populaires, avec les divertissements des fêtes foraines, où « il est loisible à tout honnête homme de se procurer, pour deux sous, l’émotion délicate et civilisatrice de l’assassinat » (voir « À une fête de village », Le Journal, 3 juillet 1898), que dans les classes supposées « cultivées » et « policées », qui ont une prédilection pour « l’escrime, le duel, les sports violents, l’abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, les exercices variés du patriotisme, la chasse… toutes choses qui ne sont, en réalité, que des régressions vers l’époque des antiques barbaries où l’homme – si l’on peut dire – était, en culture morale, pareil aux grands fauves qu’il poursuivait ». Grâce à quoi, « les “esprits cultivés et les natures policées” écoulent, sans trop de dommages pour nous, ce qui subsiste toujours en eux d’énergies destructives et de passions sanglantes. » L’antisémitisme et les pogromes auxquels il donne lieu, dans l’Algérie de la France républicaine comme dans la Russie des tsars, constitue aussi, pour les masses manipulées, un puissant dérivatif, expérimenté avec succès pendant l’affaire Dreyfus.

- Enfin, parce que les «  misères indicibles », la sous-alimentation, la précarité, les logements sordides, et toutes les formes possibles d’injustices, créées et entretenues par une société oppressive et profondément inégalitaire, ne peuvent qu’engendre le crime, chez les uns, et, chez les autres,  la révolte, parfois homicide – pensons à Ravachol, à propos duquel Mirbeau écrit : « Elle a semé la misère, elle récolte la révolte. C’est juste. [...] Le vieux monde croule sous le poids de ses propres crimes. C’est lui-même qui allumera la bombe qui doit l’emporter » (« Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892). Le meurtre, qu’il soit crapuleux ou camouflé derrière de nobles intentions émancipatrices ou patriotiques, apparaît dans les deux cas comme le sous-produit de nos sociétés, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice, comme Mirbeau ne cesse de le répéter depuis ses Grimaces de 1883..

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Le Jardin des supplices : du cauchemar d’un juste à la monstruosité littéraire », préface du Jardin des supplices, 2003 ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle 1899 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Librairie Séguier, 1990 ; Octave Mirbeau et l’instinct de meurtre, Bibliothèque électronique du Québec,  « La Petite collection bleue »,  n° 1.


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