Thèmes et interprétations

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Terme
CARICATURE

Bien que, dans un article connu (« Caricature », La France, 22 septembre 1885), Mirbeau affecte de déconsidérer la caricature, « où la satire le dispute à la grossièreté », celle-ci n’en constitue pas moins, dans ses formes et dans son esprit, une des lignes de force de l’œuvre de l’écrivain. Deux illustrations en sont immédiatement fournies par la publication des Grimaces, de juillet 1883 à janvier 1884, et le numéro de L’Assiette au beurre du 31 mai 1902, Têtes de Turcs,  qui allie l’écriture pamphlétaire aux portraits charges de Léopold Braun. Chez Mirbeau, la caricature est en fait omniprésente, car elle est à la fois, pour lui, une affaire de tempérament, c’est-à-dire d’instinct et de pulsion, et le résultat de choix littéraires et idéologiques dictés par la lucidité et la raison.

 

Une arme de guerre

 

Si Mirbeau sacrifie parfois à la caricature traditionnelle, celle qui consiste à outrer un trait physique ou vestimentaire pour souligner un ridicule ou un défaut, dans l’intention principale de faire rire, il ne manque pas d’en dénoncer lui-même les limites : « Quand elle a grossi un nez, allongé des moustaches, donné aux ventres l’aspect d’une tonne, elle a tout dit » (article « Caricature »). C’est que, en effet, la caricature a chez Mirbeau une fonction démystificatrice, mise au service d’une cause : elle est avant tout une arme de guerre. Loin d’être une fin en soi, la caricature ne l’intéresse que dans la mesure où elle permet de mieux stigmatiser les tares sociales et politiques, la sclérose des usages et des rituels indûment respectés, la violence des nantis et des exploiteurs, et de dénoncer, par les voies de l’outrance et du burlesque, les grands scandales de l’histoire contemporaine. En conséquence, nulle surprise à constater que les cérémonies religieuses, les institutions établies, l’armée, le monde des affaires sont les cibles privilégiées de ce jeu de massacre justifié par la nécessité de prendre la défense de tous les opprimés, de toutes les victimes de la misère et de la crédulité.

Parmi les centaines de pages et d’exemples que l’on pourrait citer, on retiendra le vicaire scandaleux d’« Un baptême » (L’Écho de Paris, 7 juillet 1891), qui se livre à un  simulacre de bénédiction sur le corps d’un enfant mourant ; le portrait du pasteur protestant dont « l’ombre astucieuse et féroce se profile sur la désolation des peuplades vaincues » dans « Colonisons » (Le Journal, le 13 novembre 1892), et celui de M. Roch qui, dans Sébastien Roch, incarne toute la suffisance et la bêtise conformiste du commerçant enrichi : « [Ses] yeux, enchâssés dans les capsules charnues et trop saillantes des paupières, accusaient des pensées régulières, l’obéissance aux lois, le respect des autorités établies, et je ne sais quelle stupidité animale. » On pourrait ajouter, pour bien prouver que la hargne de Mirbeau n’épargne personne, cette évocation monstrueuse de la cohorte des écrivains « qui se tordaient sur des moignons calleux, la bouche au ras de la fange, les poètes acclamés qui rampaient, visqueux, sur le sable comme des limaces… » (« Conte », Le Matin,  1er janvier 1886).

   

Les procédés caricaturaux

 

Utilisant avec brio toutes les ressources des procédés caricaturaux, les effets de contraste, les fantaisies onomastiques (du baron Bombyx à Monsieur Quart, encore plus petit que M. Thiers, en passant par Cléophas Ordinaire et Clément Sourd), O. Mirbeau en privilégie deux : l’hyperbole, surtout sous sa forme d’outrance verbale qui allie les avantages de la caricature et du pamphlet, et l’altération de l’apparence humaine en animal ou en objet.

L’outrance verbale, qui peut revêtir toutes les nuances allant de l’humour noir à l’imprécation véhémente, est toujours à la mesure de son indignation. Ainsi dans « Maroquinerie » (Le Journal, 12 juillet 1896), où l’on entend le général Archinard vanter le plus sérieusement du monde les qualités et les mérites incomparables du cuir de nègre, « joli…solide…inusable…[…] avec quoi on peut fabriquer de la maroquinerie d’art… […] et même des gants pour le deuil… Ha ! ha ! ha ! » Le jeu, qui repousse les limites du raisonnable et de l’imaginable, se reproduit de manière analogue dans « Âmes de guerre I » (L'Humanité,  25 septembre 1904), lorsque l’explorateur déplore que la chair du nègre ne soit pas comestible, exception faite de celle du « très jeune nègre, le nègre de trois ou quatre ans, [qui] est un aliment assez délicat… » Certains lecteurs, déroutés sans doute par la démesure de la charge, n’ont pas voulu comprendre que l’écriture de l’insoutenable était devenue la seule parade à opposer à la violence insoutenable de l’Histoire.

 

 

Une esthétique du désespoir et de la laideur

 

Mais il y a bien davantage. Le recours fréquent à l’animalisation de l’humain, ou à sa transformation en végétal, voire en matière minérale, révèle de la part de Mirbeau d’autres préoccupations et d’autres angoisses. Si, chez lui, les bouches se transforment si souvent en « mâchoires de bêtes », la voix humaine en cri ou en grognement et si la chair se minéralise ou, au contraire, s’avachit dans une molle déliquescence (cf. « Dans l’antichambre »,  L’Écho de Paris, 26 novembre 1889), c’est que la caricature est autre chose qu’un effet rhétorique ou une arme légitime entre les mains de l’imprécateur, même si ces caractéristiques conservent leur validité. Pour l’auteur de Sébastien Roch, la caricature est une manière viscérale d’appréhender le monde, l’homme et son milieu, l’expression d’un désespoir foncier et d’une lucidité inaltérable. Mirbeau ne déforme pas la réalité, il en projette sous nos yeux la laideur généralisée. À tel point qu’on est en droit de se demander si le terme de caricature convient encore pour parler de l’abbé Jules, du bourreau du Jardin des supplices ou de cette Rosalie, « larve humaine » qui, dans Les Mémoires de mon ami, ne fait que reproduire la laideur atavique de ses ascendants « trop bêtes, trop laids. » Au regard de Mirbeau, c’est l’ensemble de l’humanité, toutes classe confondues, qui relève d’une grotesque et abjecte caricature. Cette laideur universelle n’épargne rien d’ailleurs, ni les animaux – ce qui constitue une surenchère rare dans la volonté de dénigrer le réel – ni les choses.

Cette esthétique de la laideur, dans laquelle on pourrait voir une forme de complaisance de la part de Mirbeau, révèle en réalité deux terribles vérités qui dominent l’ensemble de son œuvre : les hommes sont laids et ne supportent pas la beauté (ils sont trop vils et trop veules pour cela) ; et ils sont condamnés à mourir. Instrument à double détente, la caricature est à la fois le révélateur de cette misère et le masque grimaçant derrière lequel se dissimule, à peine, l’effroi de tout être lucide : « Je m’efforce –  avoue Mirbeau dans « Le Dernier voyage » (Le Journal, 8 mars 1896) – d’accentuer le sens caricatural [des choses] pour ne pas voir ce qu’il y a, au fond, de terrible ennui et de véritable effroi. » Il n’est pas certain que ce pis-aller volontariste ait pu apaiser la souffrance de son idéalisme constamment démenti et forcément déçu.

Voir aussi les notices Contre-type, Dérision, Exagération, Pessimisme et Têtes de Turcs.

B. J.

 

Bibliographie : Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau : aspects, formes et signification(s) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 115-139 ; Lucien Refort, La Caricature littéraire, Librairie Armand Colin, 1932 ; Arnaud Vareille, « Un usage particulier de la caricature chez Mirbeau : le contre-type », Cahiers Octave Mirbeau, 2008, n° 15, pp. 102-124.


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