Thèmes et interprétations

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Terme
COMPLEXE D'ASMODEE

Le complexe d’Asmodée est une expression qui rend compte éloquemment de la propension de Mirbeau à mettre en scène des personnages en situation de voyeur dans ses récits.

Dès son entrée en littérature, il utilise ce procédé dans Les Chroniques du Diable (1884-1886). C’est l’auteur même qui suggère la filiation avec Asmodée en faisant de ce personnage fantastique le « très arrière-grand-père » du signataire de ces chroniques. Démon de la sensualité et de l’Amour impur dans le livre de Tobie avant que Lesage (reprenant le sujet du romancier espagnol Luis Vélez de Guevara, El diablo cojuelo, 1641) n’en fasse, en 1707, le héros de son Diable boiteux (un démon qui dévoile à celui qui l’accompagne les secrets des ménages de Madrid), Asmodée paraît doublement indiqué à Mirbeau pour arriver à ses fins : lié à la sensualité, il vise à provoquer et à démasquer les gardiens d’une morale hypocrite ; chantre de l’incursion dans la sphère privée, il est le témoin privilégié des arrière-cuisines fin de siècle.

Les Chroniques du Diable brossent ainsi le tableau d’une société en pleine décadence, en proie à tous les vices, que se plaît à souligner et à disséquer le narrateur. Le Diable aura une belle postérité chez les narrateurs mirbelliens, tous étrangers à la société dans laquelle ils évoluent et enclins à surprendre les pensées les plus profondes de leurs interlocuteurs. Dans L’Abbé Jules (1888),  l’enfant présente avec le monde adulte ce décalage qui en rend les motivations saugrenues, quand il n’en révèle pas le caractère cynique et abject. Le narrateur du Jardin des supplices (1899), politicien corrompu éloigné par ses amis car devenu trop encombrant à leurs yeux, sera l’hôte de marque de Clara dans une Chine grand-guignolesque, métaphore de l’enfer de nos colonies. Célestine, la diariste du Journal d’une femme de chambre (1900), incarnera le mieux ce penchant pour la révélation, elle qui pénètre les intérieurs les plus variés, accède à tous les recoins de la demeure et de l’âme de ses différents maîtres. Quantité négligeable à leurs yeux, elle est dotée du pouvoir de passer inaperçue, ce qui lui ouvre bien des cœurs. Pour sa part, le narrateur-personnage des Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  (1901), récoltera les récits et anecdotes que ses semblables lui livrent en toute innocence. Leur touchante naïveté, favorisée par la situation géographique particulière dans laquelle ils se trouvent, une ville de cure, lève les dernières inhibitions et les confidences se font de plus en plus scandaleuses.

À toutes ces figures d’espions, de témoins ou de confesseurs s’ajoute un artifice romanesque destiné à accentuer le caractère transgressif des propos recueillis ou des faits relatés. Nombreux sont les textes qui se présentent, en effet, comme des manuscrits confiés au narrateur premier, parvenus accidentellement entre ses mains et – bien évidemment – non destinés initialement à la publication. C’était déjà le cas des Mémoires de mon ami (27 novembre 1898 – 30 avril 1899), dont la femme de l’auteur vient porter le manuscrit à un narrateur d’abord méfiant, puis séduit par la teneur pitoyable du texte et le réquisitoire qu’il dresse contre la société. Le Mémoire pour un avocat (1894), qu’un anonyme a rédigé afin d’étayer sa défense dans le cadre d’un divorce, a recours au même procédé : le lecteur, par on ne sait quel truchement, a ainsi accès à un document d’ordre privé. Il fournit le prétexte d’une plongée dans les affres de la vie conjugale et de toute sa cruauté consubstantielle, bien éloignée du vernis des apparences. Le bien nommé Journal d’une femme de chambre est lui aussi présenté de la sorte dans le célèbre avertissement de Mirbeau. Nul n’est dupe du subterfuge, mais l’insistance à définir le texte comme un document est bien faite pour exciter toutes les susceptibilités et faire pleuvoir les accusations de pornographie. Rien ne choque plus que la vérité exhibée dans toute sa nudité. C’est le chef d’inculpation principal auquel devra sans cesse répondre le Naturalisme. Mirbeau n’en est pas un épigone, mais un admirateur nuancé qui sait en tirer avantage. Le titre du roman est, à lui seul, une illustration du complexe d’Asmodée par le genre auquel il fait référence et par la nature de son auteur. Qu’une domestique puisse tenir la plume suscite moins de scepticisme que de curiosité, et, par là, il faut entendre de phantasmes. Le potentiel érotique du personnage, doublé par le caractère intime de son écrit, alimente l’imaginaire licencieux de la fin-de-siècle pour mieux prendre au piège le lecteur. Car, loin de se réduire à une plongée dans la sexualité ancillaire, le roman propose une mise à nu de la morale bourgeoisie.

Le complexe d’Asmodée sert donc à la fois un projet esthétique et politique. Esthétique, d’abord, parce que le roman mirbellien s’écrit de préférence à la première personne, afin de privilégier l’authenticité de la vie, pleine de contradictions, de hasards et d’erreurs, contre la narration omnisciente des romans à la mode, dont la structure téléologique, artificielle aux yeux de Mirbeau, est mortifère pour l’imaginaire et la création. Politique, ensuite, car la forme est toujours l’expression d’un point de vue. Si la déconstruction du roman est l’une des armes principales de Mirbeau dans son combat contre les conservatismes et les « éteignoirs » de l’époque, le complexe d’Asmodée en est une autre, tout aussi polémique, car destinée à renverser les habitudes de pensée, à dévoiler en permanence l’envers du décor, à arracher les masques de tous les gardiens d’une société hypocrite, immorale et injuste.

A. V.

 

Bibliographie :  Pierre Michel, « Les Chroniques du Diable », Octave Mirbeau, Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d'Angers, 1992, pp. 35-52 ; Octave Mirbeau, Chroniques du Diable, Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 555, 1995 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien - La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169 ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94.

 

 

 


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