Thèmes et interprétations

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Terme
EXAGERATION

On a souvent accusé Octave Mirbeau d’exagération, et ce reproche n’a rien de neutre, puisqu’il permet de discréditer son propos et d’infirmer son constat d‘une société criminelle et en proie à la folie, telle que l’illustre en particulier Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  (1901). On comprend que tous les défenseurs (et profiteurs) de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste aient abondamment utilisé cet argument-massue pour tenter de rendre inopérante la subversion sociale et littéraire entreprise par l’écrivain. Pourtant, force est de noter, en toute objectivité, que les crimes les plus monstrueux qui ont ensanglanté le vingtième siècle sont infiniment pires que tout ce que Mirbeau a pu imaginer ou dénoncer dans ses contes, ses romans et ses chroniques. Comme il avait coutume de dire, ce n’est pas lui qui exagère, mais bien la réalité elle-même ! Que n’eût-il pas dit un siècle plus tard ! Le procès en exagération est donc bien, de toute évidence, un faux procès, du moins si l’on se réfère aux événements historiques qui ont accompagné et suivi sa production littéraire. Pourtant son œuvre continue, aujourd’hui encore, à donner une impression d’« exagération ». Que faut-il entendre par là et comment l’expliquer ?

En premier lieu, nous semble-t-il, il y a une différence notable entre deux types d’horreurs, dont la perception n’est pas du tout la même. D’un côté, il y a toutes celles qui sont perpétrées en d’autres continents, habités par des peuplades considérées comme «  sauvages » ou « barbares », par exemple l’Afrique ou la Chine, ou bien à l’occasion de guerres, qui y sont bien évidemment propices par nature. Elles sont alors plus ou moins banalisées et rendues acceptables, par le fait de l’éloignement, qui en réduit beaucoup l’impact, ou de la différence de culture, qui suscite un fatalisme apitoyé, dans un cas, ou bien de l’accoutumance aux atrocités entraînées par les conflits armés, source de résignation, dans l’autre. Mais ce que nous révèle Mirbeau, ce sont les horreurs que l’on rencontre en France même, sous la Troisième République, dans un continent réputé civilisé, et de surcroît en temps de paix, et cela choque évidemment beaucoup plus. Ce qui aggrave sensiblement le choc, c’est que la plupart des crimes évoqués par Mirbeau dans ses récits sont l’œuvre d’individus a priori respectables : des notables, des militaires, des gendarmes, des magistrats, des bourgeois, etc., qui sont supposés incarner l’ordre social et les institutions en place. Il apparaît même que les véritables criminels, toujours impunis, ce ne sont pas les délinquants des bas-fonds – qui, au demeurant, ne sont le plus souvent que le sous-produit de la misère sécrétée par un ordre inique –, mais bien ceux-là mêmes qui ont pour mission de faire fonctionner la société bourgeoise ou qui incarnent les différentes facettes du pouvoir (politique, économique, financier, militaire ou judiciaire) : c’est un véritable mundus inversus qui nous est présenté, et cela ne peut que déstabiliser gravement le lecteur moyen, qui va être fort tenté d’en conclure que Mirbeau « exagère ». Il « exagère » aussi parce que, pour notre édification et notre jubilation vengeresse, il concentre tant de canailles, symptomatiques des turpitudes sociales propres à une société qui pourrit sur pied, en un lieu étroitement circonscrit, microcosme reflet du macrocosme social : par exemple, la station thermale et pyrénéenne de X (alias Luchon), dans  Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, ou un petit village du Vexin comme Ponteilles-en-Barcis (alias Cormeilles-en-Vexin), dans Dingo. Ce faisant, il ne joue pas le jeu qu’on attend d’un romancier en vogue : ni le jeu du réalisme, reposant sur d’artificiels effets de réel auxquels il se refuse, préférant la distnciation par l’horreur ou l’ironie, ni celui du respect dû aux nantis, aux puissants et aux institutions de la République, qu’il s’emploie au contraire à discréditer.

Et puis, deuxième explication possible, Mirbeau est un caricaturiste et un satiriste. Comme tout caricaturiste qui se respecte, il force les traits, il déforme, il grossit, il recourt à l’hyperbole ou au délire verbal, afin de ridiculiser ses cibles, de casser leur image de respectabilité et de les réduire à leur « minimum de malfaisance », comme il le dit de l’État. En tant que satiriste désireux de débusquer les vices des hommes et de faire tomber tous les masques, il a également tendance à multiplier les effets, à accumuler les invectives et les atrocités, à forcer les traits burlesques ou odieux des individus et des institutions qu’il vitupère pour mieux les décrédibiliser ou mieux les faire détester. Bref, il en fait trop, au risque de voir nombre de ses lecteurs refuser de le prendre au sérieux. Mais Mirbeau écrit-il vraiment pour ceux-là ? À vrai dire, il n’attend rien des « larves » humaines. Les seuls qui l’intéressent, en réalité, ce sont les « âmes naïves », qui sont susceptibles, grâce à sa pédagogie de choc, de découvrir les choses sous un jour nouveau et de commencer à se poser des questions.

Enfin, à travers les procédés propres à la caricature ou à la satire, Mirbeau exprime aussi sa vision personnelle des êtres et des choses et son obsession-fascination de l’universelle laideur. Il met en œuvre une espèce d’« esthétique de la laideur » pour mieux mettre en lumière « la laideur générale du monde, tant physique que morale », comme l’écrit Bernard Jahier. Cela lui permet peut-être aussi d’évacuer son trop plein d’indignation et de souffrance exacerbée. Neurasthénique, comme le narrateur des 21 jours, il projette sur le monde ses propres obsessions d’une manière qui confine à l’expressionnisme et qui joue en même temps un rôle cathartique. L’exagération des mots qui le vengent – et qui nous vengent par la même occasion – contribue visiblement à atténuer le poids écrasant des maux.

P. M.

           

Bibliographie : Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d'Octave Mirbeau » Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 115-139 ; Sándor Kálai, « Les récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Séguier, 1990 ; Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau satirique, les romans du tournant du siècle », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, Saint-Étienne, décembre 2001,  pp. 181-194. 

 

 


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