Thèmes et interprétations

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Terme
PROGRES

Mirbeau est incontestablement un progressiste, dans toutes les acceptions du terme :  tant sur le plan politique et social qu’en matière d’art et de technique. Comme son ami Monet, il sait que « la loi du monde, c’est le mouvement », que tout est en constante évolution et que « les découvertes de demain succèdent aux découvertes d’hier », dans un mouvement incessant (« Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889)

Mais ce qu’on appelle « progrès » n’en est pas moins fort ambivalent à ses yeux : il y voit à la fois la pire et la meilleure des choses. D’un côté, il est fasciné par toutes les innovations techniques qui bouleversent le monde et facilitent la vie quotidienne de millions de gens et qui laissent entrevoir des perspectives grandioses, notamment « la fée électricité », évoquée dans Les affaires sont les affaires (1903), et l’automobile, qu’il chante dans La 628-E8 (1907). De même, il est un défenseur enthousiaste des artistes novateurs et il tourne en dérision tous les partisans de « la sainte routine » en matière d’art (voir ses Combats esthétiques). Le mot est alors connoté très positivement.

Mais, d’un autre côté, Mirbeau est tout à fait conscient :


* Que, dans le domaine des beaux-arts, le terme de progrès n’a guère de sens – et c’est bien pourquoi il admire également les grands artistes du passé, dont les créateurs du présent sont les continuateurs.

* Que la condition humaine est toujours aussi terrifiante et que les hommes sont toujours des condamnés à mort en sursis, de sorte que « le progrès » n’est en fait qu’un « pas en avant , plus rapide, plus conscient, vers l’inéluctable fin », comme l’affirme Roger Fresselou des 21 jours d’un neurasthénique (1901).  

* Que les hommes n’ont guère progressé à travers les siècles et que le prétendu « civilisé » d’aujourd’hui n’est pas fondamentalement différent du « gorille féroce et lubrique » qu’était notre ancêtre : ce que nous appelons « progrès » n’est le plus souvent qu’une illusion ou une forfanterie.

Que les sociétés n’ont pas davantage progressé sur la voie de la justice et que le triomphe des brasseurs d’affaires sans scrupules tels que Lechat prouve « l’inanité du progrès et des révolutions sociales qui avaient pour aboutissement Lechat et les quinze millions de Lechat » (« Agronomie », Lettres de ma chaumière, 1885) : « Et le progrès ? Où le voyez-vous ? [...] Les formes sociales changent un peu , avec le temps et les révolutions. Mais l’essence, la substance de la société reste la même. C’est la propriété et le Capital, c’est-à-dire le vol et l’exploitation » (« Jean Tartas », L'Écho de Paris, 14 juillet 1890).

 * Qu’une bonne partie des progrès techniques réalisés l’a été dans le domaine militaire : comme Buffon, Mirbeau déplore que les hommes consacrent tant de temps et d’argent à l’art de tuer le plus grand nombre possible de leurs congénères plutôt que de leur assurer des conditions de vie décentes (voir « Progrès », Le Journal, 8 janvier 1899, et Le Jardin des supplices, 1899).

* Et que, dans le cadre de l’économie capitaliste, dont le moteur est le profit et où « les affaires sont les affaires », les progrès réalisés ont de bonnes chances de ne profiter qu’à une minorité et d’être d’un prix fort élevé à payer pour la majorité :

- Sur le plan écologique, en termes de pollution, de destruction de l’environnement et d’insalubrité publique (voir notamment « Questions sociales », Le Journal, 18 février 1900, et « Nocturne », Le Journal, 19 juillet 1900).

- Sur le plan économique, en termes de conditions de travail dégradées et déshumanisantes pour les ouvriers (voir Les Mauvais bergers, 1897) et de risques de guerres liées à la surproduction et à la concurrence internationale (voir « Impressions d’un visiteur », Le Figaro, 10 juin 1889).

- Sur le plan psychologique, en termes de névroses liées à la vitesse, aux besoins nouveaux, qui se sont multipliés et qui sont une source de frustrations, et aux difficultés d’adaptation du psychisme humain dans un monde qui connaît de trop brutales mutations (voir ses Chroniques du Diable de 1885). 

           

Dans La 628-E8, Mirbeau met plaisamment en opposition, à la façon de Voltaire, les deux faces du progrès, « qui est une tempête, puisqu'il est une révolution » : « Et non seulement je suis l'Élément, m'affirme l'Automobile-Club, c'est-à-dire la belle Force aveugle et brutale qui ravage et détruit, mais je suis aussi le Progrès, me suggère le Touring-Club, c'est-à-dire la Force organisatrice et conquérante qui, entre autres bienfaits civilisateurs, ripolinise les pensions de famille, perdues au fond des montagnes, et distribue des cabinets à l'anglaise, avec la manière de s'en servir, dans les petits hôtels des provinces les plus reculées... » Il n’est pas sûr, si on en dresse le bilan comparatif, que les avantages de ce bienfaisant Progrès « civilisateur » compensent ses destructions de « Force aveugle et brutale ».

Voir aussi les notices Modernité, Écologie, Misonéisme, Scientisme, Contradiction et Combats esthétiques.

P. M.

 

Bibliographie : Enda McCaffrey, « La 628-E8 : la voiture, le progrès et la post-modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, pp. 122-141 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1999, pp. 11-32 ; Octave Mirbeau, Chroniques du Diable, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995 ;  Octave Mirbeau, « Progrès »,  Le Journal, 8 janvier 1899 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 1907.

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