Thèmes et interprétations

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Terme
SYSTEME MARCHAND-CRITIQUE

On appelle système marchand-critique l’organisation artistique qui s’est mise en place dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle et qui s’est peu à peu substituée à l’ancien système des Salons, chapeautés par l’État et où un « jury des bons amis » distribuait des médailles aux élèves respectueux de la tradition. À partir du moment où les peintres novateurs ne pouvaient plus ou ne voulaient plus en passer par les fourches caudines des jurys des Salons, contrôlés par les « institutards », comme les qualifie Mirbeau, et où ils ne pouvaient par conséquent compter sur l'achat de leurs toiles par l'État, comme il est d'usage pour les peintres primés, force leur était d'en passer par des expositions indépendantes, particulières ou collectives (par exemple les huit Expositions des impressionnistes, de 1874 à 1886).

Dans le nouveau système, les artistes doivent s'en remettre, d'une part, aux marchands d'art disposant de salles permettant de présenter leurs œuvres, et, d'autre part, à des critiques susceptibles de relayer la bonne parole dans la presse et de susciter de l'engouement pour des peintres qui osent transgresser les règles et se moquent de la tradition. La cible prioritaire est l’élite sociale, à la fois fortunée et cultivée, le seul public susceptible d’envisager d'acheter des œuvres d'art, mais qui est généralement peu enclin à choquer « Sa Majesté Routine » (Le Matin, 15 janvier 1886). Journaliste célèbre et redouté pour son efficacité, Mirbeau constitue dès l’automne 1884 un relais idéal pour des artistes en mal de reconnaissance et pour des marchands soucieux de rentabiliser leurs investissements dans des peintres encore peu cotés. Désireux de démonétiser l'ancien système de consécration officielle contrôlé par l’État et de promouvoir les artistes qui lui procurent des émotions rares, il joue le jeu et se prête au rôle qu'on lui propose. En leur servant de caisse de résonance et en claironnant dans la grande presse le génie des artistes qu’il admire, il est probablement le critique d’art qui incarne le mieux le nouveau système, puisque c’est lui qui, mieux que tout autre, a permis à des artistes comme Monet, Rodin, Pissarro, Van Gogh, Camille Claudel et Maillol de parvenir à la célébrité. À cet égard, le prix atteint par leurs œuvres constitue un bon baromètre de leur reconnaissance : ainsi, en 1885, Mirbeau clame-t-il qu’il faut « acheter du Monet » parce que « Monet restera » (« Exposition internationale de peinture », La France, 20 mai 1885) ; et, en 1910, jugera-t-il « plus que morts » les peintres académiques dont les cotes se sont effondrées, alors que celles de Monet et de Van Gogh atteignent des sommets (« Plus que morts », Paris-Journal, 19 mars 1910).

Il convient cependant d’apporter deux bémols d’importance.

Tout d’abord, Mirbeau refuse de redevenir un pisse-copie à gages comme au cours des douze années précédentes et il se fait, de sa mission de découvreur et de passeur, une idée élevée, éducatrice et émancipatrice, incompatible avec le mercantilisme qu’il ne cessera plus de pourfendre : la critique d’art telle qu’il la conçoit et la pratique n’a rien à voir avec le commerce. C’est ainsi que, en 1889, il prend bien soin de préciser à Claude Monet, histoire d’écarter tout soupçon de réclame : « Je suis – vous le savez – tout disposé à faire l’article. Mais à une condition : c’est que l’article ne sera pas payé par Petit au Figaro. Je ne veux pas mêler mon nom à une affaire commerciale »..

Ensuite,  Mirbeau ne se fait aucune illusion sur le système marchand-critique, dont il n’est partie prenante que parce que, entre deux maux, il choisit celui qui, pour le moment, lui paraît le moindre :

- Ni sur les marchands, qui, à l’instar des directeurs de théâtre et des « marchands de cervelles humaines » que sont les patrons de presse, sont avant tout préoccupés par leur tiroir-caisse. Même Paul Durand-Ruel, le promoteur des impressionnistes, si ouvert, si dévoué et si « convaincu » qu’il soit, songe avant tout à faire fructifier sa maison, et, en 1895, Mirbeau met Claude Monet en garde contre ses manigances. A fortiori les autres marchands sont-ils soupçonnés de vouloir faire leur beurre sur le dos des artistes.

- Ni sur les acheteurs de l’art nouveau, qui sont le plus souvent des ignorants et des snobs, en mal de bons placements ou de réputation flatteuse. Ainsi, dans le manuscrit des Mauvais bergers, sa tragédie prolétarienne de 1897, fait-il dire à un industriel, à la fois odieux et stupide, qui se vante d’avoir de nouveau « acheté un Manet », mais qui est fort en peine d’expliquer ce qu’il y trouve : « J’aime ça comme autre chose !... Je suis moderne, voilà tout… Et puis, vous avez vu dans Le Figaro, l’autre jour, on m’appelle “un amateur éclairé des arts” ».

- Ni sur le public, qui n’accorde « aucune attention » à cette « chose si subtile » et « généralement incomprise » qu’est « l’art de la peinture » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). Et il explique pourquoi : « Dans les conditions morales, sociales et politiques et sociales où nous vivons, l’art ne peut être l’apanage que de quelques personnalités très rares et très hautes, affranchies de toute éducation officielle ou religieuse ; il ne saurait être sensible au public, c’est-à-dire la masse sociale qui ne vit, ne pense, n’agit que d’après la loi des conventions arbitraires et du mensonge » (Réponse à une enquête sur l’éducation artistique du public contemporain, La Plume, 1er  mars 1901). Même si, plus que personne, Mirbeau a contribué à la reconnaissance internationale des grands créateurs de son temps, il n’en est pas moins bien persuadé que la plus grande partie de ceux qui iront, à l’avenir, visiter moutonnièrement les expositions qui leur seront consacrées seront tout autant inaccessibles au langage de la peinture et fort en peine de partager les émotions que son admiration tâche d’inspirer à ceux qu’il appelle des « âmes naïves 

Dans le système marchand-critique existe un quatrième partenaire incontournable : la presse. Car la bonne volonté d’un critique doté d’une espèce de prescience tel que Mirbeau ne saurait suffire : encore faut-il qu’il parvienne à placer sa copie dans des quotidiens bourgeois, qui ne brillent certes pas par leur audace en matière d’art et où le plus souvent les critiques attitrés sont des amateurs de grandes machines académiques et des laudateurs du système des Salons. Mirbeau doit donc constamment se battre contre le système d’une presse mercantile et misonéiste, pour y conquérir ou y préserver sa place. Après avoir œuvré à La France pendant deux ans, il doit tirer sa révérence, fin juin 1886, et, à deux reprises, de peur d’effaroucher un lectorat tardigrade, on ne lui a finalement pas confié la critique d’art qu’on lui avait pourtant promise : en 1887 à La Nouvelle Revue et en 1895 à  La Revue des deux mondes. Même dans un quotidien tel que Le Figaro, pourtant dirigé par un rédacteur en chef plus ouvert que la plupart de ses confrères, Francis Magnard, il s’est heurté à bien des difficultés. Car, au Figaro, en matière de peinture, c’est Albert Wolff qui, jusqu’en 1891, fait la loi, et il est fort hostile aux impressionnistes. De surcroît les actionnaires, uniquement soucieux de leurs dividendes et tout prêts à accepter des réclames rémunératrices, ont aussi leur mot à dire. Aussi Mirbeau, envisageant le pire, écrit-il à Monet le 1er mars 1889 que, si Magnard lui refuse son article, il ne fera « ni une ni deux » : « Je lui envoie ma démission à la tête. C’est embêtant, à la fin, de ne pouvoir faire ce que l’on veut. » La menace suffit pour que Magnard se montre tout à coup « d’une douceur charmante ». En février 1891, nouveaux accrochages  avec Magnard, qui refuse un projet d’article sur Renoir, « trop caricatural » à son goût, et n’accepte qu’avec réticence celui sur Gauguin, qu’il considère comme tout juste bon pour faire rigoler les Bruxellois. Il oblige aussi Mirbeau à « refaire trois fois » un nouvel article sur Monet : « Mettre la tête à la queue, la queue à la tête, enlever des descriptions, ici, des paragraphes, là, de telle sorte que mutilé, émondé, ébranché dans toutes ses parties, il doit être singulièrement idiot. Mais Magnard a été inflexible. » Là-dessus le patron du Figaro lui rapporte une anecdote qui en dit long sur certains dessous du grand quotidien de l’élite et, du même coup, sur les dérapages possibles du système marchand-critique : « Il m’a dit aussi que je lui avais occasionné, avec vous, des embêtements tels qu’il avait été sur le point de donner sa démission. Il paraît que le Conseil d’Administration l’avait fort blâmé d’avoir laissé passer un article que les Goupil auraient payé six mille francs. Et même on l’avait presque accusé d’avoir fait une affaire avec moi, et que ces six mille francs, il était probable que nous nous les étions partagés.  Ils en sont là, mon ami. Et la façon dont Magnard m’a raconté l’aventure  ne me permet pas d’en douter. Et vous croyez que c’est agréable d’écrire dans ces sales journaux, et que mon désir de rompre avec ce sale monde, est exagéré ! J’en rapporte encore, de ce voyage, un dégoût plus insupportable. » Mais il faut bien vivre, et le journalisme est son gagne-pain. Et, surtout, il tient passionnément à ce que ses chroniques esthétiques puissent continuer d’aider à promouvoir les grands artistes qu’il vénère.

Dans le cadre du système marchand-critique, Mirbeau est constamment tiraillé entre son dégoût de la presse vénale et sa ferveur esthétique, entre la tentation de fuir et la volonté de servir la cause du Beau, entre l’aspiration à la tranquillité et à la contemplation et la volonté de poursuivre sa rédemption par le verbe : « C’est le rachat de notre sale métier de journaliste que de faire, de temps en temps, une œuvre utile et juste », confie-t-il à Monet en 1889.

Voir aussi les notices Critiques, Salons, Durand-Ruel, Petit  et Combats esthétiques.

P. M.


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