Thèmes et interprétations

Il y a 261 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G H I J L M N O P Q R S T U V
Terme
VERITE

Pour un dreyfusard tel que Mirbeau, la Vérité est, avec la Justice, une des deux valeurs cardinales de son éthique. Mais s’il écrit ces deux mots avec une majuscule, ce n’est que pour leur conférer une dignité supérieure, et non pas parce qu’il croit en l’existence d’Idées platoniciennes du Juste et du Vrai, qui seraient éternelles et absolues. Mirbeau est en effet extrêmement lucide et radicalement matérialiste : il sait pertinemment qu’il n’existe pas de valeurs dans l’absolu et que celles qu’il a faites siennes, après son grand tournant de 1884-1885, ne sont que des boussoles destinées à faciliter, en les éclairant, les choix éthiques des humains. Il se méfie par conséquent de ceux qui font présomptueusement profession d’apporter aux autres la Vérité, que ce soit au nom des vieilles religions prétendument révélées, ou au nom de la science, dans cette dégénérescence de la vraie science qu’est le scientisme. La Vérité avec un V majuscule n’existe pas plus que la Justice avec un J majuscule. Mais, à défaut d’absolu, avec de l’expérience, de l’observation et de l’esprit critique, il est cependant possible d’aboutir à des vérités partielles et relatives, et, en particulier, de déceler, avec plus ou moins de certitude, où se trouve le mensonge, qu’il s’agisse de celui des religions, des propagandes politiciennes, de la désinformation journalistique ou de la mauvaise foi dans les relations humaines – et au premier chef dans les relations amoureuses –, qui toutes reposent sur le mensonge. Raison pour laquelle la vérité est communément détestée par les hommes, qui verraient avec inquiétude disparaître l’amour, l’amitié, la morale, l’ordre, la hiérarchie et la religion, pour peu qu’un jour la vérité parvienne à percer, comme Mirbeau l’a illustré dans une fable, « La Vérité est morte ». Cette haine de la vérité permet aussi de comprendre pourquoi tous les pouvoirs constitués sont toujours tentés de jeter en prison des « tas d’effrontés et dangereux coquins qui s’en vont proclamant des vérités, par les chemins », comme l’illustre cette autre fable, kafkaïenne, qu’est « La Vache tachetée » (Le Journal, 20 novembre 1898).

Bien que modeste en apparence, ce premier pas sur le chemin de la vérité, fût-elle en négatif, n’en est pas moins décisif. Ainsi, au cours de l’affaire Dreyfus, à défaut d’en connaître les tenants et les aboutissants, Mirbeau a-t-il compris, dès novembre 1897, qu’il se tramait quelques forfaitures du côté de l’État Major de l’armée et des gouvernements “républicains” qui se sont succédé depuis 1894 : c’était largement suffisant pour qu’il s’engage dans le combat révisionniste. Il est symptomatique à cet égard que, dans le premier texte qui a signé son engagement dreyfusiste, la septième livraison de Chez l’Illustre Écrivain (Le Journal, 28 novembre 1897), le jeune poète qui est son porte-parole fasse reposer sa conviction de l’innocence d’Alfred Dreyfus, non sur des preuves, puisque, à ce stade de l’Affaire, personne n’en connaît, mais sur une simple « impression mystérieuse », c’est-à-dire inanalysable, irréductible à la raison, et qui n’en devient pas moins, à ses yeux, une « certitude humaine » : « Comment voulez-vous ? dit le poète avec plus de chaleur dans la voix, qu’un homme comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa grande pureté de vie, de sa valeur morale, de sa situation sociale, un homme de son intelligence, de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué à une telle cause, s'il n’avait pas, non seulement la certitude, mais encore les preuves – les preuves, vous entendez – de l’innocence de l’un et de l’infamie de l’autre ? Que peuvent tous les jugements et toutes les sentences d’un conseil de guerre contre cette impression mystérieuse et révélatrice qui me pousse à crier : “Il est innocent ! Il est innocent !”, et contre l’absolue, l’impeccable sécurité que me donne cette chose sacrée : “La conscience d’un honnête homme !” » Le jeune poète et le journaliste qui le faisait parler étaient effectivement dans le vrai, comme la suite l’a prouvé, mais cette vérité entre-aperçue intuitivement n’en était encore qu’au stade négatif du rejet des mensonges des partisans de l’Ordre à n’importe quel prix.

De même que Mirbeau, qui a tant écrit, se défiait de l’outil malfaisant que sont les mots, de même il n’a cessé, paradoxalement, de se battre pour un idéal de vérité qu’il savait parfaitement être inaccessible. Dès lors, étroite, et par conséquent difficile à suivre, est la ligne de crête entre deux abîmes qu’il refuse également : d’un côté, les Vérités sacralisées et assénées d’en haut, qui ne sont en réalité que des mystifications, de même que la morale n’est qu’une pure hypocrisie ; de l’autre, tous les mensonges ordinaires sur lesquels reposent, non seulement les institutions sociales qu’il vitupère, mais aussi la vie quotidienne des individus. C’est pourtant ce chemin que Mirbeau a choisi modestement : grand démystificateur, il a toujours refusé de s’accommoder du mensonge et n’a cessé de dire sa vérité, c’est-à-dire sa façon personnelle de voir les choses et de nous obliger à les percevoir, par-delà leurs apparences trompeuses ; mais il n’a jamais prétendu pour autant disposer d’une quelconque autorité ni apporter des solutions toutes faites. Seule la confrontation entre sa vérité et tous les préjugés de ses lecteurs, dûment conditionnés, est susceptible d’en éclairer quelques-uns, ceux qu’il appelle des « âmes naïves », et de leur permettre de cheminer à leur tour vers leur vérité.

Voir aussi les notices Raison, Lucidité, Histoire, Éthique, Morale, Démystification, Désacralisation, Intellectuel, Scientisme, Affaire Dreyfus, Pessimisme et Autofiction.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001, 110 pages.

           

 


Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL