Thèmes et interprétations

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Terme
JARDINS

Embarquement pour fleurir

Octave Mirbeau n'a jamais oublié ses racines rurales. Né dans le Calvados, berceau de sa famille maternelle, il a appris à observer la végétation dans le paysage et les jardins à Trévières « avec la mer en fond de tableau », puis dans la campagne de Rémalard et au « Chêne vert », dans la propriété paternelle. C'est vers 1889 que commence sa période florale avec l'installation du couple Mirbeau aux Damps, puis à Carrières-sous-Poissy trois ans plus tard. Ses différentes résidences campagnardes comportent un parc boisé, un potager, un poulailler et un jardin floral attenant à la maison bourgeoise. Pour l'écrivain et le journaliste, le jardin rural s'inscrit dans un paysage dont il est indissociable. Cette conception, proche de celle de son ami Claude Monet, installé près de Vernon depuis 1884, rompt avec la conception bourgeoise et « mosaicultrice » des jardins de l'époque : « Oh ! les jardins d’aujourd’hui, comme ils me sont hostiles ! Et quel morne ennui les attriste »  (« Le Concombre fugitif »). Le « wild garden » d'Octave (forme paysagée de jardin vulgarisée en Angleterre par Robinson) n'est pas éloigné  du « Paradou », jardin clos redevenu à l'état sauvage dans lequel se réfugient l'abbé Mouret et la blanche Renée, dans La Faute de l'abbé Mouret d'Émile Zola.



Jardins sauvages et impressionnistes : aux sources de l'imaginaire mirbellien

Les jardins naturels et impressionnistes – ceux notamment du Clos Saint-Blaise, immortalisés par son ami Camille Pissarro – permettent au jardiniste (concepteur de jardins) de satisfaire plusieurs motivations : créer, aimer « quelque chose pour ne pas mourir », entretenir des relations avec ses proches amis, s'adonner à des expériences horticoles qui deviendront la source d'un imaginaire oscillant entre la facétie et la décadence.

« Génie apparu des jardins », Mirbeau, « attiré par le charme silencieux des fleurs » (Paul Hervieu), conçoit son parc et lui aussi « horticulte avec rage ». Comme Monet, il entretient de nombreuses relations avec des pépiniéristes les plus réputés (Godefroy-Leboeuf, Truffaut, Vilmorin) et procède à des propositions d'échanges de plantes qui sont autant d’occasions de rencontrer plus souvent ses amis peintres-jardiniers dont il défend âprement les œuvres : Caillebotte, Pissarro et Monet. La connivence avec celui qui confie « n'être bon à rien en dehors de la peinture et du jardinage » est parfaite, notamment dans les registres de la peinture et de l'art des jardins : « Oui, Monet, aimons quelque chose pour ne pas mourir » ; « Celui qui n'a pas d'amis sera mis à mort ». Et Octave d'ajouter dans sa missive au maître des séries : « sinon on prend le risque de devenir fou » (sous-entendu : comme l'est devenu Guy de Maupassant). Ses relations  littéraires gardent des souvenirs émerveillés de ses clos : Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, Gustave Geffroy, Jules Huret. Robert de Montesquiou, en fin connaisseur des fleurs, n'oubliera jamais le delphinium bleu Wedgwood que le « grand jardinier du Calvaire » avait distingué de son nom et imaginera un poétique « Embarquement pour fleurir », peu de temps avant qu'Octave ne prenne la décision de déménager à Carrières-sous-Poissy. Les iris d'Octave pour la tombe d'Edmond de Goncourt et la transplantation d'arbrisseaux venant du jardin d'Auteuil dans le Clos Saint-Blaise expriment ses sentiments profonds pour son cher disparu.

 

Facéties de jardiniers et décadence

Les contes « Le Concombre fugitif » et « Explosif et baladeur », parus dans Le Journal en 1894, correspondent  à une étape, entre appropriation de la théorie darwinienne, facétie et imaginaire décadent, vers Le Jardin des supplices, écrit également  au Clos Saint-Blaise en 1898-1899. Mirbeau ne s'en tient pas qu'aux apparences des plantes et à leur esthétique. Une merveille peut se révéler monstrueuse. Les fleurs sont pour lui, certes, des « amies fidèles », mais « silencieuses et violentes ». Les plantes se développent, se fertilisent, s'hybrident, certaines sont dominantes au point de supprimer les autres ou se déplacent de façon inexpliquée. Elles se nourrissent de  décompositions. Ainsi dans l'imaginaire mirbellien, la beauté est paradoxale, car elle côtoit la décadence et toutes deux, exprimées initialement sous la forme d'un canular à la Alphonse Allais ou d'une caricature à la J. J. Grandville, se métamorphosent sous la forme outrancière d'un  drame humain, savant mélange d'humour noir et de dénonciation de la déliquescence d'une société reposant sur l'inexorable et monstrueuse loi du meurtre. Dans ce  jardin cantonnais,  Mirbeau fait un lien permanent entre la beauté des fleurs et la monstruosité humaine, qui s'inscrit dans l'ordre naturel (alors que, dans la littérature chinoise, les lettrés chinois, tel Shitao, font l'inverse : les plantes expriment les vertus humaines) : « — Tu vois, cher amour, professa Clara... ces fleurs ne sont point la création d'un cerveau malade, d'un génie délirant... c'est de la nature... Quand je te dis que la nature aime la mort !... / —  La nature aussi crée les monstres ! », rétorque le soi-disant embryologiste et anonyme narrateur.

 

Jardin dual : des délices aux supplices

Les jardins, dans l'imaginaire du « Don Juan de l'Idéal », constituent un espace dualiste : leur apparente beauté propice aux délices et à l'intimité (Hortus delicarium) ne peut faire oublier que ce lieu de vie est susceptible de devenir un lieu de souffrance et de mort, à l'instar de la perversité et de la cupidité humaines, et se transmuter en Jardin des supplices. Cette conception littéraire du jardin décadent peut être rapprochée des jardins haussmaniens de La Curée, d'Émile Zola, des Serres de Maurice Maeterlinck et, plus récemment de « Douce nuit », de Dino Buzzati. La monstruosité du jardin décadent exprime ainsi un mal de vivre et les  douloureuses désillusions d'Octave. Elle perturbe la vision intimiste et protectrice du jardin paradisiaque donnée par l'Église au début du Moyen-Âge (Hortus conclusus).

Au soir de sa vie, « dans son jardin plein de roses et bordé de peupliers » de Cheverchemont, la lecture de Goha le simple, par Adès et Josipovici, permet à « l'imprécateur au cœur fidèle » de renouer un instant avec « une forme de beauté du monde » et d'idéal auxquels il a toujours aspiré. Mais l'arrivée de la « monstreuse » guerre, ultime aboutissement de ses incoercibles désenchantements, finira par terrasser  le « génie apparu des jardins ».

J. C.

 

Bibliographie : Marion Baudet, « Le Jardin décadent : de l'intimité dévoilée à l'intimité dévoyée », in Jardins et intimité dans la littérature européenne (1750-1920), Presses universitaires Blaise Pascal, collection « Révolution et romantisme », n° 12, 2008, pp. 357-369 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2003, 361 pages ; Christian Limousin, « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, mars 2001, pp. 256-278 ; ; Claire Margat, « Ensauvager nos jardins », in Les Carnets du paysage, été 2003, pp. 27-45 ; Evanghélia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus – Tétragone et Décadence dans l'Europe fin de siècle, Droz, Genève, 2004, 602 pages.

 

 

 


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