Thèmes et interprétations

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Terme
DISTANCIATION

On sait que le terme de “distanciation” (Verfremdung, en allemand) a été créé par Bertolt Brecht, par opposition à l’identification traditionnelle du spectateur de théâtre. Il souhaitait au contraire créer, à la représentation, un effet d’étrangeté (Verfremdungeffekt), afin d’obliger le spectateur à prendre du recul par rapport aux personnages en scène et à voir les choses de loin, avec un œil plus critique. Mais, comme toujours, la chose a précédé le mot et, en ce qui le concerne, Mirbeau a pratiqué la distanciation avant la lettre.

Si l’on prend le terme de “distanciation” dans ses diverses acceptions possibles, on peut, chez lui, en distinguer trois formes :

* Tout d’abord, une distanciation thérapeutique par rapport à soi-même, qui résulte d'une réaction de la raison contre la toute-puissance d'une sensibilité d'écorché vif, qui l’expose sans protection à tous les chocs et à toutes les souffrances. Dès son adolescence, Mirbeau a mis au point un système de défense contre les enthousiasmes, lourds de désillusions, de sa sensibilité exacerbée. Ainsi l'humour dont témoignent ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard apparaît-il déjà comme un moyen de ne pas prendre les choses (trop) au sérieux, de faciliter la distanciation de l'esprit face aux emballements du cœur, et de compenser la souffrance de l'âme par la délectation morale de l'intelligence en action. De même, le cynisme affecté et, plus tard, l'humour noir, sont des moyens de feindre d'être désabusé de tout pour ne souffrir de rien, de se contraindre à jouer un rôle pour ne pas être esclave de ses emportements, d'affecter le détachement dans l'espoir de ne point (trop) s'attacher. Ce détachement ironique, il le prête à la plupart des narrateurs de ses fictions : en même temps qu'ils rapportent les faits dont ils ont été les protagonistes ou les témoins privilégiés, ils ne manquent pas de se juger eux-mêmes, et jettent sur leurs aberrations passées un regard rétrospectif chargé de commisération ou de dérision. C'est notamment le cas de Jean Mintié dans Le Calvaire, du protagoniste anonyme du Jardin des supplices, de la Célestine du Journal d’une femme de chambre, ainsi que des divers narrateurs de Dans le ciel, des Mémoires de mon ami, des Souvenirs d'un pauvre diable et d'Un gentilhomme.

* Ensuite, une distance ironique par rapport à la littérature et à ses procédés, histoire de ne pas en être dupe et de ne surtout pas se prendre au sérieux. Elle se manifeste dès les romans rédigés comme “nègre” : par exemple, c’est par une cascade de miracles que le romancier dénoue La Maréchale  (1883), histoire de faire comprendre que ce n’est que de la littérature et que, dans la vraie vie, cela ne se passerait pas du tout comme cela ; pour sa part, le dénouement de La Belle Madame Le Vassart (1884) est carrément frénétique et théâtral, et telle une actrice en scène s’adressant à des spectateurs impatients, Jane Le Vassart s’écrie « Attendez la cinquième acte, sacristi », créant ainsi un effet de distanciation chez le lecteur. L’Abbé Jules (1888) comporte des situations tellement excessives (par exemple, les effets du mandement de l’évêque ou les quarante année de quêtes du père Pamphile) qu’il est clair que le romancier s’amuse et s’émancipe volontiers des règles de vraisemblance propre aux romans « réalistes ». La première partie du Jardin des supplices (1899), « En mission », relève carrément de la farce, la deuxième partie du grand guignol mâtiné d’humour noir, de sorte que le lecteur est distancié et peut même se demander si le romancier n’est pas en train de se payer sa tête. Quant à Dingo (1913), qui tient de la fable cynique et de la galéjade, il est clair que, non seulement le romancier ne tient pas du tout à être pris au sérieux, mais que de surcroît, à la faveur de l’autofiction, il joue de sa propre image de marque et pratique constamment l’autodérision.

* Enfin, distanciation théâtrale, au sens brechtien du terme. C’est surtout dans les Farces et moralités que Mirbeau la met en œuvre, en recourant à toutes sortes de procédés (dérision, caricature, jeux de mots, parallélismes, échanges grotesques, emballement et crescendo...), mais on la retrouve naturellement dans des quantités de dialogues et interviews imaginaires parus dans les journaux et qui n’étaient pas a priori destinés au théâtre. Dans tous les cas, il s’agit de s’adresser à l’esprit du spectateur (ou du lecteur), et non à sa sensibilité superficielle, et de choquer ses habitudes culturelles pour l’obliger à se poser des questions, à éveiller son esprit critique et à exercer sa liberté en prenant position.

Voir aussi les notices Psychologie, Littérature, Roman, Farce, Dérision, Humour noir, Caricature et Farces et moralités.

P. M.

 


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