Thèmes et interprétations

Il y a 261 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G H I J L M N O P Q R S T U V
Terme
ARMEE

Mirbeau a été pacifiste et antimilitariste toute sa vie. Dès 1867, il dénonce le projet de réforme militaire, qui prépare des affrontements sanglants et ramènerait l’humanité à la barbarie. Et, en 1915, pendant que se poursuit la monstrueuse boucherie, il préfère le silence à la complicité qu’impliquerait une intervention, que les bellicistes s’empresseraient de récupérer : « Tant que durera la guerre, je ne veux rien écrire » (Le Petit Parisien, 28 novembre 1915).

C’est tout d’abord dans son principe même qu’il conteste l’armée. Pacifiste dans l’âme, il a le plus grand mépris pour une institution qui a pour mission de préparer et de faire la guerre, c’est-à-dire de tuer et de détruire le plus efficacement possible. Il voit là un aberrant retour à la sauvagerie de nos lointains ancêtres, mais avec des outils de destruction infiniment plus performants, à l’instar de « la fée Dum-dum ». Alors qu’on honore généralement les généraux et qu’on glorifie leurs victoires, Mirbeau s’emploie au contraire à les dépiédestaliser en montrant le revers de leurs médailles (militaires) : « À ceux-là qui ont le plus tué, le plus pillé, le plus brûlé, on décerne des titres ronflants, des honneurs glorieux qui doivent perpétuer leur nom à travers les âges. On dit au présent, à l’avenir : “Tu honoreras ce héros, car à lui seul il a fait plus de cadavres que mille assassins” » (« La Guerre et l’homme », Le Gaulois, 1er  mai 1885). Il s’est donc employé à nous donner de l’armée une image qui lui fasse perdre son prestige et son crédit et qui suscite pédagogiquement l’indignation et le dégoût chez ses lecteurs, à une époque où la perspective de la Revanche fait taire nombre de critiques. L’affaire Dreyfus achèvera de discréditer, aux yeux de beaucoup, une institution dont quasiment tous les chefs ont trempé dans la forfaiture ou l’ont couverte..

Dès Le Calvaire (1886), Mirbeau a consacré tout un chapitre, qui a suscité un énorme scandale, à nous donner une image démystificatrice et dévastatrice d’une armée errante, déguenillée et sans âme, commandée par de fieffés imbéciles imbus de leur importance, machine à saccager, à piller et à tuer dépourvue de tout sentiment humain, et qui traite les habitants, qu’elle est supposée défendre, comme du bétail à écorcher : « Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris – et le plus souvent, pas nourris du tout, – sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu’à soi, et poussés par un sentiment unique d’implacable, de féroce égoïsme ; celui-ci, coiffé d’un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d’un foulard, d’autres vêtus de pantalons d’artilleurs et de vestes de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, et pour ainsi dire, sans but. Aujourd’hui à droite, demain à gauche, un jour fournissant des étapes de quarante kilomètres, le jour suivant, reculant d’autant, nous tournions sans cesse dans le même cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. [...] Puis nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des haines. Je me souviens qu’il nous fallut, une fois, raser, jusqu’au dernier baliveau, un très beau parc, afin d’y établir des gourbis que nous n’occupâmes point. Nos façons n’étaient point pour rassurer les gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans enterraient leurs provisions : partout des visages hostiles, des bouches hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé. [...] Pendant ce temps, les plus valides d’entre nous étaient allés rôder dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L’un poussait devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l’autre balançait un mouton sur ses épaules ; celui-ci traînait au bout d’une hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre d’avoir été volés : on les hua et on les chassa. » Dans le dernier chapitre de Sébastien Roch (1890), c’est un officier imbécile qui, pour s’amuser, fait tirer un coup de canon sur les Prussiens, déclenchant une riposte qui tue absurdement l’innocent Sébastien ; quant à son ami Bolorec, le taiseux en perpétuelle révolte, il abat sans scrupules, et dans le dos, une crevure d’aristocrate qui avait frappé brutalement un soldat épuisé et malade, incapable d’avancer.

L’armée apparaît aussi à Mirbeau comme fautrice de guerre, car ses dirigeants chamarrés, bien à l’abri de tout danger dans leurs confortables Q. G. respectifs, sont prêts à tous les massacres pour se couvrir de gloire à bon compte. Le patriotisme tel qu’ils l’entendent constitue, entre leurs mains, un excellent levier pour mettre en branle les larges masses et leur faire accepter les pires monstruosités. Les guerres coloniales, qui, au nom du « progrès » et de la « civilisation », transforment des continents entiers en jardins des supplices, ou les guerres entre nations européennes, comme en 1870 et en 1914, constituent, pour ces « âmes de guerre », comme il les appelle, d’excellentes opportunités, et tout est fait pour les saisir ou les provoquer. Le mythe de la Revanche leur permet d’entretenir à bon compte la flamme patriotique qui légitimera les boucheries à venir.

À défaut de guerres contre des ennemis extérieurs, l’armée peut servir à mater le peuple de France, que ce soit lors de la Semaine Sanglante, en mai 1871, ou à Fourmies, le 1er mai 1891. Au cinquième acte de ses Mauvais bergers (1897), Mirbeau fait intervenir la troupe, qui procède méthodiquement au massacre des grévistes désarmés, et, au dénouement, c’est la mort qui triomphe, sans laisser le moindre espoir de germinations futures. C’est bien alors « l’armée contre la nation », selon le titre donné, en 1899 par Urbain Gohier à son pamphlet à scandale, dont Mirbeau a pris la défense.

Enfin, dans son fonctionnement ordinaire, de par son organisation hiérarchisée et la discipline aveugle et bestiale qu’elle impose,  l’armée apparaît à Mirbeau comme un esclavage avilissant et comme l’école du vice et du crime. Ainsi écrit-il, dans la Préface d’Un an de caserne (1901) : « L’apologie – non pas même de la Force, qui peut avoir sa beauté –, mais de toutes les violences criminelles, voilà de quoi se compose uniquement l’éducation militaire… On arrache brusquement un jeune homme à la vie tranquille des champs, à l’atelier, à la famille, à son rêve qui commence, et, sans préparation, on le jette, tout d’un coup, dans un milieu déjà pourri, que la discipline a servilisé, bestialisé, où la révolte naturelle de l’homme contre la brute, le désir de rester soi-même, dans l’anonymat d’un troupeau, sont considérés et punis comme des crimes, où toute dignité morale, toute pudeur corporelle ont disparu sous la savante et patiente abolition des vertus qui maintiennent l’être humain à un étiage normal de propreté et de conscience. / Les forces mauvaises, les bas instincts ataviques qui dormaient, on les réveille en lui, on les surexcite, on les utilise, par la peur des punitions sauvages, par l’exemple quotidien et par la menace permanente des pires tortures. Sous le prétexte fallacieux de lui apprendre à servir son pays, on ne lui apprend que le crime et qu'il n'est beau que de voler, piller, tuer... détruire quelque chose ou quelqu'un, n'importe quoi, n'importe qui... pourvu qu'il détruise au nom de la Patrie !… Le mépris de la pitié, l’effroyable haine de la vie, la monomanie du meurtre, et ce qui en dérive, le culte des grands brigands laurés, de ces dégoûtantes brutes que sont les héros militaires, telles sont les leçons qui, désormais, vont l’envelopper, le conquérir, le corrompre, l’enliser, tout entier, dans la boue sanglante… »

Enfin, l’armée a un effet délétère chez les jeunes gens qui sont amenés à y passer les trois ans de leur service militaire, qui risquent fort de devenir « des déclassés » : « La caserne ne fabrique pas que des assassins ; elle fabrique – ce qui est pire, peut-être, au point de vue social – des déclassés. Au sortir de la caserne, les jeunes soldats, en qui l’on s’est acharné à détruire toutes les facultés normales, tous les sentiments moyens, ne savent plus que faire, ne veulent plus rien faire, ne peuvent plus rien faire. C’est qu’en réalité ils sont maintenant inaptes à la vie civile… Les longues paresses, les excitations mutuelles, si énervantes, de la chambrée, la démoralisation constante produite par l’obéissance aveugle, irraisonnée, aux ordres stupides, incohérents et malfaisants des chefs, l’apprentissage de l’ivrognerie et de la sale débauche, et, souvent, la maladie qui pourrit leur chair et empoisonne leurs germes, les ont en quelque sorte déshumanisés. / N’étant plus personne, sinon de vagues numéros dans une collectivité de riens, ils ne veulent plus ou, mieux, ils ne peuvent plus s’astreindre de nouveau au travail, pour quoi il faut une individualité et une conscience. Le paysan, qui a goûté à la vie des villes, refuse de retourner à la terre, à qui, pour être fécondée, il faut des cœurs sains et des bras vigoureux… L’ouvrier trouve qu’il est inutile de s’esquinter à des besognes fatigantes et mal payées, quand on peut vivre, si plantureusement, chez les autres… [...] Elle a pris à la société l’homme sain, utile, et bon ; elle le lui renvoie, après trois ans, pourri, révolté, paresseux et féroce ; un déchet social, une scorie d’humanité. » Mirbeau en donne une illustration extrême dans « L’Homme au grenier », où l’on voit un jeune paysan, Clément Sourd, incapable de se réadapter, se transformer en « bête féroce », qui vole et tue le bétail et le dévore tout cru, à pleines dents, dans un grenier transformé en charnier à la « suffocante odeur de pourriture ». 

P. M.


Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL