Thèmes et interprétations

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Terme
AMBIGUITE

Mirbeau est un pamphlétaire et un intellectuel engagé, qui n’a cessé de se battre pour les valeurs qu’il a faites siennes après son grand tournant de 1884-1885. À ce double titre, on pourrait le soupçonner d’être, pour les besoins des causes qu’il sert, peu sensible aux indispensables nuances, ou aux contradictions qui sont dans les choses, et de nous marteler ses convictions comme des certitudes inébranlables. De fait, il lui arrive parfois, dans ses chroniques, de se laisser emporter par un enthousiasme, que certains jugent excessif, pour les grands dieux de son cœur, ou au contraire de céder à la colère et à l’indignation, et de frapper trop fort, ou à côté de la plaque, quitte à le regretter aussitôt et à battre publiquement sa coulpe. Pour autant il serait erroné de voir un bloc de certitudes chez un homme qui, au contraire, est déchiré par des doutes lancinants et qui n’a en lui-même et en ses moyens qu’une confiance des plus limitées, comme en témoigne sa correspondance. Son œuvre littéraire en offre une illustration : à la différence d’articles rédigés dans la hâte ou le dégoût et où prime le souci de l’efficacité immédiate, ses romans et ses pièces de théâtre sont placés sous le signe de l’ambiguïté. Ne se considérant nullement comme le détenteur de vérités irréfutables, il prend le plus grand soin de ne jamais asséner de conclusions pré-mâchées, dût le lecteur en quête de certitudes se sentir quelque peu frustré et mal à l’aise.

À la différence des militants politiques, quelle que soit leur obédience, Mirbeau n’a jamais sacrifié son éthique ni son esthétique aux prétendues exigences du combat politique, au nom d’un prétendu “réalisme”. Refusant à la fois le vulgaire divertissement et la manipulatrice  propagande, les illusions du naturalisme et l’irresponsabilité de l’art pour l’art, il a fait de l’ambiguïté un principe à la fois éthique et esthétique. Principe éthique, parce qu’il est lui-même traversé de contradictions – qu’il n’a garde de camoufler – et qu’il est bien souvent tenaillé par le doute. Principe esthétique, car il condamne toute œuvre à thèse, qui serait la négation même du rôle de l’artiste. S’il se fixe bien pour objectif l’affranchissement intellectuel d’une partie de son lectorat (mais sans se faire d’illusions), il n’entend pas pour autant céder à la tentation de la littérature didactique, ni a fortiori de l’œuvre à thèse, car, loin d’ouvrir les esprits, ce type d’œuvres les enferme dans les a priori idéologiques de l’auteur et rétrécit en conséquence l’horizon intellectuel. L’individualisme farouche d’un libertaire tel que Mirbeau, politiquement et littérairement incorrect, exclut l’enrôlement sous quelque bannière que ce soit, fût-elle “anarchiste”. Pour lui, l’œuvre idéale est celle qui, indépendamment des intentions conscientes de l’écrivain, ouvre sur le monde le plus d’aperçus et contribue du même coup à “éduquer” les lecteurs, à commencer par tous ceux qui n’ont jamais droit à la parole et qui constituent, pour les mauvais bergers de toute obédience, un troupeau mené à la boucherie... ou aux urnes.

Bien sûr, ses œuvres littéraires ne sont pas dépourvues de sens, car, si l’univers n’en a aucun, Mirbeau considère qu’il est de son devoir d’aider les hommes à en donner un à leurs vies pour les rendre moins insupportables. Mais ce sens n’est pas affirmé a priori et il appartient à chaque lecteur ou spectateur de l’élaborer, en toute liberté. On peut, certes, contester la dérangeante vision du monde, de la société et des hommes, qui transparaît à travers toute son œuvre. Mais ses romans ou ses pièces  ne sont jamais univoques pour autant, et c’est précisément l’ambiguïté de leur portée et les contradictions dont ils témoignent qui leur confèrent une permanente actualité. Ne citons que quelques exemples. L’Abbé Jules (1888) ne nous présente nullement un modèle d’éducation alternatif et le héros éponyme, souvent odieux et incohérent, constitue davantage un contre-exemple à ne pas suivre. Le Jardin des supplices (1899) manifeste une fascination pour l’horreur qui affaiblit quelque peu la dénonciation des atrocités coloniales et qui met à mal les rassurantes notions de bien et de mal. Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), s’il est vrai que Célestine est souvent la porte-parole du romancier, elle se fait aussi la complice d’un voleur, Joseph, en qui elle voit de surcroît un violeur et un assassin d’enfant, brouillant une nouvelle fois les repères moraux du lecteur. Dans La 628-E8 (1907), l’hymne à l’automobile comporte aussi des développements inattendus, où l’écrivain humaniste se mue en un écraseur dépourvu de toute humanité. Dans Les affaires sont les affaires (1903), Isidore Lechat est un prédateur parfaitement odieux et un nouveau riche grotesque, mais en même temps Mirbeau ne peut s’empêcher d’admirer son sens des affaires et de reconnaître qu’il joue un rôle économique paradoxalement progressiste. Même sa pièce sociale Les Mauvais bergers (1897), qui pourrait paraître manichéenne au premier abord, n’échappe pas à cette volontaire ambiguïté : l’anarchiste Jean Roule et la pasionaria Madeleine sont aussi des mauvais bergers, puisqu’ils conduisent les ouvriers grévistes au sacrifice ; et, au dénouement, seule la mort triomphe, sans qu’aucune issue soit envisagée, ce qui a incité bien des critiques de l’époque à reprocher au dramaturge de ne pas proposer de solution à la « question sociale »

Mirbeau est avant tout un inquiéteur, qui nous oblige à nous interroger sur nos habitudes et nos préjugés, mais il ne nous impose aucune alternative et ne souhaite exercer aucune autorité.

Voir aussi les notices Contradiction, Éthique, Engagement, Lucidité, Vérité et Autofiction.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les Contradictions d’un écrivain anarchiste »,  in Actes du colloque de Grenoble, Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Actes du colloque de Lódz, Manipulation, mystification, endoctrinement, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169.

 


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