Thèmes et interprétations

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Terme
ARGENT

L’argent de Mirbeau

Mirbeau appartient à une famille de notables provinciaux aisés, mais où ce qu’on appelait la « question d’argent » devait être omniprésente, si l’on en croit L’Abbé Jules (1888) et nombre de contes où sont mis en scène des spécimens gratinés de la petite bourgeoisie misonéiste et près de ses sous. Ayant interrompu ses études, il a dû un temps se contenter d’un maigre salaire de saute-ruisseau chez Me Robbe, avant d’être recruté comme secrétaire particulier par Dugué de la Fauconnerie et de le suivre à Paris. À en croire la transposition romanesque qu’il donnera de cette période de sa vie dans son roman inachevé Un gentilhomme, ses gages de secrétaire ne devaient pas être bien élevés. Mais comme il chroniquait aussi d’abondance dans L’Ordre de Paris et possédait une plume bien supérieure à celle de son pâle double romanesque, on peut supposer qu’il parvenait tout de même à s’en sortir beaucoup plus à son avantage et à assurer un certain train de vie. Le recours à la négritude, puis, pendant un temps, le boursicotage, ont dû lui permettre d’entretenir sur un pied élevé cette « créature » à la petite cervelle nommée Judith Vimmer, quitte à s’endetter lourdement pour payer ses frasques. Il lui faudra de nombreuses années pour rembourser toutes ses dettes, grâce à la montée du prix de ses chroniques (il passe de 125 à 350 francs en huit ans), grâce au succès de ventes du Calvaire (1886) et, surtout, il faut bien le reconnaître, grâce à son mariage avec Alice Regnault, en mai 1887, car, même s’ils sont mariés sous le régime de la séparation de biens et s’il paye lui-même ses dettes par des prélèvements sur ses piges, c’est elle qui, par ses propres revenus, lui permet de se loger à bon compte et de préserver son niveau de vie. C’est seulement grâce au succès de ses romans fin-de-siècle, puis grâce au triomphe mondial de Les affaires sont les affaires (1903), qu’il va finir par devenir très riche par lui-même, sans plus rien devoir à Alice. Cette richesse va lui permettre de continuer à vivre sur un grand pied et de dépenser beaucoup, notamment en automobiles, en meubles et en œuvres d’art. Mais elle lui donne aussi le moyen de soutenir la cause libertaire, de venir en aide à de jeunes écrivains et artistes et de soulager d’anonymes misères.

 

Mirbeau et l’argent

Mirbeau vit à une époque où l’« enrichissez-vous » de Guizot constitue un impératif pour nombre de personnes peu scrupuleuses, agioteurs, spéculateurs, gangsters de la finance, de la politique, de la presse et des affaires,  prédateurs en tout genre, qui, tel Isidore Lechat, ne reculent devant rien pour accumuler des richesses bien souvent tachées de sang. Tout en reconnaissant que ces requins, ces pirates, ces forbans, comme il les qualifie, peuvent contribuer au développement des forces productives, à la différence des rentiers parasites de la vieille aristocratie – voir, dans Les affaires sont les affaires, l’opposition entre Isidore Lechat et le marquis de Porcellet –, Mirbeau ne cesse de vouer aux gémonies la dictature de l’argent, symptôme de la déliquescence de la société bourgeoise. Car l’argent permet de tout acheter, y compris les consciences et les talents (voir Marchandisation) ; l’argent garantit l’impunité aux affairistes de tout poil et aux prévaricateurs et leur permet de poursuivre leurs extorsions en toute tranquillité ; l’argent pervertit les âmes, souille irrémédiablement toutes choses, notamment l’art, et transforme la si mal nommée République en une foire à l’encan, comme l’ont révélé plusieurs scandales successifs, au premier chef celui de Panama. L’argent symbolise, aux yeux de Mirbeau, l’exact contraire des valeurs éthiques et esthétiques qu’il a faites siennes et pour lesquelles il n’a cessé de se battre, le Juste, le Vrai et le Beau : « Il n’est pas bon que l’homme s’enrichisse, car il perd vite la notion de la justice et le sentiment de la pitié et de la beauté » (« Dans la forêt », L’Écho de Paris, 3 février 1891).

Comme le dit Thérèse Courtin, dans Le Foyer (1908), « c’est l’argent qui empoisonne notre existence... Il faudrait imaginer des joies différentes, un monde de satisfactions qui lui soient étrangères. » La quasi-totalité des riches, empoisonnés par leur propre fortune, n’y parviennent pas mieux qu’elle. Mais ce sont précisément ces « joies différentes » que Mirbeau a, pour sa part, cherchées dans la contemplation des fleurs et des chefs-d’œuvre de l’art et dans l’amitié des « grands dieux de [son] cœur ». Ce sont elles aussi qu’il eût aimé voir s’épanouir dans la cité idéale dont il n’a cessé de rêver, tout en la sachant hors de portée des humains.

Voir aussi les notices Affaires, Capitalisme, Économie, Marchandisation et Les affaires sont les affaires.


P.M.

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