Thèmes et interprétations

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Terme
CHARITE

CHARITÉ

 

            Dans les pays de tradition catholique, la charité, vertu théologale d’après l’Église romaine, a toujours bénéficié d’un préjugé favorable. Signifiant initialement l’amour de Dieu, ce terme a fini, dans la pratique, par désigner la façon dont les fidèles sont supposés manifester cet amour : en apportant aide et secours aux malheureux et aux déshérités, notamment sous la forme d’aumônes distribuées aux mendiants massés à la sortie de la messe. En 1665, dans la célèbre scène du Pauvre de Don Juan, qui fit scandale, Molière avait montré l’hypocrisie de cette pratique des riches et mis en lumière l’aliénation idéologique des pauvres, qui étaient censés en être les bénéficiaires. Mirbeau, pour sa part, n’a cessé de dénoncer la bonne conscience des nantis et la mystification que représente la charité, parce qu’elle entretient la servitude des miséreux et perpétue l’injustice sociale au lieu de chercher à y remédier : sous prétexte que « Dieu ordonne d'aimer... d'aimer même la souffrance » (« Tableaux de misère », Le Figaro, 3 avril 1888) , les pauvres sont supposés se soumettre aux épreuves qu'il leur envoie et attendre des jours meilleurs... dans l'autre monde. En 1884-1885,  Mirbeau a donc consacré à la charité une dizaine de chroniques fort critiques, d’autant plus surprenantes que plusieurs ont paru dans Le Gaulois, quotidien mondain et catholique qui s’était fait une spécialité des fêtes dites « de charité » ; et sa dernière grande pièce, Le Foyer (1908), qui a suscité un beau scandale, est une charge à fond contre la charité-business.

            Mirbeau adresse à la charité toute une série de critiques.

            * Le plus souvent la pseudo-charité n'est qu'une forme déguisée de publicité et une manière, pour les bonnes âmes fortunées, de se doter d'une irréfragable bonne conscience en battant « de la grosse caisse sur la peau des victimes » (« La charité se repose », Les Grimaces, 17 novembre 1883). C’est ce que Mirbeau s'emploie à démontrer dans une série d'articles dénonçant les fêtes de charité, où s’exhibent les vanités du monde immonde et qui ne peuvent que « nous dégoûter de la charité », au moment même où, « en France, la misère devient effroyable » et ne peut donc qu’alimenter la révolte populaire (« Encore les fêtes de charité », La France, 7 janvier 1885). Ainsi conçue,  « la charité s’est faite, non la guérisseuse, mais l’exploiteuse des misères humaines » : « Elle ne s’inquiète pas des malheurs qu’elle doit secourir, elle ne pense qu’aux vanités qu’il faut qu’elle flatte, aux plaisirs qu’il faut qu’elle se donne » (« Les Fêtes de charité »,  Le Gaulois, 6 octobre 1884).   

            * Quand bien même elle ne serait pas « pure grimace », elle est d’une totale inefficacité face à l’étendue des misères existantes : « Quand on aura remis deux francs cinquante à chaque pauvre, ce qui me paraît une jolie proportion, les deux francs mangés, qu'y aura-t-il de changé à la situation ? La vérité est qu'on ne soulage pas un peuple qui souffre par des aumônes distribuées de temps en temps, et la charité, si ingénieuse et si dévouée soit-elle, est impuissante contre la misère publique. Elle vient en aide à des souffrances particulières, [...] mais que peut-elle contre une crise effrayante ? [...] L’aumône n’est qu’une halte dans la misère, et elle vous rejette bien vite plus désespéré, plus meurtri que jamais, aux lendemains sans espoir » (« Le Travail et la charité », La France,  20 février 1885).

            * Même si elle est pratiquée d’un cœur pur et sans arrière-pensée, la charité n’en constitue pas moins, par-dessus le marché, un vol de « l’affection » des pauvres, parce que, au lieu de « sauter à la gorge » des riches pour leur prendre leur dû, ils leur baisent la main « comme un bon chien reconnaissant et fidèle » (« Fructidor », L'Écho de Paris, 15 septembre 1891).

            * Les foyers prétendument charitables ont des effets pervers pour les enfants pauvres qui y sont recueillis. Dans les foyers ordinaires, ils deviennent des « proies pour la misère, pour le vice, pour le crime » ; quant aux plus huppés, tel l’Orphelinat des Arts, qui était réservé aux filles, ils risquent fort de « faire des jeunes filles des déclassées », bientôt mûres pour « la chute », c’est-à-dire la galanterie ou la prostitution (« Les Enfants pauvres »,  Le Gaulois, 23 février 1885).

            * Dans nombre de ces foyers pour enfants pauvres se pratiquent toutes sortes d’abus, y compris sexuels, de la part des adultes, mais le scandale est toujours étouffé ; et la main-d’œuvre qu’on y trouve en abondance, excessivement bon marché, donne lieu à une surexploitation économique fort juteuse pour les entreprises et pour les businessmen de la charité, comme Mirbeau en donne un exemple éloquent dans Le Foyer.

            * Enfin, pas plus que la philanthropie, la charité n’apporte la moindre solution à la misère, puisqu’elle ne s’attaque nullement aux causes du mal : « Le mal n’est pas là où on va le chercher. Il est uniquement dans la mauvaise organisation sociale, d’où découlent fatalement crimes et misères. C’est contre elles qu’il faudrait déployer toutes les énergies à une lutte sans merci » (« Les Petits martyrs », L'Écho de Paris, 3 mai 1892).

            À la charité des chrétiens Mirbeau oppose donc la justice ; à la bienveillance intéressée des riches, il oppose les droits des pauvres ; à la résignation des misérables et souffrants de ce monde, il oppose la nécessaire révolte.

            Voir aussi Philanthropie et Religion.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28.  

 


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