Thèmes et interprétations

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Terme
DESACRALISATION

DÉSACRALISATION

 

            Désacraliser, c’est profaner des choses considérées comme sacrées, leur enlever leur caractère religieux, et donc intouchable, pour les ramener au niveau des choses les plus triviales. Complémentaire de la démystification, la désacralisation est indispensable pour qui entreprend de révéler à ses lecteurs les choses telles qu’elles sont, dans leur horreur méduséenne, au lieu de ne les percevoir qu’à travers les verres déformants du conditionnement baptisé “éducation”. Car, tant que les hommes accorderont un caractère sacré à des choses et à des hommes qui ne méritent en réalité ni respect, ni considération, aucun progrès n’est à espérer d’eux, et l’ordre inique qui règne dans toutes les sociétés perdurera sans risque d’être troublé, sous peine de commettre une manière de sacrilège.

            Au premier chef, bien sûr, la désacralisation opérée par un anarchiste tel que Mirbeau concerne la religion et tout ce qui s’y rattache : les dogmes, bien sûr, tout juste bons pour « des pensionnaires de Charenton », mais aussi les rites, les pompes, les pratiques, les institutions ecclésiastiques et les prêtres, ces « pétrisseurs » et « pourrisseurs d’âmes ». Mirbeau n’est pas seulement un athée convaincu et un matérialiste radical : il est aussi profondément anticlérical, anti-religieux et anti-chrétien, et ce dès sa jeunesse, comme en témoignent ses lettres à Alfred Bansard des Bois, où il tourne en dérision tout ce que vénèrent ses compatriotes rémalardais, à commencer par la religion dominante qu’est le catholicisme romain. Voir notamment L’Abbé Jules (1888), Sébastien Roch (1890) et ses articles de L’Humanité, en 1904.

            Mais la société française du deuxième dix-neuvième siècle propose bien d’autres valeurs à la vénération des foules, et la Troisième République, qui se prétend laïque, ne manque pourtant pas, pour assurer sa conquête des âmes et la stabilité de l ‘ordre bourgeois, de trouver, de cultiver et de sacraliser des succédanés des valeurs religieuses de l’Église catholique. Un subversif tel que Mirbeau, qui rêve de tout chambouler dans un ordre social qui le révolte, va donc œuvrer de toutes ses forces à faire apparaître, en les désacralisant, ces fausses valeurs telles qu’elles sont, et non telles qu’on a été habitué, conditionné, à les voir – ou, plutôt, à ne pas les voir :

            * La famille : loin d’être un lieu d’épanouissement et de convivialité, elle constitue le plus souvent un étouffoir pour les couples et un asservissement pour des enfants que l’on conditionne et que l’on enduit de préjugés « corrosifs ».

            • Le travail : loin de valoriser les capacités de l’individu et de lui permettre de se réaliser, dans les conditions concrètes où il s’effectue et dans le cadre de l’esclavage moderne nommé salariat, le travail n’est qu’un moyen d’exploitation éhontée d’une main d’œuvre corvéable à merci, mal payée, constamment humiliée, que l’on jette comme un déchet à la première occasion, et qu’on n’hésite pas à massacrer en cas de grève, comme à l’acte V des Mauvais bergers (1897).

            * La patrie : loin d’être la vénérable mère nourricière de ses enfants, la patrie n’est qu’une entité vide de sens, mais au nom de laquelle on envoie s’entretuer, sur les champs de bataille, des centaines de milliers d’innocents Sébastien Roch, dont le seul tort est de n’être pas nés du même côté de la frontière. Voir surtout le chapitre II du Calvaire.

            * L’amour : loin de l’image aseptisée et idéalisée qu’en donne la littérature à l’eau de rose, il est, aux yeux de Mirbeau, soit une dérisoire comédie que se jouent l’un à l’autre les prétendus amoureux (voir Les Amants, farce de 1901), soit une implacable lutte des sexes et un calvaire pour celui des deux qui aime vraiment – ou qui le croit, ce qui revient au même. Voir notamment Le Calvaire (1886), « Vers le bonheur » (1887), et Mémoire pour un avocat (1894).

            * L’argent et les affaires : le million des Lanlaire, les grotesques patrons de Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), mérite d’autant moins le respect qu’il a été mal acquis et que ceux qui le possèdent n’ont aucune qualité intellectuelle ou morale qui puisse justifier leur richesse. Quant aux affaires, selon la tautologie qui sert de titre à la célèbre comédie de Mirbeau, elles ne sont que les affaires, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’autre but qu’elles-mêmes, que l’argent et le pouvoir qu’il confère en sont le seul moteur, et qu’elles sont totalement étrangères à toute préoccupation humaine, éthique ou esthétique : ce n’est jamais que du gangstérisme légalisé. Voir Les affaires sont les affaires (1903).

            * La science : loin d’être une chose sacrée, inaccessible aux appétits et ambitions des hommes, elle est trop souvent instrumentalisée par le pouvoir politique et par les gros industriels, elle peut, entre les mains d’ingénieurs irresponsables, menacer la survie de l’espèce, et elle contribue de surcroît, avec l’émergence du scientisme, à légitimer la domination du plus grand nombre par une minorité, dans le cadre d’un ordre social profondément inégalitaire et injuste. Voir les notices Scientisme et Écologie.

            * L’armée : loin d’être un moyen de défendre la masse des citoyens d’un pays contre une menace extérieure, elle est un instrument d’oppression et d’asservissement des peuples, en temps de paix, et de massacres à grande échelle, en temps de guerre ou de conquêtes coloniales. Voir en particulier le chapitre II du Calvaire (1886), le dernier chapitre de Sébastien Roch (1890) et « Colonisons » (1892).

            * Le pouvoir politique : loin d’être le moyen d’assurer la paix civile, loin d’assurer le respect de la loi et l’égalité de tous devant la loi, loin d’être choisi librement par des électeurs conscients des enjeux, il échappe à tout contrôle grâce à la légitimation que lui confère la duperie du suffrage universel. Voir les notices Politique et Élections.

            * L’État : loin d’être neutre, d’assurer la coexistence pacifique entre les classes et de faciliter l’épanouissement des individus, il n’est en réalité qu’un instrument de coercition et de domination au service d’une infime minorité de nantis. Voir, par exemple, la préface à La Société mourante et l’anarchie, de Jean Grave (1893). Voir aussi la notice Anarchisme.

            Pour remplacer toutes les fausses valeurs qu’il honnit et rejette, Mirbeau en sacralise d’autres qui, à ses yeux, méritent infiniment plus d’être respectées (voir la notice Sacralisation).

P. M.


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