Thèmes et interprétations

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Terme
EXPRESSIONNISME LITTERAIRE

expressionnisme LITTÉRAIRE

 

L’expressionnisme de Mirbeau découle de deux sources principales. Il résulte d’abord de ses penchants naturels. Sans doute, la nature violente du romancier le porte vers le paroxysme, le cri, le délire, la caricature. En ce cas, ses affinités avec le mouvement expressionniste ont un caractère intuitif et achronique. D’autre part, cette tendance se développe chez lui avec le temps ; elle est le fruit de ses découvertes et de ses réflexions en matière d’art. Pour des raisons évidentes, on ne peut pas parler d’influence directe de cette esthétique sur l’art mirbellien : à l’époque où l’expressionnisme s’affirme en tant que mouvement autonome (autour de 1910, en Allemagne), l’écrivain a déjà écrit la plupart de ses œuvres. Cependant, l’expressionnisme, tout en appartenant au XXe, a bien ses racines dans les phénomènes esthétiques de la fin du XIXe siècle. C’est ainsi que des rapprochements entre les œuvres mirbellienne et expressionniste deviennent possibles.

 

Convergences intellectuelles

 

Le premier élémént important est la philosophie de Friedrich Nietzsche. J.-M. Gliksohn lui attribue « un rôle essentiel dans la genèse intellectuelle de l’expressionnisme » (L’expressionnisme littéraire, PUF, 1990, p. 18). Mirbeau connaît et admire les ouvrages du philosophe et fait preuve de leur bonne compréhension. Le nom de Nietzsche apparaît sur les pages de La 628-E8 (chapitres II et VII). Sans entrer dans les nuances interprétatives possibles, on peut déterminer le fond commun aux trois systèmes de pensée. On y découvre d’abord la conviction de la déchéance de l’humanité, entrée dans son heure crépusculaire. Cette idée est certes présente dans la plupart des théories fin-de-siècle, mais elle offre des développements différents. Dans les cas qui nous intéressent, elle conduit au refus des notions figées, perçues comme dangereuses pour l’édifice social, et identifiées globalement à l’éthique bourgeoise. L’idée de révolte, la volonté de changement, l’espoir d’une société nouvelle, complètent cette chaîne, en dépit d’un certain nihilisme dont la tentation traverse les trois systèmes. Évidemment, des différences existent : la vision de la société régénérée est beaucoup plus concrète chez Nietzsche et chez les expressionnistes, en dépit d’une certaine exaltation – que Gliksohn appelle « messianique » – de ces derniers, tandis qu’elle demeure floue et imprécise chez Mirbeau, qui ne suit pas Nietzsche dans son optimisme concernant le culte de l’énergie et le futur dépassement de soi (encore qu’il fût envisageable de confronter de manière intéressante les élans dionysiaques de Dingo à la conception nietzschéenne du Surhomme). Un autre point commun est le rôle consolateur et tonifiant attribué à l’art. C’est là que le nihilisme trouve une sorte d’apaisement : bien que l’art soit reconnu comme mystificateur, on croit cependant à son utilité, car il « transforme le nihiliste privé de valeurs en créateur de valeurs » (J.-M. Gliksohn, op. cit., p. 20). Même si certaines déclarations de Mirbeau démentent cette fonction positive de l’art (comme, par exemple, celles de son interview par P. Gsell, La Revue, 15 mars 1907), en définitive, il lui demeure fidèle. Enfin, il faut considérer dans cette perspective comparatiste l’idée de la mort de Dieu. Elle est fondamentale pour la philosophie de Nietzsche ; le vide métaphysique qui envahit l’existence humaine est bien connu de Mirbeau, matérialiste convaincu et désespéré. On le retrouve également chez les expressionnistes, sans qu’il soit toujours d’ordre religieux. Parfois il prend la forme du nihilisme ou de l’incertitude de soi-même et du monde. Cela provoque, entre autres choses, une dénégation énergique de l’esthétique naturaliste, qui suppose que le monde réel peut faire l’objet d’une connaissance positive. C’est là encore que la pensée expressionniste coïncide avec celle de Mirbeau.

Il est également possible de confronter la dernière attitude aux conceptions d’Henri Bergson, dont la philosophie anti-positiviste nourrit dans une certaine mesure la réflexion expressionniste. Des affinités entre le philosophe et notre écrivain pourraient se situer au niveau de la priorité que les deux hommes accordent à la vie intérieure et à la connaissance intuitive, au détriment de la connaissance d’ordre intellectuel, Les concepts de la révolte, du mouvement, de l’énergie, du dynamisme, importants pour la philosophie bergsonienne, sont également présents chez Mirbeau, tout particulièrement dans La 628-E8. Enthousiasme, liberté, dynamisme, caractérisent aussi la démarche expressionniste, qui fait en même temps un large usage des notions de révolte et d’intuition.

Des parentés entre les théories de Sigmund Freud et les conceptions morales et psychologiques des expressionnistes semblent assez évidentes, même si leur connaissance mutuelle n’est pas très profonde. J.-M. Gliksohn cite les convergences principales : « les penchants contradictoires de l’être humain, le règne du désir et de la subjectivité, la dissociation du moi, la concurrence du rêve et de la pensée lucide » (op. cit., p. 26.) : il soulève aussi l’importance du conflit avec le père, tout en reconnaissant le caractère lâche de ces analogies. Cela nous encourage à rechercher le même type d’affiliations dans l’œuvre mirbellienne. On y trouve, en effet, un certain nombre d’éléments préfreudiens. Il est inutile d’insister sur l’importance de la subjectivité dans la perception du monde chez Mirbeau. Ses personnages se trouvent souvent déchirés entre des pulsions contradictoires, obéissant au double empire de l’amour et de la mort. L’écrivain attache une grande importance aux hallucinations et aux rêves des protagonistes. Enfin, il n’est pas impossible de confronter les représentations du conflit avec le père, fréquentes dans les œuvres expressionnistes, à des formes voisines de ce conflit chez Mirbeau. La figure paternelle est chez lui représentative du conservatisme, de l’insensibilité, de la bêtise : le père est le premier bourreau de son fils, avant de le pousser sous le marteau des institutions qui achèveront de broyer son individualité : Église, école, armée. La haine que Mirbeau voue à toutes les structures de l’État, aux institutions et aux valeurs bourgeoises, est symptomatique de sa révolte contre l’autorité paternelle. En même temps, il est permis d’y chercher les raisons de son culte de l’individualisme, qui l’apparente également aux expressionnistes.

 

Sources esthétiques

 

En dehors de ces convergences intellectuelles, les sources esthétiques de l’expressionnisme et de l’écriture mirbellienne offrent également plusieurs similitudes. Notons d’abord leur intérêt commun pour l’art de Fédor Dostoïevski. Les expressionnistes ont vu dans cet écrivain leur véritable précurseur qui, bien avant eux, « dépeignait des états de conscience extrêmes, non pas comme des curiosités pathologiques, mais comme des points de vue révélateurs sur l’existence, capables, sinon de faire éclater une vérité du moins de démasquer les faux-semblants » (Gliksohn, op. cit., p. 109). Le personnage de Dostoïevski se caractérise par une dimension à la fois individuelle (dont la force envahit l’œuvre entière) et permettant une généralisation ; ces mêmes éléments seront reproduits dans maintes réalisations expressionnistes ; on les découvre aussi chez Mirbeau, notamment dans son roman qualifié de « dostoïevskien », L’Abbé Jules (1888).

Vincent Van Gogh constitue une autre importante source d’inspiration pour les expressionnistes, qui admirent la violence et la sincérité de ses visions. Or, Mirbeau est l’un des premiers à apprécier l’art de ce peintre (il est le premier propriétaire des Iris et des Tournesols). Ses analyses des toiles de Van Gogh permettent à la fois d’apprécier la justesse de ses observations et de deviner ses propres principes esthétiques. Ainsi, lorsqu’il souligne le rôle de la personnalité du peintre, « déborda[n]t de lui en illuminations ardentes sur tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, tout ce qu’il sentait », non seulement il accepte de réduire la réalité à la fonction d’un prétexte pour l’expression artistique, mais encore – et c’est là l’importance de son analyse -, il décrit le résultat de cette expression en des termes presque analogues aux définitions modernes de l’expressionnisme : « Tout, sous le pinceau de ce créateur étrange et puissant, s’anime d’une vie étrange, indépendante de celle des choses qu’il peint, et qui est en lui et qui est lui. Il se dépense tout entier au profit des arbres, des ciels, des fleurs, des champs, qu’il gonfle de la surprenante sève de son être. Ces formes se multiplient, s’échevèlent, se tordent, et jusque dans la folie admirable de ces ciels où les astres ivres tournoient et chancellent » (« Vincent Van Gogh », L’Écho de Paris, 31 mars 1891).

 Les observations du peintre Lucien de Dans le ciel, inspiré à la fois de Van Gogh et de Mirbeau, approfondissent ces analogies avec l’expressionnisme, par exemple dans ce passage : « un paysage... une figure... un objet quelconque, n’existent pas en soi... Ils n’existent seulement qu’en toi... […] Un paysage, c’est un état de ton esprit, comme la colère, comme l’amour, comme le désespoir... ».

L’expressionnisme est l’art du paroxysme, de la déformation, de l’amplification. On parle souvent, pour le caractériser, de l’« esthétique du cri » (J.-M. Gliksohn, op. cit., p. 38). La violence thématique se reflète dans la violence verbale, afin de restituer l’authenticité de l’expérience intérieure. Or, tous ces éléments appartiennent au canon des procédés stylistiques de Mirbeau. Si l’on y ajoute la subjectivité, l’hypersensibilité, l’importance de l’imagination et du rêve, on ne peut négliger le caractère préexpressionniste de l’art d’Octave Mirbeau, en qui Roland Dorgelès voyait une « étrange machine à transformer le réel ».

 

A. S.

 

Bibliographie: Jean-Michel Gliksohn, L’Expressionnisme littéraire, Paris, PUF, 1990 ; Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 9, 2002, p. 228-240 ; Octave Mirbeau, « Vincent Van Gogh », L’Écho de Paris, 31 mars 1891 ; Octave Mirbeau, interview par P. Gsell, La Revue, 15 mars 1907 ; Anita Staroń, « Octave Mirbeau et l’expressionnisme littéraire » Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, p. 106-136.


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