Thèmes et interprétations

Il y a 261 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G H I J L M N O P Q R S T U V
Terme
FOULE

Lecteur de Gabriel Tarde et de Gustave Le Bon (La Psychologie des foules, 1895), Mirbeau accorde au phénomène collectif de la foule une place non négligeable dans son œuvre, aussi bien dans des romans tels que Sébastien Roch (1890) ou Dingo (1913) que dans une pièce comme Les Mauvais bergers (1897) ou des contes ou dialogues explicitement consacrés à ce sujet : dans « L’Âme de la foule » (Le Journal, 1er juillet 1894), une foule moutonnière applaudit stupidement une voiture où ne passe certainement pas le nouveau président Casimir-Périer, élu pour succéder à Sadi Carnot ; dans « Paysage de foule » (Le Journal, 30 décembre 1894),une foule pousse des « clameurs de mort » et, sans autre forme de procès, accuse et fait arrêter comme assassin un paisible bourgeois dont la sœur vient de se fendre le crâne accidentellement et qui sort tout hébété de chez lui pour appeler au secours ; dans un second « Paysage de foule » (Le Journal, 30 décembre 1900), c’est une dame élégante qui se fait insulter et houspiller par une foule en colère parce qu’elle refuse de porter plainte contre un pauvre hère qui vient de lui piquer son sac à main : « Ce fut une explosion dans la foule... La colère, l'indignation qui s'étaient portées sur le mendiant, se reportèrent sur la dame... Des outrages orduriers se précisèrent... des menaces ignobles se dessinèrent... Durant quelques secondes, elle eut à subir quelque chose de hideux, comme le viol de toute sa personne par cette foule frénétique... Un gamin, la bouche tordue d'insultes, se précipita à la bride des chevaux. [...] Vous êtes des sauvages !... s'écria la dame. »

Mirbeau donne toujours de la foule une image fort négative. Les deux traits essentiels qui s’en dégagent sont le grégarisme et la cruauté.

* Mal informées et dépourvues de tout esprit critique, les foules sont moutonnières et toujours prêtes à suivre celui qui parle le plus fort, ou qui a le plus d’autorité, ou qui sait leur parler le langage qui correspond le mieux à leurs pulsions du moment. Elles sont par conséquent capricieuses et versatiles, comme on le voit à l’acte IV des Mauvais bergers, où Madeleine réussit à retourner les grévistes prêts à faire un mauvais sort à leur ancien meneur, Jean Roule. Elles sont aussi, par voie de conséquence, aisément manipulables par les « mauvais bergers » de toute obédience, comme Mirbeau en a fait la triste expérience au cours de l’affaire Dreyfus, où il a stigmatisé la responsabilité de la presse de désinformation, qui véhiculait auprès des larges masses les mensonges du haut État-Major. Il s’avère en effet que le patriotisme, ou supposé tel, constitue un excellent levier, entre les mains des démagogues de tout poil, pour mettre dangereusement en branle les masses amorphes, comme Mirbeau le déplore dans sa préface du Calvaire : « Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener d'irréparables malheurs ». Son porte-parole Sébastien Roch, du roman homonyme de 1890, en fait aussi l’expérience, lors de la déclaration de guerre, en 1870 :  « J'ai remarqué que le sentiments patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls... » Regardant « la foule grossi[r], poussée là par un même instinct sauvage », il la juge « absolument hideuse » : « Jamais encore, il me semble, je n'ai si bien compris l'irréductible stupidité de ce troupeau humain, l'impuissance de ces êtres passifs à sentir les beautés naturelles. Pour les faire sortir de leurs trous, pour amener sur leurs visages ces épais sourires de brutes ataviques, il leur faut la promesse des spectacles barbares, des plaisirs dégradants qui ne s'adressent qu'à ce qu'il y a de plus bas, de plus esclave en eux. » Le pire, pour lui, c’est de découvrir que l’être pensant lui-même risque de se laisser contaminer et entraîner, malgré lui, par cette foule prête à se laisser mener à toutes les aventures et à tous les massacres : « Un sentiment, plus fort que ma volonté, s'empare de moi, malgré moi, qui n'est ni de l'orgueil, ni de l'admiration, ni un élan quelconque vers l'idée de la patrie ; c'est une sorte d'héroïsme latent et vague, par lequel ce qu'il y a dans mon être de bestial et de sauvage, se réveille au bruit de ces armes ; c'est le retour instantané à la bête de combat, à l'homme des massacres d'où je descends . Et je suis pareil à cette foule que je méprise. Son âme, qui me fait horreur, est en moi, avec ses brutalités, son adoration de la force et du meurtre.» (Sébastien Roch, II, 2).

* Car les foules sont également cruelles et semblent bien obéir à des pulsions de mort : elles sont toujours prêtes à lyncher ceux qu’on leur désigne comme des criminels, ou comme des ennemis,  ou comme des êtres dangereux, ou simplement ceux qui sont différents de la majorité de leurs congénères. Cette cruauté, qui a souvent des allures de vengeance, est sans doute en partie instinctive (cet  « instinct sauvage » dont parle Sébastien Roch), parce que la « loi du meurtre » conditionne tous les êtres vivants, d’après Mirbeau, qui note par exemple que, si la foule est toujours prête à « écharper un innocent », c’est parce que « l’homme est ainsi fait que le moindre cri, mal entendu, le moindre geste, mal interprété, réveillent en lui tous les abominables instincts du chasseur qu’il a été. À deux cent mille ans de distance, pour avoir vu le mouvement d’une fuite, pour avoir flairé l’odeur d’une proie, il se retrouve la même brute féroce qui ne connaît plus qu’une loi, celle du meurtre » (« La Police et la presse », Le Gaulois, 15 janvier 1896). Mais cette pulsion homicide s’explique certainement aussi par les conditions sociales infligées au plus grand nombre par une société profondément inégalitaire et oppressive : la misère, les frustrations et les humiliations quotidiennes ne peuvent qu’inciter nombre de démunis à se défouler sur de pratiques boucs-émissaires. La guerre, civile ou étrangère, peut constituer alors un excellent défoulement collectif.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, « La Foule, figure mythique, selon Octave Mirbeau », in La Foule : Mythes et figures, de la Révolution à aujourd’hui, Presses .Universitaires. de Rennes, 2004, pp. 77-93.

 

 

 

 


Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL