Thèmes et interprétations

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Terme
JESUITES

JÉSUITES

 

            À l’égard des jésuites, ces « pétrisseurs d’âmes » qui lui ont infligé pendant quatre longues années « l’enfer » du collège Saint-François-Xavier de Vannes, Mirbeau a la rancune tenace. Il y a été extrêmement malheureux et il en a été chassé dans des conditions plus que suspectes, à quelques semaines seulement de la fin de l’année scolaire, ce qui laisse penser qu’il pourrait bien y avoir subi des violences sexuelles, comme le petit Sébastien Roch du roman homonyme : séduit et violé par son maître d’études, le père de Kern, il a ensuite été lui aussi  expulsé ignominieusement, sous prétexte d’amitiés particulières. Pour avoir subi leur « empreinte » et « conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique » qu’on lui a inculquées, il est bien placé pour connaître leur malfaisance. Un quart de siècle après son renvoi, il s’est lancé dans la rédaction cathartique de Sébastien Roch (1890), où il règle tardivement ses comptes avec ses bourreaux. L’image qu’il donne d’eux est terrifiante : il voit en eux une espèce de pieuvre dévoratrice qui étend ses tentacules « sur le monde » en vue d’assurer sa « toute-puissance ».

Dans l’entrée en matière de Sébastien Roch (I, 1), il explique ainsi la « vogue » dont bénéficient les jésuites sous le Second Empire : « Cette vogue, ils la tenaient de leur programme d'enseignement, réputé paternel et routinier ; ils la tenaient surtout de leurs principes d'éducation, qui offraient d'exceptionnels avantages et de rares agréments: une éducation de haut ton, religieuse et mondaine à la fois, comme il en faut à de jeunes gentilshommes, nés pour faire figure dans le monde, et y perpétuer les bonnes doctrines et les belles manières. » Et il voit dans leur « discipline spirituelle » et leur « goût du merveilleux et de l'héroïque [...] le grand moyen d'action des Jésuites, par quoi ils rêvent d'établir, sur le monde, leur toute-puissance ». Il explique aussi pourquoi, après avoir été chassés de France, ils sont revenus s’installer dans le Morbihan, particulièrement réceptif aux manipulations programmées :  « Aucun décor de paysage et d'humanité ne leur convenait mieux pour pétrir les cerveaux et manier les âmes. Là, les mœurs du moyen-âge sont encore très vivantes, les souvenirs de la chouannerie respectés comme des dogmes. » Soucieux de façonner à leur gré ceux qui ont des chances, par la suite, au cours de leur carrière politique, militaire ou diplomatique, d’accéder aux plus hautes fonctions, ils sélectionnent impitoyablement les candidats à l’inscription sur une base de classe (mais il semble que Mirbeau, en l’occurrence, ait notablement exagéré) : « En principe, ils n'admettaient à l'internat que les fils de nobles et de ceux-là dont la position sociale pût faire honneur à leur palmarès. Pour le reste, pour le menu fretin des bourgeoisies obscures et mal rentées, ils demandaient à réfléchir; après quoi, ayant réfléchi, ils ne demandaient, le plus souvent, qu'à s'abstenir, sauf, bien entendu, lorsqu'on leur présentait un petit prodige, qu'ils s'attribuaient généreusement, en vue des prospectus à venir. »

            En pétrissant ainsi les âmes des futurs dirigeants du pays, les jésuites espéraient conserver sur eux un contrôle durable et une influence décisive. Le haut-état major de l’armée française était même, pour cette raison, souvent surnommé la « jésuitière », et le général de Boisdeffre, qui le dirigeait lors de l’affaire Dreyfus, avait précisément pour confesseur le “père” Du Lac (voir la notice), l’ancien maître d’études de Mirbeau au collège de Vannes, qui lui a servi de modèle pour le personnage du père de Kern. C’est pourquoi, comme d’autres dreyfusards, mais plus radicalement encore, Mirbeau fait peser sur les jésuites, non sans quelque exagération, la responsabilité de ce « crime » qu’est l’affaire Dreyfus (voir la notice), car ce sont eux qui ont conditionné la soldatesque au coup d’État et à la guerre civile. Dans ses « Souvenirs » de collège (L’Aurore, 22 août 1898), il fait dire à un ancien condisciple, ou supposé tel : « La vraie joie, ce serait de sabrer les Parisiens... le rêve, de mitrailler tous ces cochons d’intellectuels qui déshonorent la France. » Beau programme, en vérité, dont l’affaire Dreyfus a failli faciliter la réalisation, car, pour Mirbeau, c’est incontestable, « l’affaire Dreyfus est un crime exclusivement jésuite » : « Ce sont les jésuites qui ont façonné et pétri, à l’image de leur âme, l’âme de presque tous ses chefs » [de l’armée]. L’alliance du sabre et du goupillon, sous la férule des jésuites, constitue donc un danger mortel pour la liberté de pensée et pour un État de droit.

            Ce qui, pour Mirbeau, rend les jésuites si dangereux, c’est que, pour parvenir à leurs fins obscures, mais d’autant plus inquiétantes, ils disposent de trois armes incomparables. En premier lieu, leur art de pétrir les esprits à leur gré et de tuer en eux tout ce qui est incompatible avec leurs objectifs,  ce qui équivaut bel et bien, pour Mirbeau, au meurtre des âmes d’enfants qu’on leur livre en pâture, comme l’illustre un rêve hautement significatif que fait Sébastien Roch : « La nuit dernière, mon rêve a été autre, et je le note ici, parce que le symbolisme m'en a paru curieux. Nous étions dans la salle du théâtre de Vannes : sur la scène, au milieu, il y avait une sorte de baquet, rempli jusqu'aux bords de papillons frémissants, aux couleurs vives et brillantes. C'étaient des âmes de petits enfants. Le Père Recteur, les manches de sa soutane retroussées, les reins serrés par un tablier de cuisine, plongeait les mains dans le baquet, en retirait des poignées d'âmes charmantes qui palpitaient et poussaient de menus cris plaintifs. Puis, il les déposait en un mortier, les broyait, les pilait, en faisait une pâtée épaisse et rouge qu'il étendait ensuite sur des tartines, et qu'il jetait à des chiens, de gros chiens voraces, dressés sur leurs pattes, autour de lui, et coiffés de barrettes » (Sébastien Roch , II, 2). En deuxième lieu, les jésuites sont passés maîtres dans l’art de cacher leurs pires vilenies derrière de belles justifications et de légitimer les pires monstruosités par des arguties hautement jésuitiques, comme le dénonçait déjà Pascal dans ses Provinciales : pour s’élever ad augusta, ils sont prêts à passer per angusta, la fin, supposée noble, justifiant tous les moyens mis en œuvre. Mais, comme le prouve l’exemple du père de Kern, ils peuvent tout aussi bien mettre à profit les plus nobles aspirations des enfants aux choses augustes pour satisfaire tortueusement leurs plus ignobles appétits : ce ne sont certes pas les scrupules qui les étouffent, et d’ailleurs la confession est là, bien pratique, pour les laver de leurs propres souillures à la faveur de l’absolution qu’ils ne rechignent pas à s’octroyer les uns aux autres... Enfin, la discipline rigoureuse imposée aux membres de la Compagnie de Jésus et un esprit de corps sans failles aboutissent à une obéissance  aveugle – perinde ac cadaver – qui étouffe les éventuels scrupules des rares individus susceptibles d’être accessibles à la pitié et aux sentiments humains. C’est ce que Mirbeau nous fait découvrir à la fin de la première partie de  Sébastien Roch, quand l’adolescent, violé et chassé comme un malpropre, se confie au seul jésuite du collège qui lui ait paru doté de quelque humanité, le père de Marel : « Chez cet homme, bon pourtant, dans les ordinaires circonstances de la vie, une pensée dominait, en ce moment, toutes les autres : empêcher la divulgation de ce secret infâme, même au prix d'une injustice flagrante, même au prix de l'holocauste d'un innocent et d'un malheureux. Si petite que fût cette petite créature, de si mince importance que demeurassent, aux yeux du monde, les accusations d'un élève, renvoyé, il en resterait toujours – même l'événement tournant en leur faveur – un doute vilain et préjudiciable à l'orgueilleux renom de la congrégation. Il fallait éviter cela, aujourd'hui surtout que la malignité publique était encore excitée par l'aventure scandaleuse d'un des leurs, surpris en wagon, avec la mère d'un élève. Cette impérieuse nécessité, cette espèce de raison d'État étouffant en lui toute émotion, toute pitié, le rendaient presque complice du père de Kern. Il le sentait et ne se reprochait rien. Consciemment, il redevenait le Jésuite fourbe, le prêtre implacable, sacrifiant la générosité naturelle de son cœur à l'intérêt supérieur de l'Ordre, immolant à la politique ténébreuse un pauvre être, victime d'un attentat odieux que lui, chaste, il détestait et maudissait. À cette seconde, il éprouvait même, contre l'enfant possesseur d'un tel secret, et qui n'en était pas mort, la haine qu'il eût dû éprouver contre le Père de Kern, seul, et qu'il n'éprouvait point » (Sébastien Roch , I, 7).

            Voir aussi les notices Église, Morale, École, Sébastien Roch et Du Lac.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau, Édouard Estaunié et l’empreinte »,  Mélanges Georges Cesbron, Presses de l'Université d'Angers, 1997, pp. 209-216.; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24  ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau,  L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1891.

 

 


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