Thèmes et interprétations

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MORALE

MORALE

 

            Mirbeau se méfie énormément de ce que l’on a l’habitude d’appeler « morale », parce qu’il n’y voit qu’une pure hypocrisie et qu’une menace pour la liberté de penser et d’écrire. Cette prétendue « morale » est en fait un des instruments de domination dont disposent les classes dominantes – en France, la bourgeoisie. Servant à camoufler toutes les turpitudes imaginables des nantis, elle ne vise qu’à légitimer et faire accepter par le bon peuple un ordre social qui est en réalité profondément immoral aux yeux de l’anarchiste Mirbeau. À cette fausse morale, inculquée par l’autorité des pères et des professeurs, imposée par les pouvoirs politiques et judiciaires, et sacralisée par les religions institutionnalisées, il convient d’opposer une éthique humaniste, individualiste et eudémoniste, qui se propose de favoriser l’épanouissement de chaque individu, comme Mirbeau l’explique en 1907, dans son interview par Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907).

            Malheureusement, dans les sociétés réelles, c’est tout le contraire qui se passe : « Tout être, à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu'ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? » (Dans le ciel, chapitre VIII). Parmi toutes les pulsions naturelles qui sont impitoyablement réprimées chez l‘enfant, ou dûment canalisées chez l’adulte, figurent au premier chef les besoins sexuels. Il s’ensuit une frustration douloureuse, qui est une source, non seulement de misère sexuelle, de souffrances et de perversions en tous genres, mais aussi de fléaux sociaux tels que les viols, le harcèlement, la prostitution et la criminalité.

            La morale n’est pas seulement hypocrite et oppressive : elle est aussi relative et à géométrie variable, ce qui permet de s’en réclamer à bon compte en vue de censurer tout ce qui sort des normes en vigueur à un moment donné, dans une société donnée. Bien malin celui qui serait en mesure d’en proposer une définition qui vaille pour tous les hommes, toutes les sociétés et toutes les classes sociales. Ainsi, en 1895, lorsqu’il prend la défense d’Oscar Wilde victime de la tartufferie victorienne, Mirbeau s’interroge sur ce qu’il faut entendre par « immoralité » et souligne, à la façon de Voltaire, la relativité fort élastique et arbitraire des notions de morale : « Qu’est-ce que l’immoralité ? Je voudrais bien qu’on me la définisse une bonne fois, car on ne s’entend guère là-dessus, et, pour beaucoup de braves gens que je pourrais nommer, l’immoralité, c’est tout ce qui est beau. Pour le crapaud, l’immoralité, c’est l’oiseau qui vole dans l’air et chante dans les branches ; pour le cloporte, ignoblement condamné aux murs visqueux des caves, ce sont les abeilles qui se roulent dans le pollen des fleurs. “Un livre n’est point moral ou immoral ; il est bien ou mal écrit : c’est tout.” Je m’en tiens à cette définition qu’Oscar Wilde inscrivit dans la préface de son livre, et j’ajoute : “L’immoralité, c’est tout ce qui offense l’intelligence et la beauté.” » (« Sur un livre », Le Journal, 7 juillet 1895). Les pires des immoralistes, à ses yeux, ce ne sont évidemment pas des écrivains tels qu’Oscar Wilde, mais les puritains qui l’ont condamné au hard labour et dont les actions sont une insulte à ce qu’il y a de plus beau et de plus intelligent...

            Six ans plus tard, Mirbeau en remet une couche lorsque Le Journal d’une femme de chambre se voit à son tour taxer d’immoralité par un journal à scandale, Le Fin de siècle : « Le Fin de siècle voudrait bien savoir ce que c’est que la morale, et il demande à ce qu’on la définisse enfin, d’une façon “légale”. On pourrait savoir alors ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, ce qu’il est permis et ce qu’il est défendu de dire… Nous n’avons là-dessus d’autre critérium que la disposition d’humeur, d’esprit ou d’estomac, plus ou moins passagère, plus ou moins réflexe, d’un des membres de la Ligue contre la licence des rues… Ce n’est pas suffisant, en vérité, et c’est souvent contradictoire, et presque toujours arbitraire… L’artiste et l’écrivain dépendent donc uniquement d’une chose qu’il ignore absolument, d’un malheur privé, d’un perte à la Bourse, d’une infidélité de maîtresse, d’une digestion pénible… de toutes ces choses extérieures qui ont tant d’empire sur le jugement des hommes… Il serait à désirer que la morale ne fût pas exclusivement livrée à la seule appréciation, à la seule fantaisie variable et instable d’un homme ou d’une Ligue, mais que son caractère, et, par conséquent, les garanties de l’écrivain et de l’artiste fussent enfin établies sur des bases solides et fixes, de façon à ce que personne – juges et jugés – ne pût désormais s’y tromper. » Et Mirbeau de conclure : « Ô brave et honnête morale, que de bêtises… et aussi… que de crimes on commet en ton nom ! » (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901).

            La morale est décidément une chose beaucoup trop dangereuse à ses yeux pour qu’on en confie la défense au zèle liberticide de “moralistes” auto-proclamés.

P. M.

 

 


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