Thèmes et interprétations

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Terme
MANICHEISME

En tant que polémiste et pamphlétaire, Mirbeau est forcément suspect de manichéisme. On ne bataille pas impunément pour les causes les plus diverses sans se faire beaucoup d’ennemis et sans essayer de les pourfendre ou de les ridiculiser, histoire de les réduire à leur « minimum de malfaisance », comme il le dit de l’État. Que la cause soit celle de ses employeurs successifs, lors de ses douze années de prolétariat de la plume, ou celles qu’il a faites siennes à tout jamais au lendemain du grand tournant de 1884-1885, force lui est de se battre et, donc, d’invectiver les combattants du camp adverse, qu’il s’agisse de critiques misonéistes, de peintres académiques, de symbolistes « vermicellistes », de ministres concussionnaires ou d’antisémites et nationalistes à front de taureau. Le Bien ne cesse alors de s’opposer au Mal, et les Bons (les talents novateurs, les libertaires, les dreyfusards, les « humiliés et offensés » victimes des multiples oppressions qu’il dénonce) d’être aux prises avec les Méchants, qu’animent seules la sottise, l’ignorance, l’ambition ou la férocité.

Mais en est-il de même dans son œuvre littéraire ? On l’en a soupçonné aussi, dans la mesure où, dans toutes ses fictions, les représentants des institutions supposées respectables (politiciens, militaires, magistrats, notaires, notables de tout poil) et les membres de la classe dominante (mondains, bourgeois, affairistes et nantis de toutes origines) sont immanquablement présentés sous les couleurs les plus noires et leurs turpitudes révélées au grand jour et dûment stigmatisées. Il ne semble pas pour autant que cela soit suffisant pour qu’on puisse taxer Mirbeau de manichéisme.

- D’abord, parce qu’il n’y a pas que les riches et les puissants qui soient ainsi critiqués. Les « petits » et les prolétaires ne valent pas beaucoup mieux : les pauvres paysans du Perche et du Vexin se révèlent cruels et âpres au gain ; les ouvriers des Mauvais bergers (1897) sont versatiles et grégaires ; les domestiques du Journal d’une femme de chambre (1900) sont idéologiquement aliénés et de surcroît corrompus par leurs maîtres, de sorte que les capacités de résistance des exploités semblent dérisoirement faibles. À vrai dire, leur responsabilité est réduite, car c’est la nature humaine qui est soumise à l’irréfragable loi du meurtre, et c’est la société qui crétinise les individus pour les réduire à l’état de « larves ». Rares sont ceux qui échappent à la crétinisation programmée et à la prégnance de l’instinct de mort et qui sont en mesure de conformer leurs actes à une éthique digne d’estime.

- Ensuite, parce que tous les personnages qui peuvent, au premier abord, apparaître comme détestables du fait de leur position sociale et des divers abus dont ils se rendent coupables, ne sont pas forcément, en tant qu’êtres humains individualisés, indignes de toute pitié de la part du lecteur ou du spectateur. Car ils sont susceptibles de souffrir eux aussi, et ils sont traversés de contradictions qui les déchirent et qui contribuent à les rendre plus humains, à l’instar du patron Hargand, dans Les Mauvais bergers, ou du baron Courtin du Foyer (1908). Même Isidore Lechat, au dénouement des Affaires sont les affaires (1903), peut susciter un peu de pitié, quand il découvre avec effarement qu’il a « tout perdu » en un jour ; quant à son rôle économique et social, il n’est pas seulement négatif, et Mirbeau prend bien soin de montrer que ce « pirate », ce « brigand », contribue aussi à  développer les forces productives. Inversement, ceux que l’on serait tenté de considérer comme des porte-parole de l’auteur, qui leur prête un certain nombre de ses idées, commettent des vilénies qui affaiblissent la portée de leur discours, à l’instar de l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, et de Clara, dans Le Jardin des supplices (1899). Même la chambrière Célestine du Journal d’une femme de chambre trahit gravement l’éthique de son créateur et les valeurs qu’elle-même semblait avoir faites siennes quand elle exhibait les « bosses morales » de ses maîtres, en devenant la complice de Joseph, qui est à coup sûr voleur et antisémite, et qui pourrait bien être de surcroît un violeur et assassin d’enfant, comme elle s’en est persuadée. Les œuvres de Mirbeau ne sont jamais univoques et, si elles dérangent tant le lecteur, c’est précisément parce qu’elles l’obligent à remettre en question les frontières habituellement établies entre le bien et le mal.

- Enfin, parce que Mirbeau est un homme perpétuellement aux prises avec des doutes lancinants. Il  prétend d’autant moins posséder la vérité qu’il la sait inaccessible à l’esprit humain. Aussi se méfie-t-il de tous ceux qui s’en proclament les seuls détenteurs et se garde-t-il bien d’opposer aux discours dominants un contre-discours dont le lecteur pourrait faire son miel. Il cherche bien à l’inquiéter, ce lecteur, mais c’est pour qu’il se pose des questions, qu’il puisse envisager de se remettre en cause, non pour lui imposer des idées toutes faites.

Voir aussi les notices Contradictions, Ambiguïté, Vérité, Combat et Crétinisation.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Cet irrésistible désir d’éduquer... Manipulation. Endoctrinement. Mystification, Actes du colloque de Lódz de septembre 2005, Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2009,  pp. 157-169.

 


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