Thèmes et interprétations

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Terme
NABIS

Mouvement pictural dont l’origine se situe en 1888 au sein d’un groupe de très jeunes artistes, élèves de l’Académie Julian, que des admirations communes et qu’un même désir de débarrasser la peinture de toute contrainte imitative rapprochent.

 

Les Nabis, prophètes de l’art moderne

 

Durant l’été Paul Sérusier rencontre Paul Gauguin, en Bretagne, sous la direction de qui il peint, en utilisant des aplats de couleurs pures, un petit paysage aux formes schématisées : Le Talisman. De retour à Paris, ce tableau, qui sera considéré comme le manifeste de l’esthétique qu’ils entendent développer, suscite chez ses amis le plus vif intérêt et engendre des débats enflammés sur le caractère sacré de l’Art. Enthousiasmés par cette nouvelle manière de peindre ces jeunes artistes choisissent de se regrouper sous le terme quelque peu mystérieux de Nabis (de l’hébreu nabi, « prophète »). Réagissant contre l’impressionnisme, jugé trop fidèle à la nature, ils se déclarent disciples de l’auteur De la vision après le sermon. Obéissant aux préceptes de Gauguin, tels que Sérusier, la figure emblématique du groupe, les a compris, ils décident de ne garder du motif que l’essentiel, de remplacer l’image par le symbole, de substituer à la représentation de la nature l’interprétation d’une idée. Du point de vue technique ils exaltent la couleur pure, suppriment le modelé et la perspective et recourent aux larges aplats. Maurice Denis, le théoricien du groupe, formulera parfaitement cette nouvelle conception de la peinture dans sa célèbre définition : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Chacun ayant son tempérament propre, le mouvement Nabi n’est pas une école et chacun suit sa voix. Très vite le groupe se scinde en deux tendances : les Nabis mystiques (Denis, Sérusier, Ranson) marqués par les primitifs toscans et l’art byzantin et les Nabis décorateurs (Bonnard, Vuillard, Vallotton, Roussel) inspirés par les estampes japonaises et la photographie, puis le groupe se sépare en 1903, mais il va avoir une portée considérable. En réinventant, en effet, un langage plastique ils vont contribuer à l’émergence des avant-gardes du XXe siècle.

 

Le silence de Mirbeau

 

Ces hommes ne se limitent pas à la peinture, ils exercent également leurs talents dans l’ameublement, les vitraux, les tapisseries, les papiers peints, les estampes, l’illustration (La Revue blanche), les affiches et les décors  (théâtre de l’Œuvre). C’est grâce à leurs illustrations (lithographies et gravures sur bois) que va naître véritablement l’art du livre. Cette conception globale de l’art ne peut pas laisser indéfiniment insensible Mirbeau. D’ailleurs l’illustration de La 628-E8 (1908), ainsi que celle de Dingo (même si Mirbeau va mourir avant la parution, 1923) seront confiées à Pierre Bonnard. Plusieurs œuvres de ces artistes figureront dans la vente, orchestrée par sa veuve, de la collection Mirbeau. Il faut toutefois admettre qu’il n’est pas le premier à les promouvoir. Aurier, Fénéon, Roger-Marx, Geffroy ou encore Natanson défendent ces peintres dès leurs débuts. Soutenus pas ces critiques, mais également par des galeristes, ces jeunes peintres acquièrent rapidement une certaine notoriété. Leurs expositions sont régulières et les comptes rendus fréquents, mais Mirbeau reste mutique pendant presque dix ans. Différentes raisons peuvent expliquer ce silence.

Tout d’abord le Nabis ont un goût prononcé pour le mystère et la littérature ésotérique, ils apprécient l’art des préraphaélites et ont le soutien de Le Barc de Bouteville, le promoteur des artistes de l’âme. Mais surtout ils prennent le contre-pied des artistes que Mirbeau vénère : les impressionnistes. Ils s’opposent radicalement à leurs augustes prédécesseurs. Aux vibrations colorées de la lumière, ils préfèrent les teintes plates et les formes accentuées ; au lieu de se soumettre à la nature, ils choisissent la liberté de la peinture. De plus ses amis sont au départ hostiles à la peinture des Nabis. Il paraît donc difficile pour Mirbeau de prendre parti pour des artistes que les impressionnistes réprouvent. Il n’est pas étonnant, par conséquent, de voir que c’est Maurice Denis, le théoricien du groupe et un des plus mystiques, qui provoque sa colère.  « [...] Ne pas comprendre qu’il y a autour de soi de la vie, de la vie vivante [...] et se dire un artiste ! Être artiste comme ça, parbleu ! Ce n’est pas difficile. C’est un petit tour de main à prendre. Et allez donc !... De la peinture comme celle de Maurice Denis, mais j’en ferais des kilomètres par jour ! Qu’on me donne la tour Eiffel à décorer... En quinze jours, je l’aurai couverte d’âmes délicieusement arrangées, et de courbes harmonieuses, et de parallélismes convergents, et de spires quadrangulaires. » (« Les Artistes de l’âme », Le Journal, 23 février 1896). Il n’est pas surprenant non plus de constater que ce sont les artistes plus profanes, mais également plus modernes, comme Bonnard, Vuillard, Vallotton, qui vont finir par emporter son adhésion : «  Je fus ravi de ne voir aux murs que des tableaux français, choisis avec une décision d’art très hardie et très sûre : [...] la salle à manger est ornée d’exquis panneaux de Vuillard. Dans le cabinet de travail, des décorations de Bonnard, sobres, substantielles, harmonieuses [...]. Çà et là, des Van Gogh, des Vallotton, [...] des Roussel. [...] Il fallait donc que je vinsse en Allemagne, pour avoir la joie de voir, ainsi compris, ainsi fêté, ce que j’aimais. » (La 628-E8).

 

La reconnaissance

 

Un des premier à réviser son jugement sur ces jeunes peintres est Renoir qui, en 1898, écrit à Bonnard pour le féliciter des dessins qu’il a donnés pour illustrer Marie, de Peter Nansen. Un an plus tard Pissarro, lui aussi, succombe au charme du jeune homme et enfin c’est au tour de Monet d’apprécier l’art et la compagnie de cet artiste. C’était mal les juger, en effet, de voir en eux des réfractaires aux beautés de la nature. Si les Nabis se sont éloignés des impressionnistes et de leur peinture, c’est peut-être parce qu’ils en avaient été trop proches. Ils ne renient pas l’héritage des Indépendants, ils veulent seulement le faire fructifier. Comme l’explique Bonnard : « Quand mes amis et moi voulûmes poursuivre les recherches des impressionnistes et tenter de les développer, nous cherchâmes à les dépasser dans leurs impressions naturalistes de la couleur. L’art n’est pas la nature. Nous fûmes plus sévères pour la composition. Il y avait beaucoup à tirer de la couleur comme moyen d’expression. » (Les Nabis, Antoine Terrasse). Ils ne veulent plus imiter le monde extérieur, mais le transfigurer ; plus que les objets qu’ils observent, ils montrent l’émotion qu’ils ressentent à les observer ; c’est leur vie intérieure, leur sensibilité, leur imagination qu’ils projettent sur les êtres et les choses. À l’instar des impressionnistes, les Nabis exaltent la joie qu’ils éprouvent à regarder le monde. Peintres de la lumière et de la couleur, leurs œuvres sont un hymne à la vie. Cette communion qui a d’abord échappée aux impressionnistes leur apparaît comme une évidence par la suite. Mirbeau a-t-il mis du temps à comprendre et à aimer cette peinture ou est-ce l’aval des dieux de son cœur qui lui permet d’exprimer une admiration qu’il a jusque là réprimée ? Quoi qu’il en soit, à la suite de ses amis, il n’hésite plus désormais à témoigner son estime à ces peintres.

Les Nabis commencent à apparaître dans ses chroniques à partir de 1900, mais il faut attendre 1905 pour les voir émerger des tableaux d’honneur dressés par le critique. Il salue tout d’abord leur intégrité et la foi artistique qui les habite, il rend également hommage à leur conception esthétique qui a permis de renouveler la peinture de leur époque et enfin, il loue cette confraternité qui les anime. Il insiste, en effet, sur les liens qui les unissent et qui sont pour lui le ferment de leur art. D’ailleurs, il ne lui arrive jamais d’en féliciter un sans complimenter les autres. Il ne veut pas les dissocier. Même dans la préface qu’il rédige pour l’exposition personnelle de Vallotton, il ne peut pas s’empêcher de rappeler son appartenance aux Nabis et, par là même, d’évoquer tous les artistes du groupe. Pour lui, cette notion de groupe est importante, car elle est le reflet de sa conception de l’amitié. Il loue ces hommes d’avoir su éviter la forme sclérosante de l’école, pour créer un « cénacle » de précieux artistes : « Exceptionnellement, malgré leur jeunesse et leur enthousiasme, ces artistes ne songèrent pas à fonder une école. [...] Même, ils dédaignèrent de lancer, à travers le monde, des manifestes aussi arbitraires que retentissants, et, par une nouveauté à peine croyable, ils se refusèrent de décorer d’un mot pompeux qui, généralement, commence en néo et finit en isme, leurs réunions amicales. » (Préface du catalogue de l’exposition Vallotton, qui se tient à la galerie Druet en janvier 1910). Mirbeau admire cette communion qui, loin d’être un frein à leur évolution individuelle, est une stimulation. Ils partagent leurs ateliers, leurs découvertes, leurs passions, mais  ils conservent leur personnalité qui est la marque de leur génie : « Ils avaient, pour se maintenir étroitement unis, d’autres excitants que la gloriole, l’arrivisme, le désir du succès et de l’argent, ils avaient un lien commun plus noble : la volonté de développer, de fortifier ; chacun, dans son sens, leur personnalité. » (ibid).

Même si l’aspect humain occupe une large place dans ses critiques, Mirbeau ne néglige pas pour autant leur contribution à la peinture, il insiste sur le renouveau qu’ils apportent à l’art de leur temps en constatant que, si les impressionnistes sont à l’origine d’un nouveau rapport à l’art, les Nabis vont pousser plus avant ce rapport. Ce qui n’était qu’une intuition chez les premiers devient une intention chez les seconds. Ils donnent à l’art son autonomie, la peinture n’a plus pour but qu’elle-même. « Si historiquement ils continuent, ils continuent l’art d’illustres devanciers, dont ils sont pénétrés, on peut à propos d’eux, parler, sinon de progrès, [...], du moins d’une oscillation d’une plus grande amplitude. […]Aucune préoccupation, chez eux, étrangère à la peinture. L’invariable sujet de leurs tableaux ou de leurs décorations est un sujet de peinture. Il ne s’agit jamais pour eux que de composer des harmonies, de faire valoir des tons, c’est-à-dire des rapports de tons, de faire chanter des compositions nouvelles de couleurs, et d’en imaginer qui serviront de modèles, ou, si l’on veut de matrice » (« Des peintres », Le Figaro, 9 juin 1908). Il comprend que les Nabis refusent désormais toute inféodation de l’art, même à la sainte nature : « Le dessin et la couleur évoquent des objets, ou, pour mieux dire, des sensations, au moyen de signes [...] ; leur occupation exclusive, à ces peintres, a toujours été, en tâchant d’oublier les modèles préalables ou les combinaisons traditionnelles, non pas de créer de la couleur, ce qui n’a pas de sens, mais des jeux de couleurs, l’art plastique commençant au moment où l’on combine, pour le plaisir ou par jeu, des formes, c’est-à-dire des signes en vue d’émouvoir l’esprit par le moyen des sens. » (ibid.). S’il pénètre avec intelligence leur conception esthétique, il plonge également dans leur univers plastique. Certes ces artistes ont conçu l’idée d’une vérité artistique, mais ils ont surtout eu la volonté d’un style ; ils ont considéré le tableau comme un petit monde devant se suffire à lui-même. S’ils puisent dans la nature leur aliment de peintre, elle reste, selon eux, un viatique pour parvenir à leur nature de peintre. Ils la recréent selon leur rêve et en font leur monde. Et ce monde, Mirbeau y pénètre : « Je sais que les objets qu’ils représentent, ou les sensations qu’ils évoquent, que les formes qu’ils créent, m’enchantent. Je dirai plus : elles arrivent à gouverner mon imagination et mes sens : je vois par eux. Je fais à mon tour, confusément, des Bonnards, des Vuillards, des Roussels, comme je lis des Vallottons, j’en remplis la nature, ou je fais d’après eux la nature. » (ibid.). C’est un superbe hommage que le critique rend à ses peintres. Leurs œuvres non seulement le charment, mais elles le subjuguent. Leur vision est tellement forte qu’elle s’impose à lui, et qu’il voit par eux. Mais Mirbeau ne s’arrête pas là, il ajoute que, non seulement ces artistes lui ont apporté une nouvelle manière de voir en dotant la peinture d’admirables chefs-d’œuvre, mais ils lui ont aussi donné une nouvelle raison d’être. Mirbeau affirme que, grâce à eux, il a retrouvé la conscience qu’il avait perdue : « Je ne le dis pas sans émotion, ils ont donné à ma conscience, qui trop longtemps, avait erré dans la terre desséchée du journalisme, une autre conscience. » (Préface du catalogue de l’exposition Vallotton). Mirbeau compense donc un engagement tardif par deux articles apologétiques.

L. T.-Z.


Bibliographie : Paul-Henri Bourrelier, « Octave Mirbeau, ami et promoteur des jeunes artistes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 167-185 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, 759 pages. 


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