Thèmes et interprétations

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Terme
NEURASTHENIE

Créé en 1869 par un psychiatre new-yorkais, George Beard, acclimaté en France en 1880 et popularisé par Charcot, mais aujourd’hui abandonné, le terme de neurasthénie, qui relevait de la psychopathologie, désignait à l’origine un épuisement du système nerveux, accompagné de fatigue, de découragement, d’une humeur dépressive ou irritable, et, parfois, de maux de tête et de troubles du sommeil. Beard et ses successeurs y voyaient un symptôme de cette civilisation moderne, dont Mirbeau, précisément, dressera un tableau critique dans ses Chroniques du Diable de 1885. Pour le chroniqueur aux pieds fourchus, en effet, la grande névrose qui, à cette époque, s’étend comme la peste, est en réalité le sous-produit morbide d’une époque en proie à la vitesse, où l’on vit en accéléré et où tout change beaucoup trop vite, en même temps que d’une organisation sociale pathogène, irrémédiablement inapte à prendre en compte les aspirations nouvelles qui se sont fait jour. La neurasthénie apparaît alors comme un nouveau mal du siècle en même temps que comme une maladie à la mode et fort répandue, ainsi que le constate le voleur de Scrupules.

Octave et Alice Mirbeau souffraient tous deux de ce qu’eux-mêmes appelaient neurasthénie ; elle contribuait à aigrir leurs humeurs et les entretenait l’un et l’autre dans un état presque permanent d’insatisfaction et d’ennui. En décembre 1904, après des années de mal-être, Alice ira consulter, à Berne, le célèbre docteur Dubois et en reviendra provisoirement guérie. Mais son humeur ne s’en trouvera guère améliorée pour autant. Quant à Octave, après le relatif échec de Sébastien Roch, il a traversé une interminable crise, où le lancinant sentiment d’impuissance créatrice et le profond dégoût que lui inspirait la société bourgeoise de son temps étaient aggravés par la crise de son couple. À l’en croire, en proie à « une affreuse tristesse sans cause », il aurait alors frôlé l’abîme de la folie et il se serait vu « avec terreur » condamné à un internement dans une maison de santé, comme il l’écrit à Léon Hennique en novembre 1894 : « Figure-toi une dépression totale de l'être, incapacité absolue de travail, non seulement de travail, mais de lier ensemble deux idées les plus insignifiantes du monde. Tristesse, découragement, et tout ce qui s'ensuit, rien ne m'a manqué, et j'ai vécu, pendant plus de six mois, avec la terreur de me voir dans une petite voiture, sous les ombrages d'une maison de santé. » Mais il est à noter que, en dehors même de cette crise paroxystique, Mirbeau est toujours passé, depuis sa jeunesse, comme en témoignent ses lettres à Alfred Bansard, par des périodes d’abattement et de vie contemplative, qui alternaient avec des phases récurrentes d’agitation, de créativité et de combativité.

Il serait aventureux de prétendre établir l’étiologie de cette neurasthénie durable. Tout au plus est-il possible d’indiquer quelques facteurs susceptibles d’y avoir contribué.

- Les uns tiennent à son histoire, sans que, bien évidemment, il soit possible d’évaluer le poids de chacun des événements : la hantise des instruments chirurgicaux de son père, évoquée au début de L’Abbé Jules ; l’empreinte d’une éducation catholique contre-nature (voir la notice Empreinte) ; le probable « commotion » de l’agression sexuelle subie chez les jésuites de Vannes ; la mort de son oncle, puis celle de sa mère ; le traumatisme de la guerre de 1870 ; des expériences amoureuses décevantes, après les années de refoulement et de frustrations passées à Rémalard ; le dégoût des coulisses de la politique et du journalisme, qu’il a pu observer de près pendant des années ; l’humiliant prolétariat de la plume et sa conviction d’être « un raté », comme son double du conte homonyme de 1882, Jacques Sorel ; le mariage avec une réprouvée en guise de pied de nez à la “bonne société”, etc.

- Les autres tiennent à sa Weltanschauung : un pessimisme existentiel radical, où certains psychiatres de l’époque décelaient précisément un symptôme de neurasthénie ; une conviction profondément ancrée de la vanité de toutes choses, même celles pour lesquelles il s’est battu (l’art, la littérature, la justice) ; un total désenchantement à l’endroit des fauves féroces et lubriques que sont les hommes ; la « haine de l’amour » et de ses illusions mortifères ; une vision très noire et démystificatrice des plaisirs, non moins mortifères à ses yeux ; une impuissance à croire durablement à la possibilité de correction de l’homme et d’amélioration de la société ; bref une lucidité si impitoyable, si destructrice de toutes les fausses valeurs ; que rien, hors les fleurs, peut-être, ne semble pouvoir résister au grand décapage.

- D’autres facteurs encore sont liés à son idéal d’écrivain qui « tend ses filets trop haut », selon l’expression de Stendhal : dégoût pour le journalisme vénal et « la chronique à faire » à tout prix ; mépris pour sa propre facilité à écrire, qui lui paraît plus que suspecte ; rejet du genre romanesque, trop vulgaire à son goût ; écœurement face à ce qu’est devenu le théâtre de consommation courante et de pur divertissement ; recherches et tâtonnements pour frayer des voies nouvelles, avec la douloureuse impression de s’enliser dans les redites ; exigences excessives qui laissent en permanence un sentiment d’échec et de découragement, parce que la réalisation n’est jamais et ne peut jamais être à la hauteur de l’œuvre rêvée (« Oh ! l’inquiétude de ne pas rendre ce que l’on sent ! », écrit-il par exemple à Raffaëlli), etc.

Au vu de ce vaste ensemble d’éléments propices à la névrose, on ne saurait s’étonner que Mirbeau ait vu, dans son propre cas, un exemple éloquent de cette « maladie du siècle » qu’est la neurasthénie. Quoi qu’il en soit des causes profondes du mal, sa neurasthénie va naturellement rejaillir, très expressionnistement, dans toute son œuvre romanesque, où abondent les personnages angoissés et déchirés par le sentiment de leur impuissance et qui baigne si souvent dans une atmosphère morbide, décourageante, quand ce n’est pas carrément nauséeuse, comme Le Journal d'une femme de chambre (1900). Deux modalités principales peuvent en être observées :

D’une part, l’écriture apparaît, pour Mirbeau, comme une manière de thérapie : elle constitue une catharsis, grâce à laquelle il peut se libérer d’une partie des angoisses, traumatismes et remords qui lui pèsent si lourdement et qui l’empêchent de trouver l’apaisement et, a fortiori, le bonheur. C’est particulièrement vrai pour Le Calvaire, Sébastien Roch (1890) ou Dans le ciel, où il se purge, respectivement, de sa passion dévastatrice pour Judith Vimmer, de la commotion du viol de l’adolescence et de son angoisse d’artiste perpétuellement menacé de paralysie créatrice. Mais les causes profondes de sa neurasthénie ne sont pas extirpées pour autant, et elle ne tarde pas à repartir de plus belle. Il lui faudra l’affaire Dreyfus, puis les voyages en automobile, pour en atténuer les effets et lui faire oublier un moment sa misère d’être pensant, l’une en le jetant dans l’action à corps perdu, les autres en lui faisant goûter le vertige de la vitesse, qui n’en est pas moins présentée, dans  La 628-E8 (1907) comme une maladie« névropathique ».

- D’autre part, comme l’indique le titre choisi pour publier, en 1901, un collage d’une cinquantaine de contes cruels, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, le récit est présenté comme la projection du mal-être existentiel du narrateur principal, Georges Vasseur, dont la neurasthénie constitue un filtre déformant à travers lequel sont présentées les aberrations sociales. La maladie de l’inconsistant narrateur premier, qui a par exemple la phobie de la montagne, et surtout celle du romancier qui tire les ficelles, s’épanchent sans vergogne dans le récit et sont à l’unisson de la maladie qui frappe l’ensemble du corps social, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice. Mais ce filtre de la névrose n’est pas vraiment nouveau : c’est aussi celui qui a servi bien antérieurement dans des romans écrits à la première personne tels que Le Calvaire (1886) ou Dans le ciel (1892-1893). Et il resservira dans La 628-E8, où Mirbeau, se qualifiant à plusieurs reprises de neurasthénique, s’autorise du même coup, en les mettant sur le compte d’une névrose, des caricatures injustes et des jugements sommaires, notamment sur Bruxelles et sur les Belges, qui ont eu le don de mettre la Belgique en ébullition.

Décidément, Mirbeau et la neurasthénie semblent bien être consubstantiels...

Voir aussi les notices Pessimisme, Lucidité, Désespoir, Enfer, Amour, Plaisir, Gynécophobie, Viol et Les 21 jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Monique Bablon-Dubreuil, « Une Fin-de-siècle neurasthénique : le cas Mirbeau », Romantisme, n° 94, décembre 1994, pp. 28-38.



 

 


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