Thèmes et interprétations
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NARCISSE |
Si une évidente dimension mythique irrigue l’œuvre mirbellien, il faut sans doute la chercher ailleurs que dans l’intertexte classique, exception faite de quelques figures. Narcisse en fait partie. Son mythe, si actif en effet chez ces poètes contemporains que sont Mallarmé, dans Hérodiade, Gide ou Valéry, semble informer la structure romanesque de certains romans de Mirbeau, davantage qu’il ne procède par exemple à l’élaboration des portraits physiques des personnages. La route du jeune Mintié, dont Le Calvaire (1886) restitue l’incapacité de s’intégrer harmonieusement à une vie sociale équilibrée, croise à maintes reprises les images d’une eau mensongère, trompeuse, miroitante, et qui fascine. Tardant à se délivrer d’ « un long engourdissement » dont il ne sortira qu’à la vue du regard maternel éploré, « ses deux grands yeux ronds […] qui pleuraient toujours […] qui pleuraient comme pleure le nuage et comme pleure la fontaine ». L’eau mirbellienne renvoie pourtant aussi l’individu à un repli souvent fécond, à un solipsisme constructif. Le commencement de cette période où Mintié apprend à ouvrir les yeux sur ce qui l’entoure précipite même sa chute. Le récit développe l’expression de la désespérante inanité du savoir véhiculé par les livres, puis par « le trompe-l’œil des tendresses, le mensonge de l’idéal, le néant du plaisir ». La création artistique ne faillit pas à ce désarroi généralisé, cependant qu’elle se formule en termes de blessure narcissique. « [F]latté par ce petit succès » de librairie, Mintié « se mire dans sa glace avec une complaisance de comédien, pour découvrir en [s]es yeux, sur [s]on front, dans le port auguste de [s]a tête, les signes certains du génie » ; au bout du compte, de lui, il ne trouvera rien. La fascination liée à l’eau entraîne l’individu à sa perte, emmenant avec lui son entourage. Dans le même roman, Juliette, sorte d’Écho naturaliste, ne répond plus au narrateur, ou se « contentait d’articuler, d’une voix brève, des monosyllabes irritants ». Ailleurs, le secret des transmutations funestes de l’eau miroitante en boue sous l’effet du regard désigne le lieu de la faute : « Qu’était-ce donc que cette patrie […] à qui il suffisait de regarder l’eau tranquille des fleuves pour la changer en sang […] ? » En 1899, Le Jardin des supplices revisite le mythe. L’intertexte se lit à plusieurs niveaux, dans la dimension du reflet et de la circularité, la profondeur de la chute, l’engourdissement fatal de l’esprit critique, et surtout la quasi-absorption par le monde végétal. Ce récit décadent joue en effet sur l’interférence entre le monde végétal, caractérisé par son insensibilité à la douleur, son inertie, sa malléabilité à la déformation, et l’univers physique et mental de l’homme, réalité vulnérable. L’être se perd dans la fascination de ses rêves propres, de ses hantises, de ses limites, qui se projettent sur le décor floral exotique servant de toile de fond au drame. Objectivé sous la forme d’un déferlement cauchemardesque d’images morbides, le rêve éveillé se poursuit à travers l’évocation d’un végétal pléthorique. L’âme des personnages, obnubilée par elle-même, ne parvient pas à accéder à un détachement de soi et au deuil de sa tendance à l’autosatisfaction. Il ne faudra pas moins de La 628-E8, en 1907, pour faire éclater ce principe de construction de soi assez régressif, récurrent dans les premières œuvres. S. L.
Bibliographie : Ruggero Campagnoli, « L'Oggetto narcisista e l'identità fascista della cameriera di Mirbeau », Actes du séminaire de Malcesine, Narciso allo specchio : dal mito al complesso, Fasano, Schena, 1995, pp. 195-205 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 164-167.
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