Thèmes et interprétations

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Terme
PROSOPOPEE

Alors que Mirbeau est, à sa façon, un réaliste et qu’on l’a même souvent embrigadé – à tort, faut-il le préciser, et à son corps défendant – dans les rangs des naturalistes, on a la surprise de constater qu’il n’en recourt pas moins bien souvent à une figure de rhétorique des plus classiques et que l’on est en droit de juger artificielle, surtout dans un roman : la prosopopée. Rappelons que la prosopopée consiste à faire parler des êtres ou des choses qui ne disposent pas de la parole : des morts, des animaux, des objets inanimés, des personnages de fiction ou des entités personnifiées. C’est bien souvent un procédé utilisé à des fins oratoires, comme la fameuse prosopopée de Fabricius, dans le discours de Rousseau sur les sciences et les arts, mais tel n’est presque jamais le cas chez Mirbeau.

On a la surprise de constater qu’il a utilisé tous les types théoriques de prosopopée. Il n’est donc pas interdit d’essayer de classer les prosopopées mirbelliennes en fonction des figures auxquelles il donne une parole qu’elles ne possèdent pas par elles-mêmes. Ainsi Mirbeau fait-il  parler :

- des morts : les uns fictifs, comme « le petit Henri » de « Paysage d’automne » (La France, 16 octobre 1885) ; les autres ayant réellement existé, tels que Charles Quint (« L'Espagne et la tombe », L'Événement 19 novembre 1885), Sandro Botticelli (« Botticelli proteste », Le Journal, 4 et 11 octobre 1896) ou Francisque Sarcey (« Apparition », L'Aurore, 18 mai 1899) ;

- des animaux, notamment dans Dingo (1913), où il rapporte des conversations entières entre le chien Dingo et la chatte Miche ;

- des objets inanimés, par exemple une source, dans « Le Poète et la source » (Le Journal, 2 février 1897), ou les forces naturelles, telles que le vent, comme dans La Maréchale (1883) ou les Lettres de ma chaumière (1885) ;

- des personnages fictifs, extraits d’œuvres littéraires, comme le pasteur Bratt d'Au-delà des forces humaines de Bjørnson (« Après le rêve », Le Journal, 7 février 1897), ou picturales, comme le Christ de Jean Béraud (« Le Christ proteste », Le Journal, 28 avril 1901) ou l’Homère de Rembrandt, dans La 628-E8 (1907) ;

- des entités telles que la Censure (« Dans la sente », Le Journal, 2 février 1900), ou la Guerre (« La Guerre et l’Homme », Le Gaulois, 1er mai 1885), ou encore la Nature, comme dans plusieurs de ses premiers romans.

Au premier abord, cette surabondance semble révéler, selon Samuel Lair, « une naturelle propension à l’empathie » et signifier « la réussite d’une communication parfaite en un monde plein, sans obstacles, ni intervalles, le fonctionnement harmonieux d’un univers total, préservé de tout sectarisme ». Mais seulement quand la prosopopée n’a pas de fonction polémique ou satirique, ce qui deviendra rapidement la règle dans la production journalistique de notre homme. La simple prise en compte du nombre de figures parlantes et leur catégorisation ne sauraient suffire à rendre compte de l’intérêt du procédé pour Mirbeau. Cet intérêt peut être double, selon l’intention qui dicte le recours à cette vieille figure de style : il peut tout d’abord refléter une vision animiste de la nature, ce qui est le cas dans les premiers romans de Mirbeau, publiés sous son nom ou sous pseudonyme ; ensuite et surtout il constitue une arme de choix au service du polémiste et apparaît parfois comme une variante de l’interview imaginaire (voir la notice).

* Dans un roman, la prosopopée de la nature, ou de forces naturelles telles que le vent ou l’eau, semble témoigner d’une conception naturiste, marquée au coin du rousseauisme. Elle permet aussi, à l’occasion, de présenter sous une forme poétique les débats moraux des personnages et d’inciter le lecteur à tirer, des interventions de la Nature, la leçon éthique qui s’impose. C’est ainsi qu’on en trouve une longue, didactique autant que poétique, dans la dernière partie de Dans la vieille rue (1885), roman paru sous le nom de Forsan, où Geneviève Mahoul se met à l’écoute de « la nature entière » : «  Les collines, les vagues, les arbres et les fleurs ne demeurèrent pas indifférents à son appel. De partout des voix s’élevèrent, disant : “C’est l’amour ! Écoute-le, il est ton maître !” Ces voix réunies formaient un murmure ardent qui montait autour de Geneviève, affolant son cerveau, la jetant dans les sensations extrêmes, lui enlevant le souffle. Pour échapper à l’ivresse qui l’envahissait, elle couvrit ses oreilles de ses mains, essayant de ne plus entendre, mais ce fut en vain, les voix répétaient toujours : “Écoute-le, c’est ton maître.” » Mais si l’amour est bien une force naturelle qui dicte sa loi à ces êtres de nature que sont les femmes, selon Mirbeau, en l’occurrence, c’est un piège qui est tendu à l’innocente héroïne. La même année, au début des Lettres de ma chaumière, l’auteur écoute « la chanson du vent dans les arbres » et prend note de son message éthique dans l’espoir de le transmettre à ses lecteurs : « Pourquoi haïr ? dit la chanson. Ne sais-tu donc pas ce que c’est que les hommes, quelles douleurs les rongent et les font saigner, les riches et les pauvres, le vagabond qui, le ventre affamé, s’est endormi sur la berge de la route, ou le voluptueux qui se vautre, repu, sous les courtines parfumées ! Ne hais personne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtra jamais la seule jouissance qui console de vivre : faire le bien » – formule qui sera gravée sur la tombe de l’écrivain. L’année suivante, dans le dernier chapitre du Calvaire, c’est au tour de Jean Mintié d’entendre « de toutes parts, des voix qui montaient de la terre, des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, [qui] murmuraient : “Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché… Nous sommes les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et la paix de la conscience… Viens à nous, toi qui veux vivre !” »… Nouveau message, d’inspiration vaguement écologique avant la lettre, qui devait préluder à la rédemption de Mintié par un retour à la terre, dans une suite qui n’a jamais été écrite. Deux ans auparavant, on rencontrait aussi plusieurs prosopopées, plus poétiques que didactiques, dans La Maréchale, roman paru en 1883 sous la signature d’Alain Bauquenne et marqué au coin de l’influence d’Alphonse Daudet : en donnant la parole à des éléments naturels, Mirbeau y créait une espèce d’animisme poétique qui contribuait à la légèreté du ton adopté et impliquait une forme de détachement amusé de l’auteur par rapport à son propre texte.

* Quand elle est utilisée comme une arme de combat démystificatrice, la prosopopée a deux fonctions principales.

- Elle peut avoir pour but de renforcer l’argumentation : au lieu de prendre en charge soi-même le discours, on le prête à un personnage qui fait autorité (par exemple, Botticelli, loc. cit., ou, sur un autre plan, le baron von Bunsen, rencontré en 1889 à Menton et ressuscité dans La 628-E8 pour confier à Mirbeau un certain nombre d’anecdotes révélatrices sur Guillaume II), ou à une abstraction personnifiée susceptible de susciter le respect. Ainsi, dans une espèce de dialogue philosophique, la Guerre se vante-t-elle auprès de l’Humanité souffrante : « On me dresse plus de temples qu’à Dieu ; compte donc les forts, les bastions, les casernes, les arsenaux, tous ces chantiers effroyables où l’on façonne le meurtre, comme des bibelots, où l’on chantourne la destruction comme des meubles de prix. C’est vers moi que tendent tous les efforts humains ; pour moi que s’épuise la moelle de toutes les patries. L’industrie, la science, l’art, la poésie se font mes ardents complices pour me rendre plus sanguinaire et plus monstrueuse » (« La Guerre et l’homme », loc. cit.). Au lecteur d’en tirer les conclusions pacifistes qui s’imposent. Sur le mode cocasse, l’Homère de Rembrandt, exposé dans un musée des Pays-Bas, s’adresse au visiteur compatissant pour se plaindre des hordes de touristes crétinisés : « Éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée. [...] Tiens ! regarde cette grosse dame… [...] Tout à l’heure, elle rassemblait autour de moi toute sa famille [...] et elle disait à tout ce monde, en me désignant de la pointe d’une aiguille à chapeau : “Examinez bien ce vieux-là, mes enfants. Comme il ressemble à votre grand-père !” Et les enfants de s’écrier, en tapant dans leurs mains : “C’est vrai !… Grand-papa… grand-papa !” » (La 628-E8). De même, le Christ proteste contre les odieux traitements que lui inflige le peintre Jean Béraud, spécialiste de la modernisation christologique (« Le Christ proteste », Le Journal, 28 avril 1901). Quant à Botticelli, il se scandalise du « criminel abus » que font de son nom les préraphaélites de tout poil, « les mystiques larvoyants, et les kabbalistes, et les embryogénistes » (« Botticelli proteste », loc. cit.).

- D’autres fois, il s’agit de prêter à un ennemi des propos qui donnent de lui une image dévastatrice, comme dans les interviews tout aussi imaginaires. C’est ainsi que Francisque Sarcey reparaît d'entre les morts au lendemain même de sa disparition pour exhiber « cette vulgarité si absolue qu'il avait dans la vie », se plaindre d'être aveuglé par la lumière du « mauvais pays de la mort » et se  promettre d’y poursuivre de son « immortelle haine » Shakespeare, Wagner et quelques autres (« Apparition », L'Aurore, 18 mai 1899). De même Mirbeau reconstitue ce que le défunt Hector Pessard avait dû dire du Canard sauvage d’Ibsen, et imagine ce qu’il eût dit s’il avait pu assister à la première de Peer Gynt (« Les Pintades », Le Journal, 15 novembre 1896).

Voir aussi les notices Interview imaginaire, Parodie, Conversation et Démystification.

P. M.


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