Thèmes et interprétations

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Terme
PEINTURE

Mirbeau était un grand admirateur de peinture et possédait en ce domaine une très riche culture. Outre les tableaux qu’il a pu contempler à loisir au Louvre et dans les grands musées des villes européennes où il a eu l’occasion de passer, parfois à plusieurs reprises, il connaissait bien les œuvres du passé par les reproductions et les grands peintres par leurs biographies ou leurs propres écrits. Quant aux œuvres du présent, il avait tout loisir de les découvrir dans les Salons, les expositions particulières ou collectives, les galeries d’art et, de plus en plus, dans les ateliers de peintres amis, tels que Claude Monet, Jean-François Raffaëlli et Camille Pissarro. Au fil des ans il a affiné son œil, il a assimilé les techniques des peintres et fait sien leur langage, il s’est initié aux recherches de ses amis impressionnistes, et il s’est lancé à son tour dans des tentatives picturales, peu nombreuses, mais jugées encourageantes par Monet lui-même, au point qu’il prétend avoir envisagé un bref instant d’abandonner son gagne-pain, la littérature, pour l’aléatoire peinture : plusieurs de ses petites toiles, dont certaines ont été exposées en 1892, ont appartenu à Christian Bernadac, et l’une d’elles a été vendue 180 000 francs en 1987, ce qui n’est nullement négligeable. Bref, il remplissait toutes les qualités indispensables pour exercer de facto le travail d’un critique d’art, même si le mot et la pratique qu’il implique  lui faisaient horreur.

 

Peinture et public

Mais la difficulté majeure de la mission qu’il s’est fixée de promouvoir les « apporteurs de neuf » n’était pas en lui : elle résidait, et réside encore, dans le misonéisme ou l’indifférence du grand public. Alors que, dans le domaine du roman ou du théâtre, Mirbeau croyait possible de plaire aux happy few lettrés et, en même temps, fût-ce pour des raisons différentes, de toucher le grand public – et on sait qu’il y est parvenu, comme l’attestent les triomphes du Journal d’une femme de chambre (1900) et des Affaires sont les affaires (1903) –, dans le domaine de la peinture cela lui semble au-dessus des forces du journaliste le mieux intentionné, comme le note Laure Himy : « Considérant de façon très moderne que l’art doit changer avec son époque, et que le grand artiste se reconnaît précisément à la faculté qu’il a d’innover, Mirbeau pose très clairement le grave problème de la réception de l’art. Comment plaire, lorsque l’on sort nécessairement, si l’on est artiste, des habitudes, des conventions, des règles ? Comment décevoir par essence l’attente, proposer quelque chose qui sorte de tous les canons reconnus, et, précisément, être reconnu ? Mirbeau témoigne d’une nette conscience des problématiques de la création, et de la réception, de la nécessité de l’éducation, du caractère non naturel, non inné, de la faculté de voir. »

De fait, dès 1884, il affirme la difficulté de l’entreprise : « La peinture qui, pour être comprise, demande une adaptation de l’organe de l’œil et l’habitude de découvrir, sous les procédés du métier, les sentiments intimes de l’artiste, est un des arts les moins accessibles à la foule. » Et de citer Schopenhauer qui, dans son classement des professions artistiques et littéraires « d’après le degré de difficulté qu’elles avaient à se faire reconnaître leur mérite », place à juste titre les peintres en avant-dernière position, juste devant les philosophes (« Renoir », La France, 8 décembre 1884). Quelques semaines plus tôt, à propos du copiage et du pillage, il écrivait déjà : « L’art de la peinture est chose si subtile et si généralement incomprise que le public lui-même n’y fait aucune attention » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). En 1903, répondant à une enquête sur l’éducation artistique du public contemporain, il est toujours aussi pessimiste : « Dans les conditions morales, politiques, et sociales  où nous vivons, l’art ne peut être que l’apanage de quelques personnalités très rares et très hautes, affranchies de toute éducation officielle ou religieuse ; il ne saurait être sensible au public, c’est-à-dire à la masse sociale qui ne vit, ne pense, n’agit que d’après la loi des conventions arbitraires et du mensonge » (La Plume, 1er mars 1903). L’explication socioculturelle qu’il donne est importante, car elle implique que, dans la société dont il rêve, « l’élitisme » pourrait effectivement être « pour tous », selon la formule d’Antoine Vitez : alors pourrait se combler l’abîme qui sépare l’artiste du profanum vulgus. Mais ce n’est qu’un doux rêve, dont la réalisation semble bien problématique aux yeux de Mirbeau.

Même si, plus que personne, il a contribué à la reconnaissance internationale de Monet, Pissarro, Van Gogh et Cézanne, il est donc à craindre que la plus grande partie de ceux qui iront, à l'avenir, visiter les expositions qui leur seront consacrées ne soient tout autant inaccessibles au langage de la peinture et bien en peine de partager les émotions que son admiration tâche d’inspirer à ceux qu’il appelle des « âmes naïves » – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas été complètement laminés par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

Certes, on pourrait objecter qu’il existe tout de même un public cultivé, qui fréquente assidûment les Salons et  achète, aux artistes vivants, des toiles exposées dans les galeries ou chez les marchands, permettant aux peintres d’assurer leur subsistance. Mais, aux yeux de Mirbeau, les Salons ne rassemblent que des foules moutonnières et incapables d’extraire, des milliers d’œuvres médiocres ou hideuses accrochées aux cimaises, les deux ou trois qui méritent vraiment d’être contemplées. Quant aux acheteurs d’art moderne, ce sont le plus souvent des ignorants et des snobs, en mal de bons placements ou de réputation flatteuse. Ainsi, dans le manuscrit des Mauvais bergers (1897), fait-il dire à un industriel, à la fois odieux et stupide, qui se vante d’avoir de nouveau « acheté un Manet », mais qui est fort en peine d’expliquer ce qu’il y trouve : « J’aime ça comme autre chose !... Je suis moderne, voilà tout… Et puis, vous avez vu dans Le Figaro, l’autre jour, on m’appelle “un amateur éclairé des arts”. »

 

Peinture et littérature

Dans ces conditions, le combat qu’engage Mirbeau semble perdu d’avance. Et pourtant il se lance dans l’aventure avec son habituel « donquichottisme » (voir ce mot), car il place la peinture bien au-dessus de la littérature qui, pourtant, le fait vivre, mais dont il connaît mieux que personne les limites et les dessous peu ragoûtants :

- D’abord, la peinture manipule un matériau brut à transformer, dont l’artiste tire de la vie, elle constitue un travail manuel autant qu’intellectuel, qui confère de la dignité à son travail. La littérature, elle, a pour seul outil des mots, souillés et mensongers (voir la notice Mots), et n’est bien souvent qu’« inanité sonore », comme dit Mallarmé.

- Ensuite, d’après Mirbeau, si la peinture est « moins accessible à l’esprit de l’homme que la poésie, parce qu’elle est moins explicative et plus suggestive », en revanche elle «  dispose de moyens plus puissants dans l’expression d’un sentiment ou d’une sensation » et « pénètre plus avant au cœur de l’humanité, dont elle évoque l’âme, en même temps qu’elle en rétablit la forme matérielle » : « Il faut au peintre, qui ne peut se servir du vague des mots et de la musique des phrases, une précision plus impitoyable et une généralisation plus large qu’au poète » (« Eugène Delacroix », La France, 4 mars 1885). Il en résulte, paradoxalement, que c’est « chez certains peintres », tels que Delacroix ou Monet, « qu’il faut aller chercher aujourd’hui, dans son expression la plus poignante et la plus tangible, la véritable pensée de la littérature » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884).

 

Mission du critique

Il est donc impératif, pour Mirbeau, d’aider à la reconnaissance des peintres capables de nous aider à jeter sur le monde un œil neuf et de nous transmettre des émotions incomparables :

- À court terme, dans l’espoir que de riches amateurs, fût-ce pour des raisons peu avouables, acceptent d’acheter des toiles qui risquent pourtant de choquer leurs habitudes culturelles, afin que les peintres puissent du moins vivre de leur art, en dépit de l’incompréhension du grand public et des ricanements des critiques.

- À long terme, pour leur assurer l’immortalité, qu’il promet à Monet ou Van Gogh, et dont témoigne symptomatiquement, à ses yeux, la montée prometteuse des prix de leurs toiles, dont  il se réjouit en 1910, par opposition à l’effondrement de la cote des académistes et des pompiers, qui sont déjà « plus que morts » (Paris-Journal, 19 mars 1910).

Dans tous les cas, il convient à l’intercesseur qu’il est :

* D’une part, de glorifier les artistes admirés en martelant l’affirmation de leur génie, pour ébranler peu à peu la force d’inertie d’une partie du public, jusqu’à ce que les noms de Monet ou Van Gogh lui deviennent familiers.

* Et, d’autre part, d’apprendre à voir aux « âmes naïves », pour que, devant des toiles peu conformes à leur attente, ces personnes de bonne volonté finissent par y découvrir ce que le critique y a décelé et par partager son émotion (voir ce mot) et celle du peintre, comme l’explique Laure Himy : « Mirbeau fait du tableau un trait d’union entre deux intériorités : celle du peintre ému par un spectacle, celle du spectateur (du tableau) ému à son tour par la représentation, non du spectacle, mais de l’émotion par lui suscitée. »

Voir aussi les notices Art, Artiste, Académisme, Critique, Émotion, Impressionnisme, Moyenne, Musée, Préraphaélites, Salon, Système marchand-critique, Delacroix, Monet, Pissarro et Van Gogh.

P. M.

 

Bibliographie : Laure Himy, « La Description de tableaux dans les Combats esthétiques de Mirbeau »,  in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 259-268 ; Leo Hoek,  « Octave Mirbeau et la peinture de paysage – Une critique d’art entre éthique et esthétique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp.  174-205 ; Pierre Michel, et Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’impressionnisme », L’Orne littéraire, juin 1992, pp. 31-45 ; ; Delphine Neuenschwander, Le Dépassement du naturalisme dans les “Combats esthétiques” d'Octave Mirbeau, mémoire de licence dactylographié, Université de Fribourg, 2007, 250 pages ; Denys Riout, « Mirbeau critique d’art », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 253-264 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau, peintre éclairé », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 163-170 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur,  Presses du Septentrion, Lille, 1999, 2 volumes, 759 pages. 

 

 


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