Thèmes et interprétations

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Terme
REVE

RÊVE

 

            Chez Mirbeau, le mot « rêve » a au moins quatre acceptions différentes, selon les usages qu’il en fait, et il est donc important, pour éviter des contre-sens, de bien les différencier.

 

Rêve et littérature

 

  Dans un premier sens, le rêve désigne la volonté de s’affranchir des réalités sordides, privilégiées par les romanciers naturalistes, pour respirer un peu d’air pur et voir les choses avec un peu de distance, et par conséquent davantage de lucidité : « Nous sommes las, rassasiés, écœurés jusqu’à la nausée du renseignement, du document, de l’exactitude des romans naturalistes, autant que des farces bêtes et du fantastique idiot des opérettes. Après avoir acclamé, comme l’évolution définitive, cette forme nouvelle de littérature qui n’était en somme, qu’une littérature d’attitudes et de gestes, une littérature pour myopes, une littérature à la Meissonier, qui ne voyait dans un être humain que les boutons et les plis de sa redingote, comptait les feuilles d’un arbre et les luisants de chaque feuille, nous demandons à grands cris autre chose. [...] Le naturalisme se rapproche toujours, il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre, il les dépouille de ce charme flottant – vrai aussi – qui entoure les êtres et les choses, et qui est le rêve ; c’est le miroir grossissant qui ne grandit que les défauts et ne reproduit que des images horriblement déformées. [...] Gardons le rêve, car le rêve est notre plus précieux héritage. [...]  La littérature et l’art seuls peuvent le conserver au cœur de l’homme, et l’homme meurt de ses rêves brisés » (« Le Rêve », Le Gaulois, 3 novembre 1884). Certes, il convient de faire la part des choses, dans cette apologie du rêve : Mirbeau doit justifier les éloges, quelque peu obligés, qu’il décerne à son ami Émile Bergerat ; et la juxtaposition, à la fin de l’article, du prêtre, du soldat et de l’artiste, tous produits du rêve, est là pour nous rappeler que le chroniqueur du Gaulois n’est pas encore tout à fait maître de sa plume. Reste que la critique du naturalisme est récurrente chez Mirbeau, tout comme l’aspiration à l’idéal et à l’azur. Reste aussi que Mirbeau ne cessera de réaffirmer la nécessité de prendre du recul pour éviter la « myopie » des naturalistes, que ce soit par l’humour, la dérision, la caricature, la projection de sa personnalité ou la poésie. Loin d’être une fuite, le rêve ainsi entendu  permet au contraire d’accéder à la réalité profonde des êtres et des choses, dont la plupart des gens  ne perçoivent que les apparences trompeuses.

            Deuxième sens, bien différent, du mot « rêve » : « la désertion du devoir social » de l’artiste pour cause de fuite loin de la nature, des hommes et de la vie, qui devraient être les seules sources d’inspiration. Quinze ans après son article sur « Le Rêve », Mirbeau n’a plus de comptes à régler avec les naturalistes, qui sont en voie de déliquescence et dont le chef de file est devenu un héros à la faveur de l’affaire Dreyfus. En revanche, il a fait des épigones égarés du symbolisme et du préraphaélisme les ennemis à pourfendre en priorité, pour des raisons à la fois esthétiques et éthiques, afin de défendre sa conception émancipatrice de l’art. Dans la préface qu’il a accepté, en pleine Affaire, de donner au tout jeune Francis de Croisset pour ses Nuits de quinze ans, il affirme vigoureusement la nécessité, pour l’artiste, de partir de la vie, et non des élucubrations conventionnelles de l’imagination : « La génération poétique qui précède la vôtre, à part deux ou trois exceptions glorieuses,  n’a donné l’exemple qu de pitoyables effondrements. Elle venait hautaine, méprisante, avec des casques d’or et des lys, décidée à tout détruire et à tout régénérer. Elle n’a rien détruit, et c’est elle qui est morte. Et elle est morte parce que, à la nature et à la vie, qui sont la source unique et jamais tarie de l’inspiration et de l’Amour, elle a voulu substituer le Rêve ! Quand on est impuissant à penser, on rêve : c’est plus facile ! Ah ! vous connaissez cette histoire lamentable, dérisoire et triste des vierges pâles, des princesses malades, des héros insexués qui, du haut des terrasses, sur les forêts sans arbres, les mers sans eau, les plaines de fumées, clamaient d’étranges symboles et de mystérieuses esthétiques. Et tout cela a déjà disparu. Il faut répudier le rêve et aimer la vie... il faut entrer résolument dans la vie.... La vie est belle, même dans ses hideurs, quand on sait la regarder.  L’homme qui pense, l’artiste qui voit, le poète qui exprime, ne peuvent pas s’abstraire de la vie, sous peine de ne penser, de ne voir, de n’exprimer rien, de n’être rien ! [...] Il faut haïr le rêve qui n’est que la forme différente du néant, et redouter, tout en la chérissant, la vie, parce que la vie est maternelle, pleine de trésors et de beautés pour ceux qui l’aiment, elle se venge de ceux qui la méconnaissent, cruellement et terriblement. »

En dépit des apparences, Mirbeau ne se renie pas, bien au contraire. Car, en répudiant le « rêve », assimilé ici à une dérobade, à un ensemble d’illusions qui empêchent de voir et, par conséquent, de vivre et de créer, il reste fidèle à l’analyse développée jadis, dans sa chronique du Gaulois sur le rêve, conçu alors comme un moyen de mieux sentir la vie et de mieux l’exprimer.

 

Rêve, inconscient et angoisse

 

            Dans un troisième sens, le plus courant, le rêve désigne tout banalement le produit de l’imaginaire nocturne. Or, avant même que Freud n’ait publié son interprétation des rêves, Mirbeau leur accorde de toute évidence une importance significative. Nombre de ses personnages évoquent leurs rêves, le plus souvent des cauchemars révélateurs de leurs obsessions et angoisses, et s’interrogent sur leur sens, car ils en devinent certaines implications, sans forcément être en mesure d’en tirer des leçons. Par exemple au chapitre XV des 21 jours d’un neurasthénique (1901), le narrateur rapporte trois rêves d’impuissance, dans des situations où il ne parvient ni à prendre un train, ni à tirer à la chasse, ni à monter un escalier, et il y voit l’effet de l’environnement de la station thermale entourée de montagnes écrasantes, où il se sent retenu prisonnier : « Je suis à X... comme dans ces cauchemars. Vingt fois j’ai voulu partir, et je n’ai pas pu. Une sorte de mauvais génie, qui s’est pour ainsi dire substitué à moi, et dont la volonté implacable m’incruste de plus en plus profondément en ce sol détesté, m’y retient, m’y enchaîne... L’annihilation de ma personnalité est telle que je me sens incapable du petit effort qu’il faudrait pour boucler ma malle, sauter dans l’omnibus, et de l’omnibus dans le train libérateur qui m’emmènerait vers les plaines... » Dans L’Abbé Jules, le narrateur rappelle le « cauchemar chirurgical » de son enfance de fils de médecin, confronté aux accouchements et complications gynécologiques évoquées par son père au fil des conversations familiales : « Le pus ruisselait, où s’entassaient les membres coupés, où se déroulaient les bandages et les charpies hideusement ensanglantés »... Dans Dans le ciel, le peintre Lucien fait un cauchemar également récurrent et qui témoigne de son angoisse de la stérilité : « Je plante des lys. À mesure que j’approche de la terre le bulbe puissant et beau comme un sexe, il se fane, dans ma main, les écailles s’en détachent, pourries et gluantes, et, lorsque je veux enfin l’enfouir dans le sol, le bulbe a disparu ; tous mes rêves ont le même caractère de l’avortement, de la pourriture, de la mort ! » Dans tous les cas, comme l’écrit Lucie Roussel (art. cit.), « les rêves de l’inconscient mêlent résidus diurnes et peurs profondes » et révèlent « une authentique obsession de la mort ». Une place particulière doit être accordée aux rêves érotiques, liés à de durables frustrations sexuelles produites par le refoulement (le verbe « refouler » apparaît dans L’Abbé Jules), et qui débouchent, chez nombre de personnages, sur des pratiques masturbatoires culpabilisantes et insatisfaisantes (voir Onanisme).

Il existe enfin un quatrième sens du mot « rêve » : l’idéal, même vague, que chaque individu porte en lui et qui le motive et constitue le moteur de son action. Il répond alors à une nécessité intérieure, sans quoi on s’encroûte dans une vie monotone et qui n’est qu’un cercueil. Ainsi le narrateur des Mémoires de mon ami (1899) s’en sert-il comme d’une armure protectrice, ou d’une échappatoire, pour se mettre à l’abri d’un environnement par trop sordide et  jeter sur les choses, sur lui-même et sur son milieu, un regard différent, grâce auquel l’écriture de ses mémoires devient une arme émancipatrice. Mais, à l’usage, le rêve s’avère également extrêmement dangereux, dans la mesure où l’idéal, à peine entrevu, se refuse irrémédiablement au fur et à mesure où l’on croit s’en être approché. Le rêve de l’artiste créateur, par exemple, tourne à la tragédie (voir Dans le ciel), et le rêve de l’amoureux se brise sur l’inéluctable guerre des sexes et leur incommunicabilité, se transmuant alors en calvaire ou en supplice (voir Le Calvaire, 1886, et Le Jardin des supplices, 1899). Quant aux rêves des nombreux fous qui hantent les récits de Mirbeau, tel l’inoubliable père Pamphile de L’Abbé Jules, ils ne confèrent une forme de sérénité qu’à la faveur d’un total aveuglement sur la réalité des choses, même s’ils en perçoivent des aspects qui échappent aux individus supposés “normaux”, de sorte que personne n’enviera vraiment leur tranquillité d’âme.

P. M.

 

            Bibliographie : Patrick Avrane, « Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 44-54  ; Pierre Michel, « L’esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 7-30 ; Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves : cauchemar et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 72-95(http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Roussel-Cauchemars.doc) ; Arnaud Vareille, .préface des Mémoires de mon ami, L’Arbre vengeur, 2007, pp. 7-17.


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