Thèmes et interprétations

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Terme
RAISON

Mirbeau a manifesté avec constance son hostilité aux prétentions de la Raison à expliquer le monde, à gouverner les sociétés et à diriger les comportements individuels, et il a constamment accordé davantage de confiance à l'intuition et à la sensibilité, tant en matière d'éthique, sous l'influence de Rousseau, qu'en matière d'esthétique, sous l'influence de Baudelaire. Il s'est, plus encore, méfié de tous ceux qui n'utilisent la raison, ou supposée telle, qu'à des fins bassement intéressées, tant dans le domaine politique, comme les « mauvais bergers » de toute obédience, que dans celui des arts et des lettres, comme les académistes et les naturalistes, qu’il jette dans le même sac d'infamie.

On ne saurait pour autant en conclure à son irrationalisme foncier. Car ce qu’il pourfend le plus souvent, ce sont les abus que d'aucune font de la pseudo-raison, non la raison elle-même. Héritier proclamé des Lumières dès sa jeunesse, il sait en effet que, si faillible qu’elle soit, la raison est un outil indispensable pour qui souhaite introduire un peu de rationalité dans un monde chaotique, où rien ne rime à rien, et dans une société à la fois injuste et aberrante. Non pas la Raison, entité sacralisée, qui est supposée, depuis Descartes, être la clé ouvrant toutes les portes de la connaissance, mais la raison pratique, nécessaire pour seconder la sensibilité et l'intuition, qu'il s'agisse du métier de l'artiste ou de l'écrivain, de la bonne gouvernance du responsable politique ou économique, du civisme du simple citoyen, ou de la gestion de la vie quotidienne et des affects de chaque individu. La raison est un bien trop précieux pour qu'on en laisse le monopole à ceux qui s'en réclament abusivement.

Ses réticences face à ce qu’il est convenu d’appeler « la raison » sont de plusieurs ordres.

* Tout d’abord, il considère que l’univers n’a rien d’un cosmos, où tout a une fin et obéit à un plan concocté par l’intelligence supérieure d’un créateur : pour lui, l’univers n’est qu’un chaos, c’est le hasard qui y règne en maître et il n’existe aucun dieu qui nous en ait gentiment fourni la clé. Athée et matérialiste impénitent, il raille, comme Voltaire, la prétention des hommes à vouloir trouver une raison à toutes choses, comme si une finalité était à l'œuvre dans un univers qui, en réalité, est absurde et contingent : « Les choses n'ont pas de raison d'être et la vie est sans but », et ce serait par conséquent « une grande folie que de chercher une raison aux choses »  (« ? », L'Écho de Paris, 28 août 1890).

* Ensuite, affirmer la priorité de la raison dans l’organisation sociale, comme le fait le positivisme, rationalisme de l'ère industrielle et de la maturité de l'humanité, qui prétend se substituer avantageusement aux anciennes religions de l'adolescence des sociétés, c’est supposer qu’elle est rationnelle et exiger par conséquent que chacun l’accepte et s’y soumette, alors que Mirbeau est en permanence révolté par les iniquités et les absurdités qu’il y découvre quotidiennement : politiquement, la prétendue raison n’est qu’un facteur de conservatisme. Pire encore : au nom de la science, qui a bon dos, « les ingénieurs » qu'il met en accusation, tout en admirant leurs réalisations émancipatrices, sont prêts à détruire l'équilibre écologique de la planète et menacent la survie même de l'humanité (voir la notice Écologie). De cette rationalité-là, qui peut être la source de catastrophes, Mirbeau ne veut à aucun prix ! Quant à la raison invoquée par les utopistes bâtisseurs de sociétés idéales, elle lui fait miroiter des lendemains qui risquent fort de déchanter cruellement (voir la notice Utopie).

* En troisième lieu, sur le plan psychologique, il est naïf de penser que les comportements humains obéissent à une quelconque rationalité. Bien au contraire, Mirbeau a tendance à n’y voir que folie, comme il l’écrit par exemple, à l’occasion de la mort de Syveton, en janvier 1905 : « Lorsqu'on étudie un homme, il ne faut pas de logique. Voyez Dostoïevski, un des plus grands écrivains que je sache, il a vu tous les hommes comme des fous. Il avait raison. [...] Toujours, partout, les preuves abondent que l'homme a plus d'aptitude à la folie qu'à la raison. » (L'Aurore, 10 janvier 1905).  Aussi, n’y voyant que du toc, se gausse-t-il des prétentions de Paul Bourget à éclairer l’humaine psyché, armé de son dérisoire scalpel : il est partisan de la seule psychologie qui vaille, celle des profondeurs, mise en œuvre par Dostoïevski, parce qu'elle respecte l'irrationalité foncière de notre psychisme. Mirbeau souligne souvent l'incapacité de l'homme à se connaître lui-même, à juger sainement d'une situation, à choisir sa voie en toute connaissance de cause et à adapter les moyens mis en œuvre aux fins qu'il prétend faire siennes. L'abbé Jules, du roman homonyme de 1888, est la plus éloquente illustration de cette impuissance rédhibitoire. Mais aussi le petit Sébastien Roch chaque fois que, au lieu d’obéir à son intuition, il n’écoute que la voix de ce qu’il croit être la raison et qui l’égare dangereusement. Ou encore la femme de chambre Célestine, qui gâche en un instant des mois de patience et d’économies. Comme Jules, chaque individu constitue, à ses propres yeux et à ceux de ses congénères, une « indéchiffrable énigme ». Cette impossibilité pour l'homme de se comprendre lui-même et de comprendre les autres est à la source de l'incommunicabilité entre les classes (voir Les Mauvais bergers), entre les peuples (voir. les Lettres de l'Inde et Le Jardin des supplices), et aussi entre les sexes (d'où l'enfer conjugal, évoqué notamment dans Mémoire pour un avocat  et Vieux ménages).

* Enfin, sur le plan esthétique, mettre la raison au poste de commande ne peut aboutir qu’à des œuvres froides, mort-nées, car l’art résulte d’une émotion et c’est la sensibilité qui doit être prioritaire. La raison nous donne du monde une vision erronée, comme l'illustre l'exemple de ce que Mirbeau appelle ironiquement « notre admirable école de paysage », égarée par un bon sens primaire : pour elle, en effet, « l'air ne compte pas », puisqu'on ne le voit pas, et la terre ne vit pas, puisqu'elle « n'est point une bête », ce qui autorise les paysagistes français à donner au ciel et aux arbres « des solidités de rocher » et à « fige[r] la terre dans sa pâte opaque » (« Le Salon (V) », La France, 31 mai 1886)... Confirmation en est donnée également par les erreurs de jugement commises par le célèbre critique de Fourcaud, raillé à deux reprises par Mirbeau : en prétendant ne juger que « de sang-froid » et n'admirer que ce qui est « raisonné » (« La Nature et l’art », Gil Blas, 29 juin 1886), il passe du même coup complètement à côté de la révolution du regard opérée par les impressionnistes. Pour ce qui est du théâtre, le prétendu « bon sens » du ventripotent et très influent critique Francisque Sarcey, bourgeois resté fidèle à une conception dramatique dépassée, a fortement contribué, selon Mirbeau, à la mort de l’art dramatique en France. À la dictature de cette pseudo-raison, adaptée aux besoins des classes dominantes et des masses entretenues dans l'abrutissement, il oppose donc la primauté de la sensibilité et de l'intuition, qui permettent au poète et à l'artiste de pénétrer le « mystère » des choses et de nous faire accéder à « l'au-delà des sensations multiples que donnent les spectacles les plus humbles de la nature » (« François Bonvin », Le Gaulois,  14 mai 1886).

Tout cela amène Mirbeau à remettre en question les notions mêmes de raison et de folie : puisque ce qu'il est convenu d'appeler « la raison » se révèle inapte à comprendre et à diriger le comportement humain, ne devrait-on pas réhabiliter tous ceux que l'on a taxés de « folie » sous prétexte qu'ils ne se soumettaient pas aux règles prétendument rationnelles de la société ? Par exemple, Léon Tolstoï, jugé fou parce qu'il a choisi de renoncer au luxe, de vivre pauvrement comme un simple paysan, d'évangéliser les prostituées, d'alphabétiser les moujiks, et « de faire comprendre que la guerre était une barbarie » et « la justice humaine une monstruosité » (« Un fou » (Le Gaulois, 2 juillet 1886). Contester la primauté de la raison, comme le fait Mirbeau, c'est du même coup remettre radicalement en cause le bien-fondé de la société, de ses institutions sacro-saintes, de ses valeurs intangibles et de ses idéaux apparemment les plus nobles. Néanmoins il n’est pas question pour Mirbeau de renoncer à l’usage de la raison, à condition de se limiter à la raison pratique, qui se révèle indispensable à la gestion des sociétés humaines pour qu'elles soient le moins mauvaises possible

Voir aussi les notices Lucidité, Athéisme, Matérialisme, Fou, Scientisme et Utopie.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31.

 


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