Thèmes et interprétations

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Terme
TINTEMENT

TINTEMENT

 

            Le motif du tintement, récurrent dans les romans de Mirbeau, renvoie, d’une part, à l’impressionnisme, en l’occurrence musical, qui caractérise l’esthétique de l’auteur et, d’autre part, à la complicité permanente, maladive, voire monstrueuse, entre un Éros effrayant et un Thanatos voluptueux.

Confondu, à la faveur d’une métonymie lancinante, avec la cloche qui le provoque, le tintement est d’abord et avant tout répétition d’un son lugubre et voué à reproduire les obsessions morbides des personnages. L’agressivité itérative d’un carillon réel ou fantasmé se présente sous de nombreuses modalités : les bégaiements et autres ânonnements abrutissants, comme ces paroles du curé qui « résonn[ent] toujours [aux] oreilles » de Sébastien Roch – « ‘‘Et les marquis ! … Y en a ! Y en a !’’ » (Mercure de France, 1991, p. 688) – ; les coups de sonnette que Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, ne supporte plus d’entendre – « Drinn !...drinn !…drinn !… Et, si au coup de sonnette, on tarde un peu à venir, alors, ce sont des reproches, des colères, des scènes. » (Folio, 1984, p. 103) – ou, bien sûr, au paroxysme du bourdonnement mortifère, le supplice dont la perfide Clara explique le principe à son hôte : « ‘‘On ligote un patient…et on le dépose sous la cloche…Et l’on sonne à toute volée, jusqu’à ce que les vibrations l’aient tué ! …Et quand vient la mort, on sonne doucement, doucement, pour qu’elle ne vienne pas trop vite, comme là-bas !’’ » (Folio, 1991, p. 180). Simple balbutiement, sonnerie irritante ou insupportable grondement, le tintement met invariablement au supplice des personnages dont il révèle, plus qu’il ne provoque, le profond ébranlement.

Si le son de cloche stupéfie à ce point, c’est qu’il constitue une variante du regard médusant, annonce l’irruption imminente de la Grande Faucheuse ou son récent passage. Le « triste glas » (Le Calvaire, Mercure de France, 1991, p. 39) retentit sans cesse dans l’œuvre romanesque de Mirbeau et annule toutes les tentatives des personnages pour se divertir de leur condition. Le plus assourdissant est évidemment celui du Jardin des Supplices, dans lequel trône la cloche « énorme, trapue, d’un bronze mat lugubrement patiné de rouge » (p. 223), cloche « terrible [et] ressembl[ant] au profil d’un temple », « sinistre à voir [et] comme un gouffre en l’air, un abîme suspendu qui semblait monter de la terre au ciel, et dont on ne voyait pas le fond, où s’accumulaient de muettes ténèbres » (pp. 232-233). Cela dit, cette cloche ahurissante, dont le gigantisme assure une tragique visibilité, est ébranlée dans de nombreux autres récits : plus discrètement, voire en sourdine et comme miniaturisée, mais remarquablement présente et dérangeante. Le narrateur du Calvaire, lorsqu’il suit le cortège funèbre de sa mère, entend « les cloches tint[er] longtemps, longtemps » (p. 39). Plus tard, enrôlé dans l’armée et attablé parmi les soldats, il perçoit derrière leurs jurons le « tintement [d’une] clochette » mêlé à la vision d’un « petit garçon [aux] paupière enflées [qui] touss[e] et crach[e] le sang » (p. 58). De même, lorsque Sébastien Roch se bat dans la plaine, « chaque coup de clairon le fai[t] tressaillir, s’arrêter un instant » (p. 1064) ; quand il est blessé au combat, le jeune homme a « la sensation d’être mort, et d’entendre, au-dessus de lui, des rumeurs incertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue » (p. 1077). C’est sans doute dans une chronique de L’Écho de Paris intitulée « Sur la route » (23 janvier 1891) que cette symbolique morbide est la plus explicite. Deux petits ramoneurs se laissent mourir de froid et aspirer par le néant : « ‘‘Je ne vois plus rien…Je n’entends plus rien…Si…J’entends une cloche…Il y a une cloche qui sonne, très loin…Il y a des musiques, aussi, qui chantent très loin…’’ ». Le tintement, même et surtout lorsqu’il constitue un guilleret trompe-l’oreille, est toujours de mauvais présage. Celui, faussement léger, de « la tintenelle » emportée par l’abbé Jules, annonce l’agonie des paroissiens à qui le prêtre s’en va donner l’extrême onction (p. 633). Le « bruit de grelots, de vitres ébranlées [qui] tint[ent] » aux oreilles de Sébastien Roch, dans le train qui le conduit chez les Jésuites, se confond avec le « joli et léger tintement métallique d’un chapelet » égrené par le prêtre accompagnateur (pp. 733-734). Mais ce « bruit clair », que le lecteur ne peut décoder qu’a posteriori, sonne en réalité le glas de l’innocence.

À l’ambiguïté des présages s’en ajoute une autre, plus troublante encore, liée à la sensibilité exacerbée des personnages. Le cynique abbé Jules verse des larmes en entendant « les cloches tint[er] » : « À les écouter [il] éprouva une émotion délicieuse, dont il eût été incapable d’expliquer la nature et la cause. […] Les cloches tintaient, tintaient, et Jules pleurait, pleurait. » (pp. 478-479). Même « attendrissement » chez Célestine, qui se souvient de son séjour « chez les sœurs de Notre-Dame-des-trente-Six-Douleurs » : « C’est si gentil d’entendre tinter les cloches…ça remue dans le cœur des choses oubliées et si anciennes ! …Quand les cloches tintent, je ferme les yeux, j’écoute […] … Ding…din…dong ! Ça n’est pas très gai…[…] Mais j’aime ça. » (p. 307) Sébastien Roch éprouve un plaisir similaire en écoutant les bruits de l’océan : « Il en percevait toutes les notes, en recueillait toutes les vibrations, depuis le grondement sourd, plaintif, désespéré, venu du large mystérieux, jusqu’aux berceuses chansons des criques roses, jusqu’au gaietés d’harmonica, enfantines et rebondissantes, que l’eau égrenait sur les galets du rivage. » (pp. 832-833). Ces trois exemples sont fondés sur la réversibilité inquiétante de la volupté et du morbide : l’une et l’autre échangent leurs attributs à la faveur de vibrations aussi délicieuses que terribles. Les tintements sont alors les révélateurs qui permettent à la fois de « mesurer tout l’infini de la douleur, tout l’infini de la solitude de l’homme » (pp. 753-754) et de succomber, sur un mode quasi masochiste, à « un endolorissement […] plus doux qu’un baume, plus suave qu’une caresse » (pp. 832-833).

L’âme des personnages, en particulier celle des névrosés et mélancoliques qui hantent les romans de Mirbeau, est la caisse de résonance de l’univers, non seulement de l’excédent de vie dans lequel sont entraînés les êtres, mais aussi du néant qui est la fin de toute chose. En matière de sensibilité hystérique, il est d’ailleurs remarquable que Charcot, en 1884, ait donné le nom de « cloche » au schéma censé mettre en évidence l’interconnexion sensorielle et motrice, visuelle et auditive existant entre les différentes parties du cerveau. Jean Mintié, l’abbé Jules, Sébastien Roch, Clara, Célestine – dont les noms aux consonnes occlusives constituent parfois eux-mêmes un tintement – sont effectivement à l’image de cette rivière « sinueuse [et] débordée » devant laquelle Jules passe en voiture et dont le lecteur n’est guère surpris d’apprendre qu’elle s’appelle « la Cloche » (pp. 543-544).

C. G.

 

Bibliographie : Céline Grenaud, « Tintement et bourdonnement dans l’imaginaire mirbellien : une esthétique impressionniste du morbide et de la volupté », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, mars 2004, pp. 172-184.

 

   

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